Jan J. Dominique, 5 Questions pour Île en île


Romancière, nouvelliste et journaliste, Jan J. Dominique répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 29 minutes réalisé le 14 avril 2009 à Montréal par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.

Notes de transcription (ci-dessous) : Marie-Élaine Mathieu.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Jan J. Dominique.

début – Mes influences
04:49 – Mon quartier
08:37 – Mon enfance
14:01 – Mon oeuvre
21:17 – Le journalisme
24:56 – L’insularité ?


Mes influences

Lorsque j’avais 14 ans, je ne pensais pas à écrire. L’écume des jours de Boris Vian a été, plus qu’une influence, la découverte qui m’a le plus marquée. Je me suis rendue compte qu’en plus d’une histoire, la littérature pouvait être des mots et un univers, et j’ai ainsi pu m’imposer.

Ensuite, j’ai été interpellée par la littérature d’un peu partout, grâce à la bibliothèque de ma famille : L’Enfant noir de Camara Laye, les romans français, le théâtre et les scénarios de cinéma… que j’ai tous découverts étant très jeune.

Mon autre découverte littéraire a été Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez, alors que j’avais 18 ou 19 ans. Je ne m’habituais pas à ces mots, ces phrases et cette histoire qui n’en finissaient plus, à ce déferlement qui ne correspondait pas à la littérature française que je connaissais.

Ensuite, j’ai eu des passions. Pour la littérature des femmes, par exemple, et pour Emma Santos dont l’influence m’a permis, en tant que femme, d’avoir le droit de parler et d’écrire ce que je voulais. Et pour la littérature sud-américaine.

Maintenant, j’ai des coups de cœur : je choisis un texte au hasard et je « dévore » un auteur si l’un de ses textes m’a plu.

Mon quartier

Je me sens bien quand je suis ancrée dans un quartier, que ce soit à Montréal ou en Haïti. Les quartiers où j’ai vécu à Montréal sont des exemples : Hochelaga-Maisonneuve, à l’est de Montréal, et la Côte-des-Neiges. Par contre, si je pense à « chez moi », les quartiers sont ceux de mon enfance. D’abord, il y a eu la rue Camille Léon, près de Bois Patate, avec l’église Sacré-Coeur de Turgeau en bas et l’église Saint-Louis Roi de France tout près (ces points de repère me rappellent des endroits où j’ai mis les pieds pour la première fois). Ensuite, il y a eu le quartier de mon adolescence, l’avenue Magny, le Petit Four près de la place d’Indépendance et du Palais National. Je me rappelle, par exemple, quand le Colonel Cayard avait lancé des bombes sur le Palais National, certaines sont tombées pas loin de chez nous…

C’étaient des quartiers de la vie communautaire en Haïti. Pas toujours drôle : les voisins avaient le droit de contrôler les enfants et de porter plainte à nos parents.

Plus tard, ce sont ces quartiers-là qui me revenaient lorsque je devais décrire un quartier dans mes livres. Pour décrire autre chose, je dois faire un effort.

Mon enfance

J’ai découvert, récemment, que je n’avais pas beaucoup de souvenirs de mon enfance, et que la plupart de ces souvenirs sont en fait des recréations.

Un de mes rares et premiers souvenirs d’enfance est une soirée au cinéma, en plein air, alors que je devais n’avoir que deux ou trois ans. Je me souviens de m’être endormie sur les genoux de mon père adoptif, dans une voiture noire, et qu’il m’a ensuite transportée pour aller à la maison.

Hormis une paire de claques, je n’ai pas beaucoup d’autres souvenirs de mon enfance.

Pour ce qui est des souvenirs alors que j’étais plus vieille, il y en a qui sont associés au fait que j’avais oublié que mon enfance avait été pauvre. Par exemple, je me rappelle quand mon père a découvert que je lavais chaque soir la seule paire de chaussettes que j’avais. Furieux, il m’a alors dit qu’il était capable de m’en acheter une autre paire.

Je me rappelle aussi qu’à cette même époque, ma sœur et moi devions aller chercher le pain, le soir, et que j’avais peur. C’est un souvenir terrible, et j’en ai d’autres, par rapport à mes peurs d’enfance. Il y avait un tableau de Tiga accroché au pied de l’escalier, et quand je devais descendre, je crevais de peur. Le tableau représentait le diable.

Ce sont des souvenirs très personnels de mes peurs, inexplicables, de petite fille.

Mon œuvre

J’ai toujours écrit. Récemment, j’ai retrouvé des lettres que j’écrivais à ma mère adoptive. Je me suis rendue compte que l’écriture a d’abord été un moyen de communication, que j’utilisais pour exprimer les choses les plus simples. Après, l’écriture a été presque naturelle. À 13-14 ans, je savais que je voulais et que j’avais besoin de m’exprimer par l’écriture.

J’ai énormément déchiré parce que ce que j’écrivais n’était pas à mon goût. Mais, en plus d’aimer raconter des histoires, j’ai pris goût à travailler un texte, autant la langue que la construction. Je découpais manuellement mon texte pour l’organiser. Des gens me disaient qu’il y avait des choses qui revenaient dans mes écrits et, de ce qu’on me soulignait, je gardais ce qui me semblait important.

Un exemple, la mémoire. Écrire Mémoire d’une amnésique était un jeu avec les mots. Vingt-cinq ans après, écrire Mémoire errante était un choix de titre délibéré. Il y a eu un parcours de prise de conscience entre les deux.

Pour Mémoire d’une amnésique, l’important était de raconter les souvenirs. Je voulais témoigner de ce qu’un enfant peut vivre sous la dictature, témoigner du parcours d’une jeune femme. Ce n’était pas un travail particulier sur la mémoire.

Alors que dans Mémoire errante, la mémoire était le centre de mon texte. J’aurais alors été capable d’inventer des choses pour que cette mémoire soit plus forte.

Inventer… La Célestine est plutôt associé au plaisir d’écrire après une longue absence de projet d’écriture. Ce projet m’a ramené à une mémoire, à une histoire de plusieurs générations de femmes, à des thèmes qui me devenaient familiers et dont je voulais m’approprier.

Après trente ans d’écriture, je découvre que le regard des autres qui partagent leurs réflexions et commentaires m’aide à prendre conscience du travail que j’ai fait et du chemin que j’ai envie de parcourir. C’est comme si maintenant j’étais guidée, consciente pour continuer à faire mon travail d’écrivain.

Le journalisme

C’est Michèle Montas qui m’a formée.

Durant mes 25 ans de journalisme, je devais me rappeler constamment qu’une information ne s’écrivait pas comme un roman.

Voilà pourquoi j’ai été heureuse dans mes émissions littéraires. À la radio, je n’avais pas à me soumettre à cette rigueur journalistique. Je pouvais exprimer ma créativité.

Le métier de journaliste m’a plu pour l’apprentissage des réalités haïtiennes. Je n’aurais pas pu aimer et connaître Haïti si je n’avais pas été journaliste.

Grandissant en contexte de dictature, j’ai très peu connu Haïti durant mon enfance et mon adolescence. Comme journaliste, j’ai finalement pu sortir et aller sur place. J’ai alors appris à connaître les quartiers populaires, comme Cité Soleil, ou des régions comme l’Artibonite.

Cela m’a ouvert les yeux sur la réalité.

L’Insularité

Je savais qu’Haïti était une île, mais ce n’est que quand j’ai quitté Haïti que j’ai pris conscience de vivre sur une île.

L’enfermement que j’ai vécu pendant les années soixante – l’enfermement de la dictature – aurait été identique à celui que j’aurais vécu dans un pays sans frontières avec la mer. Ce n’était pas l’île qui m’enfermait, c’était autre chose.

L’insularité n’avait pas beaucoup de réalité pour moi. En revenant en Haïti dans les années 1980, j’ai commencé à ressentir ce qu’on peut appeler les « limites », physiques, d’une île. C’est aussi l’époque où j’ai découvert les boat people. J’ai commencé à me rendre compte qu’on ne peut pas fuir quand on est dans une île.

En même temps, j’étais privilégiée. Je n’avais pas de raison de fuir, et si je voulais je pouvais prendre l’avion puisque j’en avais les moyens.

Je ne ressentais pas ce qu’on dit être un « enfermement ».

Une île a toujours été quelque chose de très abstrait. Haïti n’est pas une île, c’est un pays, c’est mon pays.

Je peux sentir qu’il n’y a aucune barrière en Haïti alors qu’à d’autres moments, je peux me sentir complètement enfermée.


Jan J. Dominique

Dominique, Jan J. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Montréal (2009). 29 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 25 mai 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 24 février 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.
Notes de transcription : Marie-Élaine Mathieu.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 24 février 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020