James Noël, 5 Questions pour Île en île


Le poète James Noël répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 32 minutes réalisé à Nouméa et à Poindimié (Nouvelle-Calédonie) le 1er et le 3 septembre 2009 par Thomas C. Spear, à l’occasion du SILO 2009 (le Salon du Livre Océanien).

Notes de transcription (ci-dessous) : Coutechève Lavoie Aupont.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : James Noël.

début – Mes influences
06:34 – Mon quartier
10:32 – Mon enfance
21:08 – Mon oeuvre
28:14 – L’insularité


Mes influences

Les auteurs qui m’ont marqué en particulier, ce sont Villard Denis (dit Davertige), poète qui a écrit un texte unique, Idem, et Magloire Saint-Aude, l’auteur de Dialogue de mes lampes. Ces deux auteurs haïtiens m’ont marqué au fer rouge. Puis, il y a Lautréamont (Isidore Ducasse) : j’ai été bouleversé après la lecture des Chants de Maldoror. Et puis Louis Aragon, poète français.

Je commence par ce dernier. Pourquoi m’a-t-il marqué ? C’est la musique des poèmes d’Aragon qui m’a touché immédiatement ; moi qui ai toujours rêvé d’être musicien (même si je ne joue d’aucun instrument), voilà un moyen : l’écriture comme médium de la musique. C’est aussi une grande opportunité pour le créateur d’être à la fois écrivain, poète et faire de la musique. Il y a une musique souterraine chez Aragon et chez Verlaine qui m’avait frappé. Chez Aragon, cela m’avait parlé tout de suite. Isidore Ducasse (Lautréamont), c’est le délire. Un délire qui n’était non pas seulement de l’ordre du fantasme, mais Lautréamont restait en même temps rationnel. Et puis cette prose justement, il y a la mer devant moi ici à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie. Cette ode à la mer, je ne m’attendais pas à ce qu’un écrivain puisse partir jusqu’au bout, jusqu’à atteindre la limite de la mer tant qu’il en parlait. Cela m’avait vraiment frappé chez lui, et puis il ne parlait pas de paysage essentiellement abyssal, du fin fond de la mer. Cela concernait l’être humain. C’est une poésie qui parle à l’humanité, à l’être humain.

Pour revenir aux poètes d’Haïti comme Villard Denis, cela m’avait frappé tout de suite, parce que je l’ai lu à 18 ans. J’avais découvert à travers Le Nouvelliste (un quotidien haïtien) le poème « Omabarigore ». C’est un poète qui a créé une ville pour faire habiter l’être aimé. Voilà la richesse que possède le créateur : avec rien, on peut faire une ville, ou un pays. Davertige a écrit le poème « Omabarigore » pour l’être aimé. Cela m’avait rapidement motivé, en me révélant que vivre n’est pas une question de pognon. La terre peut t’appartenir si tu as la poésie comme épouse, car tu peux tout faire avec les mots. C’est grâce à Villard Denis que je me sens l’héritier de l’espace-temps, du temps et de l’espace. C’est un peu prétentieux, mais ce poème m’avait légué cet héritage. Donc merci Villard Denis.

Saint-Aude était le poète hermétique dont on me parlait. Quand je le lisais, je n’avais pas du tout en face de moi un poète hermétique. C’est-à-dire, je le lisais sans chercher à comprendre. Je me rappelle avoir fermé le livre avec le sentiment d’avoir ressenti tout ce qu’il n’avait pas dit ou tout ce qu’il disait, tout en ne voulant pas livrer tout de suite la clef, le secret de Dialogue de mes lampes. Tout cela, ce sont des univers à part. C’est aussi le sentiment que j’avais eu chez Frankétienne, quand on me disait que c’était un poète illisible. En le lisant – quoiqu’il crée des mots qui sortent de notre univers personnel, notre dictionnaire familier – j’avais tout de suite compris Frankétienne.

Tout cela, ce sont mes influences qui ont décidé de mon antidestin ou de mon destin de poète.

Mon quartier

Des quartiers, j’en ai tellement connu que, à un moment donné, je me suis arrêté à un seul. Je me suis construit un quartier qui n’est pas fictif. C’est le quartier de mon enfance qui m’habite encore. C’est la rue Pluvier, qui se trouve à Carrefour, du côté de Mahotière. D’ailleurs, il y a un cinéaste haïtien, Giscard Bouchotte, qui y a fait un documentaire sur la vie d’une dame : La vie rêvée de Sarah. Je viens de cet endroit où j’ai passé quatre ans de mon enfance. C’était en 1988 lors des jeux olympiques de Séoul. Ce sont des souvenirs qui me sont restés de manière très présente. J’ai toujours porté en moi le quartier.

Nous étions sept dans la famille. Devenus grands, nous avons chacun un destin éparpillé, chacun est écartelé, pris par son quotidien. Dans ce quartier, c’était la joie. Une joie en permanence, quoique très difficile à cette époque à Port-au-Prince. C’était aussi la belle époque, ou la saison noire des coups d’état. Mais nous avons été pris dans le beau piège de notre enfance en étant écartés de tout cela. Nous étions baignés dans cet univers d’enfance en jouant à cache-cache et en jouant au foot tout le temps, même en saison de classe. Puis c’était l’époque des amis réels. Réels, il y en a encore aujourd’hui. C’est-à-dire, c’était la spontanéité qui caractérisait nos relations amicales d’alors, avec les enfants de notre âge qui avaient entre dix et quinze ans. Je crois que c’était une chose formidable. Je suis très nostalgique de cette époque. Tout cela justement entre les jeux que j’aime : le foot, le basket-ball et j’avais ma petite bicyclette. Avec mes frères, on écartelait les poupées de nos soeurs. C’étaient des choses assez bizarres, mais assez touchantes, très tendres aussi. Tous ces jeux, tous ces moments-là sont inscrits essentiellement dans la rue Pluvier, le quartier que je porte toujours en moi.

Mon enfance

Mon enfance, j’en ai eu plusieurs. Je pense que chaque être humain a une enfance multiple. Elle peut être monotone, calme ou orageuse. Les miennes ont été par moment calmes et agitées. Ma mère était une femme exceptionnelle. D’ailleurs comme parent, elle le disait si bien, elle était à la fois la mère et le père. Je n’ai jamais ressenti dans mon enfance le manque du père ; ma mère l’a carrément marginalisé. Elle nous disait toujours que notre père à nous était un buveur, un alcoolique insouciant. Plus tard, je comprends que c’était elle qui l’a marginalisé. C’est terrible, mais c’était notre chance. En tout cas, en ce qui me concerne, c’était ma chance parce que, durant toute mon enfance, je n’ai jamais eu de chagrin de ce père absent. Je n’avais pas senti le manque. Quand je rendais visite à mes amis, eux qui avaient une mère et un père dans la famille, à chaque fois que je voyais le père je me disais : je suis très bien comme je suis. Je ne voudrais jamais aimer avoir de père, d’avoir une personne qui parlait avec sa voix grave, qui des fois hurlait, parce que chez nous parfois les pères, ça hurle. Je n’avais pas du tout ce sentiment d’avoir été élevé par un senseur, ou bien un chef. Le seul que j’aie connu, c’est la mère ; la voix des femmes m’a toujours touché. Je n’ai pas eu de senseur qui me grondait avec sa voix grave. Cela me fait rire parce que, moi aussi, j’ai une voix grave et je suis appelé un jour à devenir père.

Voilà, j’ai été élevé et j’ai grandi dans cet espace familial très libre, dans la mesure où ma mère nous laissait faire. Elle voulait seulement avoir un carnet scolaire élogieux avec une bonne moyenne. Quand cela allait mal, elle nous tabassait bien sûr. Mais tout le temps, c’était un univers convivial avec beaucoup de tantes qui passaient à la maison, avec des oncles (toujours du côté maternel) et qui nous aimaient beaucoup. On était sept.

L’une des images qui me reste encore c’est cet oncle qui a été rapatrié. Je ne sais pas ce qu’il avait fait ou pourquoi il avait été rapatrié chez nous en Haïti. Il avait une chambre chez nous dans ce quartier évoqué tout à l’heure. D’ailleurs, il n’y a pas quinze jours que je me posais la question sur l’origine de ce nom de Décesse, cet oncle (qui est décédé d’ailleurs, il y a deux ans). C’était le seul à avoir ce nom, Décesse, qui renvoie à un imaginaire de mort. C’est le premier à casser sa pipe, le premier à être parti, avant les autres. Autrement, il portait bien son nom. Cet oncle a bercé une partie de mon enfance. Il avait beaucoup vécu à l’étranger : aux États-Unis en particulier, et en Hollande. Il nous racontait beaucoup de choses et nous faisait voyager avec toutes les histoires qu’il racontait ou parfois inventait. C’est dans sa bouche que j’ai entendu pour la première fois les noms de Fidel Castro et de Che Guevara. Il parlait des États-Unis où il disait que jamais il n’y aura un président noir (ou peut-être qu’il y en aurait un, mais dans cent ans). L’élection d’Obama m’a fait penser à lui qui y avait vécu et qui connaissait très bien la réalité de ce pays. L’oncle Décesse Abel a habité presque entièrement toute notre enfance.

Pour l’école, c’était très palpitant comme souvenir. J’ai connu plusieurs établissements scolaires. Ma mère était femme d’affaires qui n’arrêtait pas de bouger ; elle avait la bougeotte. Je pense aussi qu’elle avait la passion des lieux. C’était une femme partagée entre trois villes : Hinche, Port-au-Prince (la capitale) et Ouanaminthe, sa province natale qui partage la frontière haïtiano-dominicaine. Ma mère profitait de tous les prétextes pour emmener ses enfants, ses « poussins », avec elle dans ses pérégrinations, dans ses voyages. C’était passionnant. La difficulté était le fait de devoir à chaque fois changer de classe. Je pouvais avoir la première place dans une école et me retrouver six mois plus tard dans une autre comme un cancre. Cet aspect de mon enfance, c’est-à-dire, le fait de me retrouver à chaque fois confronté à un nouveau défi, m’a beaucoup travaillé et m’a donné beaucoup d’humilité. La chance avec ma mère, c’était qu’elle était elle-même institutrice, donc elle savait aussi qu’il y avait aussi ces moments de faiblesse. On n’avait jamais eu de vacances ; elle nous donnait des leçons. Elle était très bonne pédagogue. Elle soutenait tous ses cours, mais toujours au fouet. Mon enfance est une enfance un peu insouciante, parce que la mère était toujours présente, mais studieuse aussi, parce que ma mère aimait bien voir ses enfants avec un livre en main. Un livre entre les mains, peut-être qu’on ne lisait pas forcément. Personnellement, j’avais toujours soit un dictionnaire, soit la Bible, comme on était élevé dans une famille protestante. Ma mère priait beaucoup, c’est une femme qui, dès son réveil, se mettait à genoux pour prier. Il fallait que chacun ou le groupe de la famille vienne l’accompagner dans ses prières. Quand on prenait une Bible à la maison, cela l’avait plutôt rassurée : pour elle, c’était une façon de donner une ligne de conduite à la famille.

Pour revenir à cette histoire d’école, on ne nous a jamais renvoyés parce que ma mère, dès qu’elle rencontrait le directeur ou le responsable de l’école, elle disait toujours : « je vous confie leurs fesses », c’est-à-dire, ce n’était pas la peine de l’appeler. C’était une façon de dire au directeur ou au responsable que « ce sont vos enfants, vous en faites ce que vous voulez ». Du coup, nous étions très bien vus, très aimés à l’école.

Mon œuvre

Je suis poète. J’ai six livres sur mon compte. Mon compte de poète, qu’est-ce que cela veut dire ? D’abord, je suis né (pour les lecteurs) à partir d’un livre qui s’intitule Poèmes à double tranchant / Seul le baiser pour muselière. Deux ans après, chez le CIDHICA a paru Le sang visible du vitrier. Après, j’ai fait un livre à quatre mains avec une femme poète, Dominique Maurizi, Rectoverso. Mes deux livres en créole ont été écrits il y a huit ans, et ont paru en janvier 2009 : Bon nouvèl (avec le sous-titre Bonbon fanm) et Kabòn 47. Puis j’ai coordonné avec Fred Edson Lafortune, un poète haïtien, une anthologie qui rassemble une quarantaine de participants, dont des plasticiens et des poètes.

Pour me définir comme poète, je vais dire à voix haute un poème qui n’en est pas un. C’est juste une rentrée en matière dans mon univers de poète.

Je suis celui qui se lave les mains
avant d’écrire
ne me demande pas comment je m’appelle
je n’ai pas de nom
je viens de là
de ce non-lieu qui cherche lune
pour s’exhumer de son point d’ombre
un nom d’auteur me fait bien mal
parce que poète
ça m’est égal
ni tapis rouge ne saura rendre
la justesse du sang qui me fait
passer
pour un vitrier qui vaut sa mort
je suis saigné
donc
je me lave
voilà mon nom qui vient de là.

Je pense que ce poème, qui n’en est pas un, résume mieux que moi ma vision de ce que j’écris.

Je n’avais pas du tout l’ambition au départ d’écrire pour devenir poète, pour être dans une posture de poète. C’est plus grand que moi. Je pense que la poésie d’abord m’a pris par les collets. Puisque j’écris dans ce genre et il faut trouver une dénomination, un attribut à celui qui fait de la poésie. Donc j’accepte bien le rôle qui m’est imparti par le destin, celui d’être poète. Mais c’est avant tout la vérité qui importe pour moi. Et il y a toutes sortes de vérités… En tout cas, celle qui me concerne, c’est de dire crument comme des éclats de vitres jetés ça et là tout ce qui me passe par le coeur, tout ce qui me fend. C’est Aragon qui disait : L’homme crie où son fer le ronge/ et sa plaie engendre un soleil / plus beau que les anciens mensonges. Justement, je crie là où cela me ronge, là où cela me pique. Je ne me pose pas beaucoup de questions là-dessus. Je fais jeux. Je fais voeu de préférence de vitrier. Pour vivre, passer dans la vie comme un être transparent. Un être brisé comme une vitre. La vitre comme objet ou comme celui qui travaille la vitre, c’est-à-dire le vitrier qui est un être blessé, parce que le vitrier qui travaille sa matière de vitre est exposé à des risques d’être blessé. Pour moi, écrire c’est s’exposer en permanence à des risques. Frankétienne parle de chevauchement. Il faut chevaucher le risque. C’est là aussi où je me situe en tant que vitrier. Je me définis comme un poète-vitrier qui fait éclater au grand jour la vérité ou du moins la mienne vérité. Est-ce Éluard ou Lautréamont qui a dit que la poésie est avant tout une affaire de vérité pratique ? C’est ce que je pense aussi. La poésie est avant tout une affaire de vérité. D’ailleurs, si tu ne crois pas en ce que tu dis, ce n’est pas la peine de convaincre les autres. Si tu ne vis pas ce que tu dis, ce n’est pas la peine d’en faire part. C’est en tant qu’être brisé que j’écris cette écriture qui rassemble toutes mes parts brisés…

L’Insularité

Je suis d’Haïti qui est une île, un tiers d’île qui partage le même territoire avec la République dominicaine. Est-ce qu’Haïti est absolument une île ? Ou une demi-île, comme certains s’interrogent ? Comment se pose la question de l’insularité haïtienne ? En ce qui me concerne, je suis de Hinche, ma ville natale. C’est une ville enclavée où il n’y a pas la mer. Je connais des personnes qui sont nées à Hinche et qui sont mortes sans avoir vu la mer. Peut-on envisager l’insularité sans la mer ? Ce sont toutes ces questions-là que je me pose par rapport au lieu de ma naissance. Je ne me sens pas insulaire absolument ; ce n’est pas ce qui me préoccupe. Je me sens homme du monde, tout en étant très ancré dans ma terre, dans l’espace haïtien.

Ma poésie est baignée, est très poreuse à l’idée même de la mer, mais sans en être noyé. Le mot « île » est récurrent, bien sûr, mais pas comme l’île qui s’enferme sur elle-même. Comme espace de solitude, c’est l’île-monde. L’île comme possibilité d’ouverture. L’ile comme aspiration permanente à l’ouverture, au cosmos. Par exemple, en Nouvelle-Calédonie, il y a cet arbre dont parle un poète haïtien, René Depestre, le banian. Je veux me rapprocher le plus possible de cet arbre qui est le banian, avec des racines très profondes : un arbre très enraciné, avec des racines flottantes que l’on voit en plein air, et dont les feuilles sont projetées vers le ciel. C’est vivre dans une île à l’état de banian. C’est-à-dire, être originaire d’une île, mais avec des fenêtres ouvertes de partout.


James Noël

Noël, James. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Nouméa et Poindimié (Nouvelle-Calédonie), 2009. 32 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 8 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 8 septembre 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Coutechève Lavoie Aupont.

Voir aussi, enregistré le même jour à Poindimié (3 septembre 2009) : icon_video « James Noël, Le sang visible du vitrier », extraits du recueil, lus par l’auteur, vidéo de 8 minutes.

© 2010 Île en île
tous droits réservés

Cet entretien est étudié dans une série éducative faite en co-production (Île en île et TV5Monde) pour les étudiants en FLE, avec des fiches d’activités. Voir James Noël, poète.


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mis en ligne : 8 septembre 2010 ; mis à jour : 27 septembre 2021