Jan J. Dominique, « Berceuse »


Il sera une fois la Terre. (À quoi bon, me dit-elle, nous n’y serons plus, toi et moi.) Peu importe, il faut. Il sera une fois la Terre. Et sur la Terre, les animaux, les arbres, les fleurs, les vraies maisons et les humains. Et dans la Terre, les plantes qui auront germé pour nourrir les hommes et les bêtes. Et tout autour, il y aura des rivières, des champs à perte de vue, des océans au loin. (Qu’en sais-tu, dit-elle.) J’ai oublié l’ordre, mais je sais qu’il sera une fois tout cela et bien plus encore. Je sais que tout sera pareil et différent. Je sais qu’il faut que je lui dise. Il faut lui raconter que cette époque n’est pas la fin car plus loin, au-delà du regard, il ne peut y avoir pire, que nous essayons de lutter pour lui. Je dois lui faire comprendre qu’un jour les choses changeront. Plus de misères et d’injustices, plus de crimes à la face de la vie, plus d’opprimés ni d’oppresseurs, plus de guerres, plus de carnages, nous n’en voulons plus. (Plus de Terre, dit-elle.) Tais-toi ! Tu dois, comme moi, y croire. Pour lui. Je vois déjà ses yeux quand je lui raconterai qu’il ne sera plus jamais seul. Je vois déjà son sourire quand il entendra ma voix lui chanter les villes pleines de rires et de fleurs, les campagnes vertes, les animaux dans les bois. (Il ne connaît rien de tout cela, dit-elle.) Il apprendra. Je lui apprendrai comment il sera une fois la Terre, je lui ferai des dessins qu’il accrochera aux murs bas de sa chambre, pour ne pas oublier. Je collerai des paysages sur les grilles des fenêtres. À droite, une rivière, des arbres bruns, un âne et un petit garçon étendu dans l’herbe ; à gauche, un lac gelé, des pins couverts de neige, un chien à la fourrure épaisse et une petite fille au manteau rouge glissant dans un traîneau. Il connaîtra les deux Terres que maintenant plus rien ne distingue. Il oubliera les eaux boueuses, la poussière, le soleil moribond, la fumée qu’aucune brise ne chasse. Il oubliera les murs, les grilles, les portes barricadées. (Pour une autre prison, dit-elle.) Non, pour d’autres horizons. Je veux tout cela pour lui. Pour nous, c’est peut-être trop tard, je ne sais pas. Mais lui, je ne le laisserai pas connaître la peur en grandissant. (Il la connaît déjà, dit-elle.) Il oubliera. Il ne se souviendra que des histoires racontées la nuit pour qu’il s’endorme. Il oubliera le son aigu de ma voix pour couvrir le bruit des machines qui jamais ne s’arrêtent, il oubliera l’oreiller sur la tête pour trouver le sommeil. Il ne se souviendra que des histoires répétées la nuit pour éloigner l’angoisse. (Tu échoueras, dit-elle.) Je forcerai sa mémoire. Nuit après nuit, je lui écrirai tout, je lui raconterai tout. (Il ne t’entendra pas, dit-elle.) Je l’obligerai. Ouvre les yeux. Je sais que tu n’arrives pas à t’endormir. Je vais te raconter une histoire. Il sera une fois la Terre… Non, dit l’enfant aux yeux tristes, je n’aime pas le commencement de ton histoire. Dis-moi, comment veux-tu que je l’invente ? Tu le sais, dit mon fils de sa voix fatiguée, commence par le commencement. Commence en racontant il est une fois la Terre. Pour ne jamais oublier.


La nouvelle « Berceuse », par Jan J. Dominique, a été publiée pour la première fois dans le recueil Évasion (Port-au-Prince: Éditions des Antilles, 1996), pages 93-95.

© 1996, 2004 Jan J. Dominique ; © 2004 Jan J. Dominique et Île en île pour l’enregistrement audio (3:25 minutes)
Enregistré à Montréal le 23 novembre 2004


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mis en ligne : 28 novembre 2004 ; mis à jour : 10 octobre 2021