Jean-Claude Charles, « La Route du Blues »


La Route du Blues

I : NEW YORK

 

GUERRE / LARRY RIDLEY

il y a des gens dans ce pays qui croient
encore qu’ils mènent une guerre
il y a des gens dans ce pays qui croient
encore qu’ils possèdent des esclaves
ça peut être des gens qui n’ont pas
de plantation
ça peut être une grande firme qui
se prend pour une plantation
il y a des gens dans ce pays qui croient
encore en leur supériorité raciale
tout ça passe dans le blues
quand vous irez là-bas cherchez comment
tout ça passe dans le blues
dans les paroles du blues dans la
musique du blues dans l’univers du blues
cherchez comment tout ça passe
 

 

AT WELL’S

Bill nous disait qu’il fallait absolument aller
voir un petit barbier dans un petit bled paumé
un petit barbier qui nous raconterait de grandes choses
Bill nous disait aussi qu’il y avait du blues
à danser et du blues à écouter et qu’il y avait un
espace ou un moment je ne me souviens
plus du terme exact qu’il a employé
où ça n’était plus très clair
un peu comme la nuit au Well’s à Harlem
lorsque le show terminé les gens repiquent
du nez dans leurs assiettes et que derrière
le mur tard dans la nuit donc
ceux qui avaient fini de chanter se remettent à chanter
 

 

II : CHICAGO

 

GINO BATTAGLIA / BLUE CHICAGO

 

je m’appelle Gino / à l’âge de quinze ans je poussais la porte des clubs
de jazz / pendant ce temps toi ragazzo t’écoutais les Stones et puis quoi
encore / je suis à quarante-cinq ans le patron du meilleur club de blues
de Chicago / hein le Blue Chicago tu connais pas tu débarques ou
quoi / je te fais écouter le vrai son de Chicago / c’est le son des gens
qui viennent du Mississippi / pas le Texas pas Memphis / pas New
York pas San Francisco / le Mississippi mec d’où tu sors toi hein / je
te fais écouter des femmes 80% des voix qui passent dans mon club
c’est des femmes / Bessie Smith tu te souviens ça te dit quelque chose
sûrement / je suis dans une tradition cassée dans les années
quarante / les voix des femmes qui chantent le blues / écris-moi ça sur

tes tablettes mec / ciao

 

BUDDY GUY

 

dans l’après-midi j’étais passé dans la boîte qu’il a montée à Chicago Buddy Guy’s Legends y’avait Patrick avec ses appareils photo y’avait un autre type qui s’appelle Larry Thompson président d’une association pour le rayonnement du blues un type qui pense sérieusement qu’il existe un complot à l’échelle nationale contre le blues sinon pourquoi est-ce qu’ils auraient dans le quartier sud-est de Chicago là où ont joué des grands comme Coltrane comme Count Basie comme Duke Ellington comme Muddy Waters détruit les lieux qui portent le mémoire de ces génies du jazz et du blues je lui ai dit on parlera de ça plus tard Larry pour le moment

nous voulons voir Buddy Guy nous sommes entrés dans la boîte Buddy n’y était pas mais y’avait le cuisinier qui préparait le plat du jour du riz des haricots rouges du jambonneau avec des blettes et des patates douces il nous a assuré que plus tard Buddy Guy serait là nous sommes repassés il était là en effet juché sur un tabouret devant le bar en compagnie d’une fille qui nous a souri mais lui n’était pas de bonne humeur il nous a proposé de repasser le lendemain ce que Patrick a fait je suis resté chez des amis à discuter à écouter du blues au téléphone personne n’arrivait à me dire si oui merde Buddy était là

 

 

BUDDY SCOTT

dans les dictionnaires quelque part entre Sonny Scott et Marylin Scott on verra ou on ne verra pas que Buddy Scott fut un être merveilleux il l’est encore au moment où nous le rencontrons chez lui MERVEILLEUX ça ne veut plus dire grand-chose ÊTRE aussi d’ailleurs un être généreux vous voulez dire le pluriel de général mon colonel si vous voulez savoir ce qu’est une vie ordinaire de bluesman ordinaire ça existe encore allez voir Buddy Scott la vie des quartiers noirs dans le Chicago des immeubles verrouillés sur les secrets de Polichinelle de l’Amérique des inégalités scandaleuses
je dis à Patrick c’est pas possible un truc comme ça un grand bonhomme comme lui je dis quelque chose que je sais depuis au moins vingt ans nous allons l’écouter chanter au Blues Unleaded dans un endroit paumé près d’un viaduc où Buddy emmène sa femme qui va faire un superbe numéro de charme dans la tradition du blues salace ils vont pas toucher un rond ou si peu à vot’bon cœur m’ssieurs-dames ou presque chanter pour eux remplit une fonction élémentaire de respiration c’est mon anniversaire j’ai quarante et un ans aujourd’hui nous rentrons à l’hôtel arroser ça à coups de rhum Barbancourt
 

 

SUGAR BLUE / CECILE SAVAGE

nous étions chez elle elle

nous racontait sa vie à toute vitesse

sa naissance en 1949 à la Martinique

son fou de père qui vivait dans la forêt avec
des Pygmées

à part Jimi Hendrix le rock ne m’a
jamais vraiment intéressée dit-elle

1972: New York / deux ans après rencontre
avec Sugar Blue / ils vont vivre ensemble

ne balancez pas les violons les gars

regardez la nana qui joue de la guitare et
veut faire du jazz

écoute Cécile si tu ne sais pas jouer du blues
tu ne joueras jamais vraiment du jazz
(Muddy Waters)

écoute Cécile c’est un bassiste qu’il me
faudrait (Sugar Blue)

et puis il y a eu aussi Sweet Papa Stove Pipe
un vieux mec de Harlem qui jouait du yukulélé

et puis il y a eu aussi B.B. King:
Cécile continue (B.B. King)

sacrée nana

 

III : AUTOUR DE ST. LOUIS

 

MI. SSI. SSI. PPI

quand j’étais petit
je n’étais pas grand

j’épelais le mot
MISSISSIPPI

MI
aime
aïe

SSI
tsss tsss
are

SSI
tsss tsss
aïe

PPI
pipi
aïe

on n’est pas sérieux
quand on est petit

 

UNION PACIFIC

si tu vas à St. Louis
dans le Missouri
bébé fuis
le boogie’s
blues y es-tu?

si tu vas à St. Louis
dans le Misssouri
bébé fuis
le Muddy Waters Saloon
blues y es-tu?

regarde-toi bébé
t’as qu’un jean délavé
un charbon de cuir
t’es pas rasé
j’ai dit dehors

si tu vas à St. Louis
dans le Missouri
bifurque bébé
prends vers le nord
ou vers le sud

loin de St. Louis
bébé le blues y est
regarde passer le train
de la Union Pacific
et garde ton jean délavé

bébé garde ton crâne
sur ton charbon de cuir
et tout ça sur tes épaules
si tu vas à St. Louis
dans le Missouri

GRANITE CITY / MOTEL

à Granite City
dans l’Illinois
y’a un motel
non loin des aciéries
qui fument
le Granité City Motel

à Granite City
au coin d’la rue
posé comme un grand
gâteau au chocolat
y’a un motel

si tu coupes le gâteau
tu tombes sur un type
qui s’appelle Gandhi
et qui rit

comme son nom l’indique
Gandhi est né en Inde

à Granite City
dans l’Illinois
les Indiens
ne portent pas de plumes

on n’est pas sérieux
à Granité City
à part les aciéries
et l’Indien qui rit

IV : MEMPHIS

JACQUELINE SMITH / LORRAINE MOTEL / MLK

le talus en face du Lorraine Motel
elle nous a désigné du doigt la maison rose
où le tireur s’était embusqué
d’après la police
puis elle nous a montré dans les arbres les
autres versions
il y a un cheval blanc
dans son box
sur le talus

puis elle nous a montré la chambre
où Martin Luther King

je ne me souviens plus
si elle nous l’a montrée
avant ou après la maison rose

elle a sorti une grande photo encadrée
avec la chambre
couverte de fleurs et de couronnes

 

 

RUFUS THOMAS

il y a l’histoire de la soupe paysanne à la
sauce piquante qu’il avale à toute vitesse

il y a la cerise sur son milk shake fraise
qui lui arrache une joyeuseté

il y a sa naissance dans un petit patelin
du Mississippi le 26 mars 1917

il y a ce que raconte le guide du Sun Studio
il était parmi les premiers ici

il y a ce que raconte l’un des premiers en
question à savoir que Sam Philips le patron
du Sun Studio l’a foutu à la porte à l’arrivée
d’Elvis Presley

Sam voulait un Blanc qui sût chanter
comme un Noir dit Rufus

voilà sans doute pourquoi Rufus ne boit
pas de café

le café rend noir je ne veux pas devenir
noir il geint comme un sale gosse

 

V : CLARKSDALE

 

LES MAISONS DE MUDDY WATERS

Muddy Waters a deux maisons
l’une à Chicago
l’autre vers Clarksdale dix miles au nord

dans la maison de Chicago
il y a un vieux monsieur qui s’appelle
c’est idiot d’être un descendant de Muddy Waters
que le vieux monsieur me pardonne
j’ai oublié son nom
dans l’autre maison Muddy Waters a vécu vingt-cinq ans
dans l’autre maison Muddy Waters a joué
a enregistré son premier disque
il y avait un grand arbre près de l’autre maison
dans l’autre maison il y a aujourd’hui la nuit le jour
du vent c’était la maison de la grand-mère de Muddy

c’est dans un champ de coton en face d’un bayou
au bord d’un chemin de terre
d’où l’on entend la nuit s’agiter des chevaux
l’arbre tient toujours debout

mais la maison a été emportée par

une tornade il en reste quelques planches
du cyprès quelques planches qui regardent l’arbre
on prétend que Muddy Waters a eu d’autres maisons

 

[ VI : SHAW ]

 

VII : LOUISIANE

 

ZYDECO FORCE
ROBBY ROBINSON

pour moi
blues et zydeco
c’est la même chose
t’es là
ça va pas
t’as pas d’boulot
t’es patraque
tu sors
devant ta baraque
tu t’assieds là
et tu joues
ça peut être triste
ça peut être gai
tu joues du blues
ou du zydeco
pour moi
c’est la même chose
j’fais pas de différence
 

 

PAPA PAUL / INTERIEUR NUIT

dans les bayous
chez Papa Paul
y’a une fille
qui s’appelle
Daphné
dans les bayous
chez Papa Paul
y’a une fille
qui s’appelle
Tessa
Daphné et Tessa
sont les p’tites
filles
hé oui
de Papa Paul
d’ailleurs toutes
les filles
des bayous
sont les p’tites filles
de Papa Paul
quand dansent
les p’tites filles
de Papa Paul
c’est toute la baraque
qui tangue
et dansent les cannettes
de bière
sur les tables chez Papa Paul
 

 

PAPA PAUL / EXTERIEUR NUIT

dehors
si tu m’crois pas
prends ton pickup
file à Mamou
par Opelousas
ou par Ville Platte
allez file
 

dehors
tu peux pisser
dans un champ
sous le ciel où
y’a plus d’étoiles
que t’en a jamais vues
dans toute ta satanée vie
 

 

GASOLINE

à Clarksdale
dans une station d’essence
j’ai vu vendre des cigarettes
à la pièce
à Clarksdale
dans le delta du Mississippi
la dernière fois que j’avais vu ça
c’était à Port-au-Prince
en Haïti
dans une station d’essence
j’ai vu deux flics
un Noir
un Blanc
patrouiller dans la ville
qui s’appelait Hayti
en face il y avait un restaurant
qui s’appelait Papa D
pas loin de chez Papa Paul
dans une station d’essence
à Opelousas
en Louisiane
j’ai rêvé d’allumettes à la pièce
et de magnifiques incendies
dans les mémoires du monde
 

 

ALLIGATOR

dans les bayous
Jo prétend
avoir vu
de ses yeux
un alligator
est-ce lui
qui portait
le chapeau vert?
or Jo
avait chaussé
ses lunettes noires
erreur
si l’on veut voir
un alligator
dans les bayous

Ces extraits de « La Route du Blues » de Jean-Claude Charles ont été publiés pour la première fois dans Free 1977-1997 (Paris: Sapriphage n° 33, 1998, pages 27-53).

© 1998 Jean-Claude Charles ; © 2004 Île en île pour l’enregistrement audio (15:19 minutes)
Enregistré à New York le 14 janvier 2004


 Retour:

/jean-claude-charles-la-route-du-blues/

mis en ligne : 25 juin 2004 ; mis à jour : 24 décembre 2020