Jean-François Samlong, Danse sur un volcan


(deux extraits lus par Julienne Salvat)

     Vers les midi, nous avons été tous réunis dans la salle à manger. J’avais prêté à Delphine l’un de mes vieux jeans délavés et un pull de couleur pourpre, trop ample pour elle, pourtant mon père ne se détournait pas d’elle. C’est pour drôle de savoir qu’elle continuerait à le torturer, et il ne se doutait visiblement de rien, niais dans son contentement, pitoyable dans son entêtement. J’épiais la main impatiente de caresser la toison pubienne de Delphine, je l’avais épiée si souvent autrefois que c’était gravé en moi – l’enfance ravagée… J’étais là dans cette évocation quand ma mère est sortie de table plus tôt que prévu, pour sa sieste sacrée, ou peut-être ne tolérait-elle plus la rivalité sous son toit. Il faut dire que sa rivale était d’une étrangeté inouïe, émouvante, comme si elle testait la perversité de l’homme dans le regard de la femme, un comportement involontaire chez Delphine. Anne, ne désirant pas jouer le trouble-fête, s’est souvenue d’un rendez-vous avec les fleurs et les oiseaux du jardin, elle est partie en laissant dans son sillage deux à trois interrogations. Avait-elle pressenti le désastre? Que pensait-elle de nous assis autour de la table, si distant l’un de l’autre?… Non, elle n’appartenait pas à notre monde. Un instant, j’ai voulu la suivre d’autant que, discrètement, mon père me faisait signe de m’éloigner. Je devais prendre une décision. J’étais inquiète de voir Delphine avaler son dessert – une Forêt noire crémeuse, avec ses doigts. «Viens! lui ai-je dit, on va sur la colline…» Elle a planté ses yeux dans les miens. Des yeux dont l’éclat n’était qu’insolence. Le viol avait brisé sa ligne de vie, et elle m’en tenait pour responsable. C’était ma faute, je ne le niais pas. L’irruption du mal dans son corps l’avait rendue moins accommodante, plus mordante. Elle n’était plus désir et jouissance, mais peur et méfiance. Elle s’est écriée que j’avais combiné un complot contre elle, et que, de concert avec mon père, je voulais lui faire piquer une tête du haut du ravin. Tout d’abord gênée, le sourire crispé, je n’ai pas cherché à lui mentir. J’ai avoué que, dans un moment de déraison, j’avais essayé de me débarrasser d’elle parce qu’il n’y avait aucun sentiment en moi, que la haine qui me sapait; parce que je saignais, et que j’errais dans mes labyrinthes intérieurs… Mais aujourd’hui, tout allait recommencer pour nous, sans fébrilité ni remords de notre part; c’était comme être uni après la traversée d’un tunnel; c’était à la vie, à la mort. J’ai repoussé ma chaise, puis soutenant Delphine de mes bras, je l’ai amenée sous la véranda avant les sanglots. Oui, lui confier mes projets pour qu’elle se résigne à des sacrifices. Elle n’avait pas le choix: notre vengeance était à ce prix. Dans l’allée, Anne nous a croisées la mine défaite, elle tenait un oisillon inerte dans ses mains. Une offrande au dieu de l’ombre. Ensuite nous avons pris le chemin, sous les dards du soleil, après avoir essuyé une larme, la dernière, sans me tracasser pour mon père qui, plus affamé de chair que d’amour, savait où nous rejoindre.

* * *

     Cette nuit-là, dans mon rêve agité, j’entendais le piaillement des oiseaux sur les branches de l’arbre; d’autres se battaient sur la pelouse du jardin au désespoir de ma sœur si attachée à la tendreté des gestes. Puis les cris ont fait le tour de la maison une fois, deux fois, jusqu’au moment où, ne sachant plus où fuir, un martin s’est posé sur le bord de ma fenêtre, les ailes brisées, le bec en sang, l’oeil à moitié arraché, mais je n’ai pas ouvert. Si je connaissais le langage des oiseaux, je lui aurais dit qu’il ne verrait pas le lever du soleil. Il a dû lire dans ma pensée puisqu’il a remué l’aile et, gonflant son plumage noir, il a pris l’apparence d’une dame décrépite, laide, diabolique. Réveil en sursaut. Je me suis souvenue de grand-mère Kalle – personnage légendaire qui m’avait laissé indifférente jusqu’à hier. Dans l’île, on conte la mésaventure d’un jeune homme qui, peu après l’abolition de l’esclavage, était descendu dans sa cratère éteint à l’aide d’une échelle de corde. Guidé par la lumière de sa torche, il bondissait d’une cavité à l’autre, la seconde étant plus profonde que la première. La voûte peuplée de stalactites le fascinait; le chant d’une source l’attirait plus lion vers des ossements qui jonchaient le sol. Qui avait jeté ces malheureux dans la tombe? Dans une niche, une sorte de momie entourée de bandelettes. Un léger contact, et le squelette s’effrita: KALLA. La sorcière, en se déplaçant sur un manche à balai, effrayait l’âme des défunts, elle volait les enfants pas très sages, puis elle les rôtissait sur des laves, puis les mangeait. Pour ramener dans le droit chemin le galopin dont la méchanceté n’avait d’égale que l’insolence, la mère menaçait: «Grand-mère Kalla viendra te voir si tu pleures, si tu ne fais pas ta prière, si tu ne dors pas…» On dit que chaque fois que le volcan mugit, c’est le diable qui fouette la Kalla, si fort que son sang coule hors des veines de la terre. Pourquoi pas? Le péché, c’est la femme. Mais de quoi m’accusait-on? Quel était mon crime? J’ignorais ce que le destin attendait de moi. S’il est une sagesse, c’est celle des incertitudes. Alors j’ai prié: «Mon Dieu, sauvez-moi s’il en est encore temps!» Je me suis rendormie, plus lourdement. Au petit matin, je n’ai pas quitté le lit. Anne m’a apporté du café, du lait, des biscuits, le réconfort dont j’avais besoin. D’un abord agréable, elle avait la peau fine et rose, des pensées secrètes. Ses mains, quoique douces, d’une douceur qui me semblait mystérieuse, étaient fortes. Elle m’a fait un massage au niveau de la nuque, du cou, des vertèbres, les mâchoires serrées pour ne pas me livrer trop tôt ce qu’elle gardait sur le cœur. Sa figure d’ange, ses seins me ravissaient, je buvais son souffle en caressant un projet de vengeance. L’immobilité du regard me troublait. Dans le silence, elle avait éventé ce que je machinais, sans rien négliger ni omettre, elle me comprenait au mot près, même si elle ne m’approuvait pas toujours. Sa perspicacité lui avait appris que j’étais une victime, et qu’à mon tour je pouvais devenir un bourreau méticuleux, calculateur. Elle en était si sûre qu’elle me traitait avec bonté, sans doute intriguée par l’abîme en moi, tendre et avec amour elle me préparait en vue de l’épreuve finale.


Lus ici par Julienne Salvat, ces deux extraits proviennent du chapitre six et douze du roman de Jean-François Samlong, Danse sur un volcan (Matoury: Ibis Rouge, 2001), pages 83-85, et 136-138.  Ils sont republiés sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© 2001 Jean-François Samlong ; © 2004 Julienne Salvat et Île en île pour l’enregistrement audio (6:14 minutes).
Enregistré à Saint-Denis de la Réunion, le 5 avril 2004


Retour:

/jean-francois-samlong-danse-sur-un-volcan/

mis en ligne : 26 mai 2004 ; mis à jour : 27 décembre 2020