Jean-Claude Fignolé, Aube tranquille


(extrait)

je suis allé avec une femme noire, la première fois par curiosité, dans l’enfer de Saint-Domingue (le paradis est toujours ailleurs) une femme, quelle qu’elle soit, même lorsqu’elle est un faux espoir, est toujours plus vivante que l’espérance, elle nous empêche de nous détruire et pour beaucoup d’entre nous une femme était le salut, je fréquentais Cécile (fréquenter est un euphémisme), maîtresse de monsieur de Bauduy elle n’était pas de première fraîcheur, pour avoir gaspillé sa jeunesse et ses charmes entre les hommes de garnison çà et là dans la colonie avant d’échouer aux Abricots elle a perdu plusieurs plumes, cela laisse évidemment des traces qui, passé quarante ans, prennent manifestement l’allure de flétrissures, pourtant elle «tenait» encore agréablement et pouvait, dans mes moments d’angoisse de plus en plus répétés depuis la grossesse de Sonja, me porter à m’oublier, réduire mes doutes ou les changer en certitudes, je sors de chez elle euphorique, convaincu que seule la volupté est réelle, infinie, parce que Bauduy était un vieux barbon jaloux, Cécile Lavlanette me recevait un soir par semaine, le jeudi, sur les conseils de la plantureuse mambo Éliphète qui s’était fait une solide réputation d’empoisonneuse en débarrassant Bauduy de ses amis et rivaux en commerce et en politique, celui-ci découchait, allait cacher ses craintes dans un houmfort où Blanc de blanc, dans une orgie de tafia, il communiait avec les loas qui le protégeaient, notamment la terrible Erzulie Dantor, et me laissait le champ libre, je passais par la cuisine, guidé par une négresse longiligne dans ses robes de carabella évasées, d’une seule pièce, elle paraissait fuyantes, insaisissable, dégageait une odeur sucrée de mombin, une sensualité qui me tournait la tête et dont j’arrivais à me déprendre en plongeant dans le volcan de Cécile, la nuit de mardi gras, revenant d’une bamboche à Bordes chez Michel Clérié, me souvenant que Cécile avait préféré passer la semaine des carnavals au Cap-Français, je m’arrêtai à La Volière, une simple escale pour me soulager d’un besoin qui devenait urgent parce que les hasards de la géographie lui donnaient un nom, Cécile, et le rappelaient à des souvenirs confus de carabella, ah! la découverte des amours ancillaires! à travers la porte filtrait un rayon de lumière, je frappai, la Négresse ouvrit, au premier coup, peut-être attendait-elle quelqu’un, elle était nue, superbement noire et lustrée, sculpturale, je n’avais rien vu d’aussi beau, un hibiscus pourpre planté dans ses cheveux faisait dans la demi-obscurité de la bougie une large tache de sang au-dessus de son oreille, à vous affoler, me reconnaissant elle parut effrayée, recula, je la tirai par le bras

– non missié! mètress pa là

sa voix basse, sa voix grave, la peur et soudain cette insistante odeur de transpiration comme un maléfice, je culbutai sa nudité sur le sol, elle se débat, je bloque ses mouvements de bras, immobilise son buste, elle serre les cuisses dures et lisses, cette odeur encore et toujours, elle résiste, se défend, je perds la tête, lâchement je la frappe, elle cède, je l’enfonce brutalement, un geignement plus qu’une plainte, sans ménagement (j’étais à moitié ivre) je la laboure, d’abord crispée et raidie, elle se détend, ondule, mousse, déplie le plaisir en mouvements amples et ordonnés qui s’attardent parfois à l’extrémité d’un cri, le viol des matins tragiques, halète, marmonne, le bruit et le goût des mots donnent une âme au silence, moi lueur d’argent égarée dans un goulot d’ébène, elle, supplications, invite à plonger dans un gouffre, nous anéantir, reculer les limites de l’étonnement, Cécile novice au couvent! le plaisir de l’excès, l’ivresse du diable, la jouissance éclatée dans mes reins comme un miracle ou comme un défi, j’ai détruit le monde des interdits, dans la candeur de la nuit me détruire, le monde a changé, ce ne sera jamais plus comme avant, la Négresse rugit, déploya son bruit dans mon échine, la morsure du cri à mon épaule, les griffures des feulements dans mon dos, l’explosion d’un volcan, je fus projeté dans les hauteurs béantes de la nuit et quand je retombai, elle était à nouveau raidie, incroyablement froide, inentamée, lentement elle m’écarta, se releva visage fermé, impénétrable, maîtresse du don qu’elle avait fait malgré elle, souverainement lointaine, je partis honteux, un sanglot croisa mes pas, je crus entendre la menace


Lu par l’auteur, l’extrait cité ci-dessus est tiré du roman Aube tranquille de Jean-Claude Fignolé (Paris: Seuil, 1990): pages 36-38.

© 1990 Jean-Claude Fignolé ; © 2003 Île en île pour l’enregistrement audio (5:22 minutes)
Enregistré le 24 octobre 2002 à Port-au-Prince.


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mis en ligne : 1 décembre 2003 ; mis à jour : 24 décembre 2020