Jean-Claude Charles, adepte du cerf-volant (entretien)

entretien avec Katia Centin

Katia Centin: Dans Le Corps Noir vous vous définissez « exilé absolu », mais aussi « homme de nulle part », « nègre errant » ; les critiques à ce propos font une distinction entre la condition d’exilé et celle d’errant, désignant l’errance issue de l’exil, voire l’étape suivante. Lorsqu’on parle de vous on souligne comment « la nostalgie du pays natal a été perdue pour être remplacée par le thème du vagabondage mondial », vous associant à des écrivains comme Salman Rusdie, Ben Okri, Caryl Phillips, hors donc d’une littérature purement nationale. Quelle est pour vous la distinction entre exil et errance ? Qu’entendez-vous par enracinerrance ?
Jean-Claude Charles: Mon exil d’Haïti a été volontaire, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’exil forcé, mais il faut relativiser cette volonté-là : lorsqu’on décide de partir on le fait, quand même, poussés par un certain nombre de facteurs et d’une part de ces facteurs-là vous n’en avez pas la maîtrise, ils vous échappent.
Quand on parle d’errance, là aussi il faut nuancer. C’est pour cela que j’ai introduit le terme enracinerrance, où il faut lire à la fois la racine qui est la part haïtienne, et l’errance qui est la part de l’exil, mais il faut lire aussi les deux en même temps : il y a aussi un enracinement dans l’errance, c’est-à-dire que, au bout d’un certain temps, on traverse des lieux, des codes, des langues, et on finit par se mettre soi-même en mouvement dans cette enracinerrance. C’est un mot à deux pôles qui se contrarient, un mot qui est proche de la figure de l’oxymore. Je pense que ce concept-là rend mieux compte de mon sentiment profond que le seul mot errance.

Quant à l’expression vagabondage mondial, je pense que le mien est un vagabondage qui a ses limites parce que je reviens volontiers vers les mêmes lieux : depuis un certain temps j’ai tendance, au lieu de découvrir de nouveaux lieux, de revenir sur des lieux déjà traversés. Il y a des pans entiers de la culture mondiale que je ne connais pas du tout ; l’Afrique, à l’exception de la Côte d’Ivoire et du Burkina Faso, je la connais très peu. On pourrait dire donc que je suis un peu transatlantique, à cheval sur deux continents principalement.

Que pensez-vous de la distinction que fait Édouard Glissant dans Poétique de la Relation entre exil et errance ? Pour lui, avec les nouvelles relations qui se créent dans le monde, il faudrait réussir à dépasser l’idée même d’exil pour la remplacer par l’idée d’errance, moins douloureuse et plus constructrice. N’est-ce pas un peu utopique pour un pays qui a connu les grandes souffrances qu’a connu Haïti ?

Pour moi l’exil a toujours été quelque chose de créateur. L’exil peut exister par rapport à un lieu d’origine, mais aussi par rapport à tout lieu possible, c’est-à-dire qu’il arrive un moment où on ne sera jamais aussi enracinés dans une société que ceux qui y sont nés et qui le revendiquent, comme dit Brassens dans sa chanson.

Je me sens chez moi à peu près n’importe où, mais avec toutes les limites que cela peut supposer bien entendu ; quand je parle de l’exil absolu, c’est un peu ça aussi, c’est être exilé de certains codes dominants, de certaines langues, de certains langages, de certaines pratiques, d’un certain type de sociabilité, etc. C’est prendre la part de la diversité du monde, c’est être chez soi partout où vos pieds vous mènent, soit par nécessité soit par choix, soit par pur plaisir de se mouvoir, de se déplacer, de se mettre en mouvement dans le mouvement même du monde.

Le plaisir que je prends à être entre Paris et New York ce n’est pas seulement une pure nécessité pratique, c’est aussi une façon de me mettre en mouvement par rapport à mon présent, par rapport à ce que j’ai derrière moi, par rapport à ce que je voudrais avoir devant moi, par rapport à mes amours, par rapport à mes amitiés, par rapport à ma fille qui est en France, par rapport à ma famille qui est aux États-Unis, par rapport à mes projets, par rapport au travail que j’entreprends. Je ne me suis jamais enfermé dans une sédentarité parisienne, newyorkaise ou haïtienne et je pense que tant que j’aurai la force de me mouvoir je vais me mouvoir. Mais il y a toujours un poto-mitan : le poto-mitan est la colonne centrale du temple vaudou, point central d’une structure circulaire, où l’on revient toujours, le point vers où vont les forces centripètes, les forces qui ramènent vers un centre, en opposition aux forces centrifuges qui éloignent du centre et qui sont les forces de la dispersion. Il y a toujours une espèce de dialectique entre ces deux mouvements qui permet de maîtriser relativement le poto-mitan. Donc ce poto-mitan, il est là, dans le travail de forage de l’écrivain, dans le travail de la littérature : ce n’est pas quelque part dans la vie, ce n’est pas par rapport à une ambition de type parisien, de type new-yorkais ou à une ambition de type proprement haïtien ; je bouge en écrivant et j’écris en bougeant.

Pensez-vous qu’on peut parler actuellement de littérature des Antilles ou qu’il faut distinguer ce qui se produit en Martinique et Guadeloupe de la production littéraire haïtienne ?

Il faut forcément distinguer entre littérature haïtienne et littérature martiniquaise, guadeloupéenne etc. Il y des éléments communs mais une historicisation différente : certaines choses qui ont été élaborées ces dernières années par les écrivains de la Guadeloupe et de la Martinique – à commencer par Glissant – ont déjà été expérimentées sur un autre mode en Haïti. Par exemple, quand on prend un écrivain comme Jacques Roumain, ou comme Jacques-Stephen Alexis, il est évident que sur ces lieux-là, sur les lieux de leur génération, les lieux de leur temps, sur les préoccupations de leur époque, là se sont déjà élaborées des choses que reprendront plus tard des gens comme Glissant, des gens comme Chamoiseau, Confiant, des gens comme Ernest Pépin, avec des préoccupations liées au mouvement propre de leur histoire, en tant que colonies françaises. En Haïti il y a déjà deux siècles d’indépendance derrière nous, à travers toutes les souffrances, toutes les luttes, les guerres, les oppressions, tous les enjeux de deux siècles et forcément il faut faire la distinction. Mais il y a aussi beaucoup d’éléments communs. Chaque écrivain évidemment élabore son propre travail à partir de l’honneur singulier de sa langue d’écrivain, ce qui fait que Frankétienne n’est pas Glissant, mais Glissant n’est pas Chamoiseau non plus : il y a des choses qui s’écrasent, des choses qui se rencontrent, et des choses qui s’échangent, il y a des correspondances au mouvement de mondialisation des flux d’écriture, quelque chose qui se joue en termes de préoccupation commune et de plus en plus en termes de dialogue constant aussi, d’échange. Je pense qu’il faut tenir compte de deux dimensions, de la dimension d’échange comme de la dimension de la différence, en même temps.

Que pensez-vous de l’idée de créolité ? La voyez-vous comme un cloisonnement ultérieur, une limite ou au contraire une possibilité pour réaliser une identité caraïbe ?

C’est un terme qui a été utilisé par un certain nombre d’écrivains pour se mettre en mouvement et penser en commun une histoire commune, et même si le concept de créolité ne se limite pas à cela, je ne me revendique pas de ce mouvement bien entendu, parce que jusqu’ici mon effort a été d’élaborer quelque chose que j’essaie de penser moi-même, sans autres référents que ceux qui sont là et m’ont été donnés par ma propre histoire, par mon propre trajet. Donc, tout en ayant des échanges avec ce mouvement-là, tout en étant attentif à ce qui s’y dit, à ce qui s’y élabore, je ne me revendique que de moi-même, que de mon propre travail.

L’année dernière [1998] a été consacrée aux commémorations pour célébrer l’abolition de l’esclavage et beaucoup d’Antillais y ont participé ; à votre avis, est-ce que la littérature antillaise se doit de répondre à un devoir de mémoire ?

Ce n’est même pas un devoir, c’est quelque chose qui est là, c’est-à-dire que ce qui s’élabore sous nos yeux c’est quelque chose qui part de ce dénominateur commun qu’ont été la traite des noirs, le commerce servile, la mise en esclavage dans les Amériques d’une part des populations africaines, la colonisation des terres amérindiennes, la recolonisation à partir des lieux dominants de la vieille Europe (France, Angleterre, Espagne, Portugal) : nous sommes tous un peu du bateau, et qu’on le veuille ou pas ce n’est pas le problème. Qu’un écrivain travaille ou ne travaille pas à partir de ce dénominateur commun américain, ça ne change rien. À travers la diversité de nos langues – le portugais pour le Brésil, le français pour Haïti, l’espagnol pour Cuba, l’anglais pour les ex-colonies anglaises – à travers la diversité de nos langages d’écrivains, à travers la diversité de nos langues singulières de poètes et de romanciers, c’est quelque chose qui est toujours là, qui est présent et qui se joue aussi à travers des situations politiques différentes, à travers l’expérience du changement social à Cuba, à travers l’expérience du capitalisme de type brésilien, à travers l’expérience des dictatures successives haïtiennes, et donc là encore on retrouve du commun et du différent.

Vous avez publié des romans, des essais, des poèmes ; vous écrivez dans la presse et puis il y a votre activité pour la télévision et la radio ; qu’est-ce qui vous fait préférer un genre à un autre, et un moyen de communication plutôt qu’un autre ?

Je suis entré en littérature par la porte de la poésie, un genre que j’ai constamment pratiqué, que je continue à pratiquer et que je n’ai nullement l’intention d’abandonner.

La poésie est une forme qui s’impose à moi de façon régulière et ce n’est pas une affaire de préférence ; je pense que c’est à travers la poésie qu’on peut aller le plus loin dans le travail sur la langue, dans un certain rapport à l’imaginaire. Et même dans ce qui chez moi n’apparaît pas ou n’est pas présenté comme étant de la poésie, les romans, les essais, il y toujours de la poésie. Comme je dis dans l’entretien que j’ai eu avec Gilbert Desmée, même dans mes récits de voyage dans Le Monde j’ai toujours fait passer de la poésie en contrebande, je suis un contrebandier de la poésie.

Est-ce qu’à travers différents genres vous voulez transmettre un même message à des publics différents ?

De mon premier livre Négociations à ce que je suis en train de faire maintenant, je suis travaillé par les mêmes obsessions et les mêmes thèmes, seulement revisités chaque fois avec un poids d’existence plus lourd, plus grand.

En même temps j’essaie aussi d’arriver à des formes plus simples, c’est-à-dire de travailler la complexité non pas dans le sens d’un ajout de chaos, mais dans le sens d’une plus grande transparence, d’une plus grande communicabilité, d’une moindre opacité. Quand vous me dites que je deviens pour vous de plus en plus lisible, pour moi c’est un compliment. Il y a des effets de lecture : quand vous avez pris votre temps de lire un certain nombre de mes textes, il vous est plus facile de recevoir un peu d’opacité que quand vous n’avez à faire qu’à Sainte dérive des cochons. Je ne vise pas à l’opacité mais je sais que l’écrivain peut prendre le risque de l’opacité qui est l’opacité même du monde, l’opacité de la condition humaine, l’opacité du poids du monde.

Pourquoi ce choix de différents genres d’écriture à l’intérieur du même texte ? Pourquoi, par exemple, l’absence de ponctuation dans un texte commencé avec la ponctuation ?

Oui, chez moi il y a des registres d’écriture différents même à l’intérieur d’un seul livre. Je n’ai pas choisi de faire des livres dont chacun s’enfermerait dans un modèle classique de genre ; De si jolies petites plages peut être lu comme un roman, parfois comme de la poésie, il y a du théâtre aussi… Mon livre le plus théâtral bien entendu, avec un dispositif de type théâtral, est Bamboola Bamboche : il va y avoir – j’espère, pour le moment c’est un avant-projet – une mise en scène de Bamboola Bamboche par un metteur en scène de théâtre [Michel Boy] qui travaille dans le Languedoc-Roussillon, qui a monté une compagnie qui s’appelle Théâtre 7.

Quant à la ponctuation, je suis porté par une espèce de scansion intérieure que je rends de cette façon-là. J’ai écrit un livre totalement sans ponctuation qui est Sainte dérive des cochons : il y a des moments où je suis porté par une scansion intérieure tellement forte qui abolirait toute ponctuation possible. Parfois je pense aussi écrire quelque chose dans lequel le lecteur n’a pas besoin non plus de ponctuation, donc d’atteindre une espèce de moment plus intérieur que ce qui pour moi va de soi. S’agissant d’un sujet comme celui des réfugiés haïtiens, par exemple, on ne peut pas le faire pour toute la longueur du livre : à un certain moment il y a une espèce de primauté de la logique de communication qui fait que, par exemple, je rends un entretien brut que j’ai eu avec quelqu’un, qui fait que, par exemple, je balance des chiffres ; on a besoin quelquefois de statistiques, sans alourdir. C’est un certain sentiment de la langue qui fait qu’à un certain moment j’éprouve le besoin d’utiliser tel registre d’écriture plutôt que tel autre, c’est un travail d’écriture, c’est un travail d’écrivain et c’est ça qui fait que pour moi ça peut tenir un essai, c’est ça qui fait que pour moi ça peut tenir un roman ; quant à la poésie, pour elle, ça va de soi.

Il me semble que l’autobiographie, la mémoire, ce sont les moments où vous oubliez la ponctuation… Est-ce que l’autobiographie est liée à cette absence de ponctuation et à une écriture plus libre ?

C’est possible, je n’y avais pas pensé.

Ça a été beaucoup utilisé dans Le Corps noir. Je commence normalement… oui, puis après, ça part, ça va plus vite, c’est un fait de vitesse…

Il n’y a que dans mes récits de voyage où ça ne joue pas, parce que en les faisant je pense au premier support qui est celui de la commande journalistique, mais il y a d’autres trucs là-dedans, il y a des moments où ce n’est pas tout à fait une ponctuation correcte.

Max Dominique a remarqué que le cerf-volant est « une image récurrente » dans votre œuvre et il la définit « violemment subversive ». Est-ce que cela représente quelque chose, a-t-il une valeur symbolique qui échappe au lecteur non-haïtien ?

Moi, j’étais un grand fabricant et pratiquant de cerfs-volants, et j’en parle beaucoup effectivement… Avez-vous remarqué ce qui se passe encore aujourd’hui chez les Talibans en Afghanistan ? S’est-on demandé pourquoi ils ont interdit les cerfs-volants ? C’est quand même drôle. Qu’est-ce qui se passe pour que ces intégristes purs et durs interdisent quelque chose d’apparemment aussi banal que les cerfs-volants ? Mon sentiment vis-à-vis de ces choses-là, je ne peux pas le rationnaliser.

En Haïti on n’a pas interdit les cerfs-volants, mais j’avais constaté, quand je suis revenu après plus d’une quinzaine d’années d’exil, qu’il n’y en avait plus ; puis après j’en ai revu un petit peu, j’en ai parlé autour de moi, je pensais que c’était moi qui n’avais pas assez bougé.

Aux États-Unis, par exemple, il y a l’expression « Go fly a kite » (Va faire voler un cerf-volant) qu’on utilise pour se débarrasser de quelqu’un… Encore, la pratique du cerf-volant en Californie et d’autres lieux est beaucoup liée à la pratique homosexuelle, l’image du cerf-volant va avec les clichés et les stéréotypes homosexuels.

Ça a l’air d’être une activité futile qui va avec le jeu, qui va avec l’enfance, qui va avec le vent, on fait voler quelque chose qui n’a aucun but, aucun objectif ; un avion ça va d’un point à l’autre, un oiseau ça vole, ça cherche de la nourriture, etc., mais un cerf-volant, ça ne sert à rien, c’est beau, on fait les figures qu’on veut dans le ciel, avec des couleurs… moi je reste un peu un adepte du cerf-volant.

Lorsque j’étais à Soissons, où j’avais été invité travailler avec des peintres, j’ai su qu’il y avait eu un concours de cerfs-volants et j’ai été dans le hangar où étaient stockés les pièces du concours : j’ai été ravi, c’est fou de voir comment l’imagination déborde lorsqu’il s’agit de créer un cerf-volant ; il y en avait même qui ne pouvaient pas voler tellement ils étaient complexes, mais ça ne fait rien, les objets étaient beaux. Même si je préfère encore quand ça peut voler pour de vrai. C’est très intéressant, il faudrait demander aux Talibans pourquoi ils ont interdit les cerfs-volants, c’est trop curieux… Voiler les femmes, on comprend, mais interdire un cerf-volant…

Dans Le Corps noir vous dites : « je choisis d’en rire » ; dans De si jolies petites plages on lit : « à histoire tragique, écriture ironique » ; et encore, dans Bamboola Bamboche : « l’humour est la politesse du désespoir ». Est-ce qu’il est plus facile avec l’ironie d’aborder des sujets difficiles et dramatiques ?

Si on ne s’enfermerait que dans le désespoir ça serait triste. Moi, je suis naturellement quelqu’un qui est porté à l’humour, à l’ironie, au rire quelle que soit la situation, même lorsqu’on s’occupe de thèmes comme le racisme, et c’est le cas du Corps noir, ou comme l’exode des boat-people, dans le cas de De si jolies petites plages. Je pense que c’est une façon intéressante de communiquer avec les autres et de faire passer la pillule du réel qui est lourd, pesant et pas toujours de bon goût, mais qu’il faut quand même faire voir. Je trouve que c’est plus efficace que l’indignation de type engagé : faire paraître beaucoup plus de choses et de façon plus intéressante.

Paris, le 19 mars 1999


Cet entretien, « Jean-Claude Charles, adepte du cerf-volant », a été publié pour la première fois comme « Intervista all’autore » dans la mémoire de maîtrise de Katia Centin, « Jean-Claude Charles, romanziere e saggista haitiano », soutenue à la Faculté de Lettres et de Philosophie de l’Université de Parme (Università degli studi di Parma) en 1999.

L’entretien est republié sur Île en île avec la permission de Katia Centin.
© 1999, 2004 Katia Centin


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mis en ligne : 7 novembre 2004 ; mis à jour : 21 octobre 2020