Jacques-Stephen Alexis, « Où va le roman ? » – Boutures 1.1

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vol 1, nº 1, pages 33-41

 

Mes amis de Présence Africaine* m’ont demandé d’entamer une discussion sur le roman. C’est une tâche redoutable que d’ouvrir un débat de ce genre. On encourt toujours le risque d’orienter la discussion dans la voie d’une controverse de sourds, pour peu qu’on se laisse aller à défendre avec trop de chaleur les points de vue qui vous sont personnels. C’est pourquoi dans cette introduction sans prétention, je me contenterai d’énoncer quelques vérités premières, quelques lieux communs ordinairement évoqués à propos du roman de notre temps et du roman des peuples noirs en particulier, de classer les problèmes généraux soulevés, afin que tout un chacun puisse s’exprimer dans un ordre qui permette de tirer les conclusions du débat. Bien sûr, cet exposé ne peut aller sans des prises de position, cependant je m’efforcerai d’éviter que mes opinions personnelles ne mettent en cause les résolutions finales de la confrontation. Ce ne sera cependant pas faute de m’exprimer avec vigueur et passion, cela ne peut donner que sel et piment à la controverse. Que la joute soit belle donc, quelle soit vive, chaude, instructive, enjouée fraternelle et tolérante. Qu’elle nous permette surtout d’avoir les idées plus claires à la fin du débat. Si, en apparence, les attrapages de ce genre semblent stériles, à mon avis l’indécision qui semble résulter de ces confrontations publiques est plus virtuelle que réelle. Dans la maturation des opinions humaines, la décantation des thèses opposées à la nôtre se fait lentement, mais est au bout du compte fructueuse pour notre travail créateur dans le silence de notre cabinet.

Le roman, le plus jeune des genres littéraires, ainsi qu’il est convenu de le dénommer, n’en est pas moins un très vieux mode d’expression. Nous oublions souvent, trop souvent, que cette discipline que nous considérons comme l’apanage presque exclusif de l’ère moderne a des racines qui se perdent dans la nuit des temps. Il correspond à un vieux besoin des hommes, celui de dresser des affabulations qui reproduisent le mouvement de leurs vies et de leurs rêves. Le roman, c’est la conciliation de l’imaginaire et du réel, il est éternel comme notre goût des belles histoires, notre incorrigible propension au conte et à la légende. Il représente un fruit longuement sélectionné par des générations de créateurs, mais le rosier de Bengale ne doit pas nous faire oublier le rosier des chiens. Une bonne connaissance de la biologie du roman contemporain ne peut aller sans celle de la plante originelle.

Cultures occidentales et forme contemporaine du roman

Bien sûr, ce sont les cultures occidentales qui ont porté le roman à sa forme contemporaine, forme qui varie selon la géographie, en fonction des traditions propres à chaque culture nationale ou zonale. Cependant le roman est sans conteste un genre universel, non seulement dans l’espace, mais aussi dans la durée. Dans la mesure où la création narrative chez un peuple s’accumule, se systématise et arrive à ce point critique où les contes s’organisent en cycles, en « dits » qui se relient, s’emboîtent, se prolongent en séquences continues, on peut dire que sa culture est arrivée à l’âge du roman. L’accumulation de la quantité d’histoires provoque un changement qualitatif dans l’art du récit qui devient roman, c’est-à-dire une discipline littéraire où l’homme est enfin en mesure de mettre en scène toute la synthèse que représente la vie et non plus certains aspects du réel qui précédemment n’étaient traduits que par les disciplines parcellaires: conte merveillex, épopée, chroniques, mémoires et mémorials. En France par exemple, le roman de Renart, puis le roman chevaleresque et le roman de la Rose annonçaient Rabelais, Mme de La Fayette et tous les romanciers qui leur ont succédé. C’est un fait que les cultures locales, nationales et zonales se développent inégalement sur la planète; pour être toutes belles et prometteuses, elles ont des maturités différentes néanmoins. Il importe de rappeler que c’est le roman occidental qui a joué le rôle de catalyseur pour la concrétisation des potentialités romanesques des autres cultures. La civilisation industrielle a donné un avantage initial aux cultures occidentales qui leur a permis de produire des romans répondant à la définition contemporaine avant les autres cultures. Malgré tout, les romans des peuples, qu’ils soient européens, asiatiques, africains, océaniens ou afro-amérindiens, poursuivent toujours le développement autonome des cultures dont ils sont l’expression. Pour illustrer mon propos d’un exemple que je connais bien, je peux dire que les romanciers haïtiens considèrent à juste titre que le romancero de Bouqui et Malice marquait la maturité romanesque de leur culture. Pour qu’il y ait eu au siècle dernier les grands romanciers haïtiens qu’ont été Frédéric Marcelin, Fernand Hibbert et Justin Lhérisson, il a quand même fallu l’action décisive du roman français et occidental qui a tisonné les possibilités romanesques qui existaient virtuellement dans la culture haïtienne. Le monde est un. Toutefois, à notre avis, le roman haïtien est directement la prolongation de la grande samba haïtienne, il vit de la maturité romanesque de notre peuple, de la verve créatrice de nos tireurs de contes, de nos simidors et de nos composes, et nous en sommes fiers.

La maturité romanesque d’un peuple

La maturité romanesque d’un peuple ne s’exprime par des romans répondant à la définition actuelle que dans la mesure où la culture de ce peuple franchit le stade d’une littérature parlée, verbale, orale, pour atteindre celui d’une littérature écrite. En effet, il ne suffit pas que quelques créateurs aient individuellement le génie suffisant pour mettre en scène leur temps et les rêves de leur temps, il faut encore qu’un large public soit réceptif à la littérature écrite. Le roman est un genre qui ne peut vivre et se développer véritablement dans un pays que dans la mesure où l’instruction publique y est assez répandue et continue à s’y répandre. Il semble qu’il y ait là une donnée constante de toutes les littératures, c’est ce qui expliquerait que les émules de Chaucer se soient fait espérer dans la littérature anglaise, qu’en France il ait fallu attendre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe pour qu’apparaissent des successeurs de Rabelais, de Lesage et de Mme de La Fayette, pour que le roman devienne vraiment un genre délimité et un courant littéraire autonome. Dans les pays où l’instruction publique est l’apanage d’une très faible minorité, les romanciers sont des exceptions, des hirondelles qui annoncent le printemps, rien de plus. Les intellectuels des pays noirs, où l’analphabétisme est massif, doivent en conséquence se rappeler qu’une lutte cohérente pour un roman national ne peut se concevoir sans une activité militante contre l’analphabétisme et pour une instruction publique plus répandue. Naturellement pour tous les romanciers de notre temps, le public romanesque n’est plus un public strictement national, il tend à s’élargir et devient un public international. Certes, les écrivains, de quelques pays qu’ils soient, ont aujourd’hui plus de chances de réaliser leurs promesses, mais il faut au roman un terreau originel favorable à son éclosion. Cette réflexion ne nous aiderait-elle pas à comprendre le cas de romanciers qui, après un ou deux livres prometteurs, ont marqué le pas après avoir abandonné leur pays pour venir s’installer en Occident ou ailleurs? Ils sont devenus des écrivains occidentaux, à moitié occidentaux, ni chair ni poisson, n’ont pu développer leurs moyens, voir s’épanouir leur talent, et leur art devient chaque jour moins original, moins authentique. Je crois que le romancier a comme Antée besoin du contact vivifiant de sa terre natale et du climat des luttes objectives pour l’édification de son pays. Les fils de personne n’ont à mon sens aucune chance de se réaliser pleinement dans le roman. Saprophytes de cultures d’emprunt où ils n’arrivent jamais à s’intégrer totalement, ils perdent progressivement ce qui faisait valeur, ressentant, plus encore que les écrivains du pays de leur exil, les contradictions de la création artistique. Bien sûr, il y a d’incontestables exceptions, et certains tempéraments exceptionnels peuvent parfois arriver à triompher de toutes les difficultés.

Forme discursive du roman oral

En dépit des conceptions d’école, le roman d’aujourd’hui est un genre dont le pouvoir résulte autant de l’affabulation choisie, de l’histoire racontée, que de la manière de faire la narration et des perspectives qui s’en dégagent. Alors que la forme discursive du roman oral est une donnée secondaire, que l’histoire y est simplement un matériau fondamental livré au caprice et au talent créateur du récitant ou du conteur, le romancier d’aujourd’hui est un écrivain, il impose à l’affabulation un moule définitif, il la coule dans un bronze rigide, la drape sur un squelette, lui imprime un contour, un mouvement qui ont une importance égale au thème et au sujet. Le roman nous amène donc devant des problèmes communs à toute la création artistique, celui de la dialectique du sujet et de la forme, celui de la tradition et de l’invention, celui de la réalité et de la fiction, celui de la gratuité et de l’humanisme, celui de l’Ordre et de l’Aventure en un mot. Si l’artiste est libre de son choix, son choix n’implique pas moins une prise de position qui le situe par rapport au réel, sur le plan du fond comme sur celui de la forme. Il nous semble que toutes ces contradictions, prétendument insolubles que monte souvent en épingle cet esprit qui se prétend libertaire et moderne, ne constituent que des faux problèmes. Comme si la partie pouvait entrer en guerre contre le tout d’une manière inexpiable, comme si le contenant ne pouvait faire un mariage d’amour avec le contenu. Comme si l’individu et l’individuel ne pouvaient s’harmoniser avec la collectivité et l’intérêt général! Sans doute, il est plus difficile de convertir un pur esprit au réalisme, un esthète au fonctionnalisme, que de gagner une âme religieuse à l’athéisme, mais vis-à-vis du roman comme dans tout autre domaine, chaque créateur a des opinions que la vie se chargera de renforcer, d’améliorer et de faire triompher si elles sont justes, de battre en brèche, d’infirmer et de ruiner dans le cas contraire. Le progrès est fonction de la bataille des idées, aussi nous ne cesserons pour notre part de prôner un contenu réaliste, dynamique et humaniste, des formes artistiques fonctionnelles, c’est-à-dire servant à mettre en valeur, bellement, ce contenu. Il semble d’ailleurs superflu d’insister sur cet aspect, la grande masse des créateurs les plus en vue des peuples noirs et des pays sous-développés tombant en général d’accord sur cette question.

Mission de nos créateurs

Dans la conjoncture actuelle, dans l’aliénation historique qu’ont connue nos peuples respectifs, la mission de nos créateurs est de chanter les beautés, les drames et les luttes de nos peuples exploités en repensant les canons mis au point par les cultures occidentales en fonction des trésors culturels nés sur notre sol. En élevant à la dignité d’oeuvre d’art accomplie, à la dignité de merveille, l’inépuisable tradition de nos peuples pour lesquels l’art est affaire quotidienne, création continue, collective, populaire, nous sommes en mesure de renouveler originalement les lois des genres et d’apporter à la culture mondiale un enrichissement que l’Occident, où la vie populaire s’est dépoétisée depuis le capitalisme, n’est plus en mesure de donner. C’est notre conviction que par un réalisme combattant, un réalisme lié à notre sol, à la création populaire de chez nous, comme à tout l’acquis progressiste de l’univers, nous sommes en mesure de produire, dans le roman comme dans plusieurs autres disciplines, quelque chose de vraiment neuf Bien plus il est même loisible de penser qu’avec les trésors de leurs formes culturelles jusqu’ici inemployées dans l’art professionnel, les peuples noirs et sous-développés sont en mesure d’enlever pour un bout de temps l’initiative à l’Occident dans le rajeunissement et la découverte des formes artistiques nouvelles, éclairant ainsi le destin l’art pour toute l’humanité.

Evolution de l’initiative en culture

À première vue, une telle pensée peut sembler suffisante, outrecuidante, chauvine même, pourtant en analysant en toute objectivité les données de la création artistique contemporaine, il nous semble que cette conclusion coule de source, pour la même raison que la musique négro-américaine et négro-latino-américaine joue le rôle que nous lui connaissons aujourd’hui dans le monde entier. Encore une fois, le monde est un. L’histoire nous apprend que l’initiative en culture a continuellement changé de main. L’expérience orientale, puis afro-égyptienne, puis gréco-latine ont successivement guidé une grande partie du monde sur le plan culturel, c’est un fait. Ensuite le monde occidental a dominé mais aujourd’hui il semble que son pouvoir est incantatoire, son don du chant profond s’épuise surtout sur le plan des formes. L’histoire nous offre une chance de contribuer à la marche en avant de l’humanité, de devenir des coryphées, d’utiliser tout un aspect de l’humain qui a été négligé, sous-estimé et s’est sérieusement atrophié dans les vieilles cultures d’Occident. Si nous savons le comprendre, nous qui possédons les qualités et les avantages de la jeunesse, l’initiative culturelle peut nous appartenir pendant un certain temps avant que nous la perdions à notre tour. Le roman est le genre littéraire le plus important de notre temps, c’est particulièrement dans le romanesque qu’il importe de montrer ce que nous sommes capables de faire.

Pendant longtemps en Occident l’artiste est resté en contact direct avec le peuple, l’oeuvre d’art jusqu’au haut Moyen Âge était une conjonction du génie personnel et de la création collective populaire. Ensuite, au fur et à mesure, l’artiste ne s’est pas seulement spécialisé, mais son art s’est cloisonné de plus en plus de l’entendement général de son peuple, il est devenu un art de cour, un art d’initiés, alors que le peuple voguait de son côté. Pendant un certain temps la révolution bourgeoise, par son contenu progressiste, a pallié à cette sécession, puis le capitalisme a acquis les caractères qu’on lui connaît aujourd’hui. Quand on considère la situation de l’art dans les pays capitalistes, que constate-t-on?

Divorce du peuple d’avec la création

On voit d’immenses armées de travailleurs industriels, esclaves dans des entreprises géantes, des esclaves que la vie quotidienne et les cadences de production de la fourmilière épuisent. Fourbu, l’homme rentre le soir dans ses taupinières de béton armé, sinon dans ses taudis, le plus souvent incapable même de lire quelque chose de sérieux, isolé, épuisé, sans contact avec les autres. Plus de vie collective véritable, plus de fêtes dans la cité, tout est mort, carnaval, jeux publics, théâtre de masse, processions, le chant et la danse ne procèdent plus de la création populaire, ils sont l’oeuvre de spécialistes de cabinet qui n’ont plus rien de commun avec le peuple, quand la musique et l’art de la danse ne sont pas tout bonnement importés de l’étranger, essentiellement des États-Unis et d’Amérique latine. Dans les campagnes, le divorce du peuple d’avec la création culturelle est moins accentué, mais le capitalisme pénètre, là aussi, la machine agricole, et les cadences de production ont accompli leur travail délétère. Parfois le folklore arrive à être conservé – pieusement et artificiellement conservé – mais il n’y a plus de création continue, sauf dans quelques rares pays, le folklore est un folklore mort, un folklore de musée. La petite-bourgeoisie, classe de laquelle proviennent en général les créateurs et les artistes en fonction de la crise générale du système capitaliste, est elle-même complètement désemparée, dans sa masse du moins. Verbalement cette petite-bourgeoisie rejette les valeurs de la bourgeoisie décadente, mais en pratique elle refuse également le compagnonnage des masses populaires que le capitalisme a défigurées et aliénées sur le plan intellectuel et artistique. Cette petite-bourgeoisie a perdu le contact avec les sources créatrices de tout grand art: le peuple en mouvement. Dans les meilleurs des cas, entre quelque Saint-Germain-des-Prés et quelque Boul’Mich’ de telle ou telle capitale occidentale, cette belle jeunesse intellectuelle, ardente, généreuse, capable de fortes et grandes choses, mais sans boussole, s’épuise dans les jeux intellectualistes, les pantalonnades pseudo-poétiques, la masturbation artistique et l’inversion du goût. Au milieu de tout cela, se bat une courageuse mais petite phalange de créateurs progressistes, qui, consciente du désastre, voudrait se rapprocher du peuple et nourrir son art de ses valeurs; mais le plus souvent, malgré leurs dires, ils ne se fondent pas dans le peuple, ils ne combattent pas artistiquement sur les positions du peuple, ils ne tentent pas de devenir la chair de la chair du peuple et de s’assimiler effectivement et intellectuellement son optique de la vie. Ils vont au peuple, avec combien de restrictions mentales, ils le décrivent à la troisième personne, ne vivant pas sa vie, ils voudraient « élever le peuple jusqu’à eux ». Confondant art national et populaire avec art traditionnel, officiel, ils négligent systématiquement le folklore, les derniers feux de la création populaire, oubliant que le grand oeuvre naît de la conjonction dialectique du talent individuel et du génie collectif du peuple. Il y a bien des choses qu’ils ne semblent plus voir: les jeunes campeurs qui partent sur les routes, la ducasse du carreau des mines, les chants des vendanges et des foins coupés et le petit vin blanc des guinguettes des bords de la Marne. Des voix se sont élevées, des efforts ont été consentis bien sûr, mais en général on a oublié la timide leçon de Béranger, de Mistral et d’Aristide Bruant. Là pourtant était le début d’un renouveau de l’art lié au peuple. Le plus souvent, les oeuvres sentent l’huile, le cabinet, l’intellectualisme métaphysique on le progressisme à froid. Ils ont oublié la laineuse scène du misanthrope de Molière où Molière opposait une chanson populaire combien irrégulière à un sonnet parfaitement amidonné. Sur le plan des formes artistiques, c’est soit Trisotin soit Isidore Isou qui triomphe. A notre avis, les parterres à la française n’existent que dans les jardins des grands et non pas dans ceux des petites gens. Les créateurs ne pensent qu’à leur tradition des pommiers et des poiriers en espalier et ne semblent pas se douter qu’il y a aussi de merveilleux pommiers qui vivent en liberté pour le bonheur de tous les amoureux de Normandie. On est en droit de se demander si ces vieilles cultures, malgré leurs splendeurs et leurs possibilités de rajeunissement, ne sont pas entrées dans une phase sénile.

Pourtant, si on n’aborde pas les voies nécessaires au franchissement de l’impasse, on en est conscient en Occident, on s’en plaint. Désaffection du public pour la poésie, les écrivains n’arrivent pas à vivre de leurs oeuvres, crise du sujet, entend-on répéter. Au lieu de rechercher les causes objectives de cette désaffection du public, les écrivains, tels des chiens philosophes, tournent en rond à la recherche de leur queue métaphysique. Comprendre que le petit peuple d’Occident ne consacrera pas ses quatre sous à acheter des oeuvres qui ne sonnent pas à ses oreilles et à son coeur comme à ses saillies, sa bonne humeur, ses mots d’amour, ses chansons, ses sanglots, n’est pas pourtant sorcier. Foin de l’écrivain officiel qui dit des choses justes, alambiqués, étale des sentiments humains d’une manière étrangère au coeur des humbles! Corrigez votre vocabulaire, conseillait déjà Confucius à ceux qui voulaient reformer la Chine: ici il s’agit non seulement du vocabulaire de la langue, mais de tous les vocables, des organons comme du contenu.

Limitation objective de l’aliénation capitaliste

Bien sûr, l’aliénation capitaliste est une limitation objective qui diminue les chances d’un art puissant en Occident pour un certain du moins, aussi ce n’est pas pour jeter la pierre à nos frères d’Europe que ce tableau est brossé, mais pour mettre en garde les écrivains noirs et de toutes les nations qui montent contre certaines tendances qui prévalent actuellement. Sur le plan du roman on dit en particulier: crise du sujet, opposition entre le roman de situation et le roman intérieur, on met en garde contre la réalité sociale, la perspective politique de l’aventure humaine; or tout cela n’est évoqué que pour émasculer le problème fondamental. Le drame est ailleurs. Ce n’est pas le capitalisme qui en est seul responsable, mais une attitude coupable des romanciers et des écrivains en général. Peu à peu, alors que de nouvelles masses d’hommes accédaient à l’instruction publique et à l’art, les écrivains et les artistes d’Occident ont systématiquement négligé le nouveau public qui s’offrait à eux. Ils ont continué à écrire et à créer dans l’optique des classes dirigeantes, pour des élites, en utilisant un langage d’initiés. Lentement et sûrement, le fossé s’est de plus en plus creusé. Le roman à l’eau de rose, le roman de quatre sous, lui, n’a pas négligé ce nouveau public disponible, il se l’est accaparé, satisfaisant certes tous les bas instincts, mais parlant incontestablement une langue qui touchait le peuple. Aujourd’hui, la presse du coeur a un tirage dix fois plus grand que la presse où écrivent de bons conteurs et de bons publicistes. Cecil Saint-Laurent a une audience à laquelle ne peut prétendre Roger Martin du Gard, Mauriac ou Aragon. Les films où s’étalent les fesses d’une quelconque Brigitte Bardot occidentale sont vingt fois plus nombreux que ceux de René Clair ou de Claude Autant-Lara. Tino Rossi et Luis Mariano ont presque triomphé de la musique d’opéra et les croque-note de musique douce, de « jazz symphonique » et de « chansons d’amour » prévalent sur les compositeurs de musique vivante. Souvent les créateurs d’Occident ont, dans une bonne mesure, partie liée avec l’homme, mais la beauté de leurs oeuvres est une beauté trop savante qui ne tient pas assez compte des préoccupations et de l’optique populaires. Ils ont lu tous les livres, mais ils ne « lisent » pas le réel de leur temps oubliant l’aphorisme de Mercutio dans le « Roméro et Juliette » de Shakespeare. Tout en admettant qu’un gros effort doit être consenti pour élever le niveau de l’instruction publique, il n’est pas juste cependant de penser que les masses populaires actuelles ne sont pas au niveau de l’art ou qu’elles soient congénitalement bêtes. Ne voir que l’un des pôles d’une contradiction est le plus sûr moyen de ne pas la résoudre.

Éviter les douloureuses expériences des autres peuples

Qu’on n’aille pas croire pour autant que nous voulons dénoncer et combattre la civilisation industrielle ou que nous la récusons pour les peuples sous-développés, au contraire. Cependant chez nos peuples jeunes, qu’on dit arriérés, cette division de l’art en deux domaines cloisonnés, le domaine de la beauté durable et le domaine du clinquant, du faux-semblant, du toc, ne s’est heureusement pas encore produite. Nos masses populaires de pays nègres et sous-développés appréhendent l’art par tous leurs pores, ils le vivent, ils créent sans cesse un prestigieux art populaire, ils continuent le folklore. À nous, créateurs nègres, d’éviter la douloureuse expérience qu’ont faite nos frères d’Occident. À nous de créer des oeuvres artistiques qui prolongent le génie natif de nos peuples et qui soient susceptibles de conquérir les nouvelles masses d’hommes qui accèdent et accéderont à l’instruction publique, à la lecture, à la culture et à l’art. L’action délétère du capitalisme sur la culture – capitalisme qui doit triompher chez nous comme ailleurs – ne sera pas une fatalité irréversible qui pèsera sur l’art si nous nous rappelons que ce sont les hommes qui font l’histoire. Les artistes feront la culture, une culture vivante et liée aux masses, s’ils le veulent et combattent jusqu’au bout pour cette fin. Ils feront de la culture le bien de tous, sur le plan de l’action sociale et de leurs oeuvres. Si, tout en poussant très loin leurs recherches formelles et artistiques, ils n’oublient pas de parler un langage qui soit intelligible à tous et corresponde à la symbolique générale du peuple de leur pays. L’art doit être national dans la forme. Les belles formes artistiques spontanément créées par les masses populaires de nos pays sont des moules premiers d’une grande originalité que nous devons perfectionner pour atteindre à l’universel et à la beauté durable. Profitons des belles expériences et des belles choses que continuent d’accomplir de nombreux et grands écrivains occidentaux, mais oublions les faux problèmes, les jeux de cirque, les dissections de mouches et l’intellectualisme poussif, anémique, invertébré de l’art aujourd’hui officiel en Occident. Comme écrivait Léopold Sédar Senghor:

     Oui, conteurs et romanciers négres… battez-nous le bon tam-tam et à son rythme, chantez-nous, dansez-nous vos récits.

Un évangéliste, saint Luc, sauf erreur, a écrit quelque part: « Personne ne met du vin nouveau dans des outres vieilles, autrement le vin nouveau rompra les vieilles outres… Mais il faut mettre le vin nouveau dans des outres neuves, et l’un et l’autre seront conservés. »

C’est un vin nouveau que nous autres, romanciers de jeunes cultures, avons à offrir au monde. C’est toute la vie âpre, drue, colorée, païenne, piaffante, musicienne, poétique, tragique, combattante, chienne et fée, que nous devons mettre en scène. Nos peuples aux poings liés, aux pieds entravés et aux bouches bâillonnées ont besoin de nous. Artistes nous sommes, et en artistes conscients de la difficulté et de la complexité de l’oeuvre d’art, nous devons travailler à dénoncer l’aliénation raciste, colonialiste, impérialiste. Pour ce faire, le réalisme est notre seule chance. Il n’est pas vrai que la réalité quotidienne soit antiartistique. L’art est un combat avec l’ange, il faut être difficile avec soi-même, se surpasser par l’assimilation d’une optique juste de la création et vaincre les difficultés qui nous assaillent. Élevons les formes artistiques qui vivent chez nous, étudions les formes discursives et le style narratif de nos conteurs populaires, assimilons-nous leurs organons formels, renouvelons-les pour recevoir le message de l’homme noir, le message de l’armée souffrante. Comme disaient Jean-Jacques Acaau et ses compagnons de la révolution haïtienne de 1843.

Levée de boucliers contre le réalisme social en art

Aujourd’hui, nous assistons à une levée de boucliers contre le réalisme social en art, sous prétexte que le réalisme socialiste aurait abouti à des échecs retentissants en Union Soviétique. Loin de nous la pensée de minimiser les erreurs commises dans ce pays, cependant, nous le disons sans ambages, en dépit de toutes ses insuffisances, de son schématisme, de son manichéisme, par son contenu fondamental nous considérons le roman soviétique contemporain comme bien plus prometteur que le roman d’esthètes constipés, le roman inverti faussement intellectualiste, anémique et décadent qui constitue le plus clair de la production romanesque de l’Occident bourgeois. Nous ne voulons pas nous appesantir sur un sujet qui n’est pas nôtre, mais en fonction de ces attaques frénétiques contre tout réalisme qui dénonce les horreurs du colonialisme, de l’exploitation des faibles, les exactions de cet Occident qui est le bastion du conservatisme et auxquels sont enchaînés tant de peuples esclaves, il n’est pas inutile de démontrer que l’expérience soviétique ne met pas en cause le réalisme en art, au contraire.

Au moment de la révolution d’octobre, brutalement, l’Union Soviétique se trouva décapitée de la plus grande masse de ses classes dirigeantes. Du jour au lendemain, ceux qui constituaient la masse du public littéraire et artistique sentaient ou faisaient corps avec les armées blanches et les interventionnistes étrangers. Un public artistique averti disparaissait subitement dans cette Russie, bagne des peuples, où vivaient 85% d’illettrés. La tâche n’était pas simple pour les écrivains et les artistes qui, eux, ne voulaient pas abandonner leur peuple. Il leur fallait s’adapter à un public nouveau, hier encore analphabète, transcender et prolonger les formes artistiques traditionnelles de leur pays pour les adapter à la symbolique expressive de masses qui, hier encore, ne participaient pas à la littérature et à l’art des créateurs professionnels, ce dans une optique révolutionnaire. Cette tâche fit peur à la plupart des écrivains et artistes qui massivement émigrent avec les classes dirigeantes auxquelles ils étaient liés. Pour citer des exemples, Prokofiev, Alexei Tolstoï et Ilya Ehrenbourg ne revenaient que vers 1934 dans leurs pays.

Révolution économique et politique et valeurs culturelles nouvelles

Nous savons qu’une révolution économique et politique ne crée pas immédiatement des valeurs culturelles nouvelles. Par exemple en France, il a fallu attendre 1830 pour voir apparaître le romantisme, expression culturelle de la révolution de 1789 et de la bourgeoisie révolutionnaire, soit donc plus de quarante ans après. Le jeune pouvoir des Soviets réclama des écrivains et des artistes de leur pays qu’ils parlent le langage du nouveau public en cours de désanalphabétisation, qui accédait enfin à la culture. D’après nous, le niveau de l’art et de la littérature soviétique devait, au début refléter dans une bonne mesure le niveau culturel des masses populaires de l’empire russe et ce, pendant un certain temps. La littérature et l’art soviétiques se sont courageusement débattus dans la recherche d’une voie artistique nouvelle, c’était là une tâche gigantesque dans la conjoncture où se trouvait la Russie de ces années héroïques. Les néoréalistes du monde entier ont une dette immense vis-à-vis de ces premiers de cordée qui leur ont frayé la voie sur ce terrain mal connu et leur ont permis ainsi d’apporter des enrichissements originaux à l’art. Les erreurs, les fautes graves n’ont pas manqué, et de la part des gouvernants, et de la part des écrivains artistes soviétiques. Il ne pouvait en être autrement. Proletkult, Thèses de Karkov excès du jdanovisme, étaient l’expression d’un peuple qui portait un lourd héritage d’arriération et auquel l’histoire avait cependant confié la tâche d’éclairer la voie de l’humanité. L’émigration, la disparition soudaine du plus grand nombre des créateurs faisaient que le passage d’une culture à direction bourgeoise et semi-féodale à une culture à direction prolétarienne n’a pas pu s’opérer progressivement, mais brutalement, révolutionnairement. La culture ne procède pas par bonds, elle est un lent et patient devenir. Un changement qualitatif peut aussi s’opérer graduellement, comme l’a montré la contribution de Staline aux problèmes de la linguistique. Il était donc fatal que la maladie infantile de la culture soviétique soit longue, grave, dramatique, quoique les dirigeants, Staline en tête, aient eu une lourde part de responsabilité en ne faisant pas tout ce qui était possible pour y pallier. Nous ne croyons cependant pas que cette expérience soviétique mette en cause l’essentiel des thèses de Lénine sur le réalisme socialiste. Certaines données méritent d’être développées dans la vie, corrigées dans la vie, d’autres sont périmées aujourd’hui, mais par Lounartcharski, par Staline ou par Jdanov, même présentées avec une certaine rigidité, une certaine intolérance et un certain dogmatisme restent dans leur essence les thèses de Marx de Plekhanov et de Lénine. Mal assimilées, mécaniquement appliquées, intégrées sans nuances, hors du cadre concret de la vie, elles ne doivent pas pour autant être rejetées. Nous attendons encore la réfutation des thèses fondamentales du réalisme socialiste, si jamais elles arrivent à l’être, pour leur temps. Complétées, développées, enrichies, débarrassées de leurs scories, oui, elles le seront certainement. En effet, pour nous ces thèses pourraient se résumer en une phrase:

« Créer pour la masse de son peuple et ainsi pour toute l’humanité, témoigner avec une vérité scrupuleuse sur la réalité des sociétés et de la vie, avec le sens des perspectives d’avenir et du caractère contradictoire du réel, ne pas oublier l’essentiel, présenter ce réel en se rappelant qu’il fait partie d’un immense corps vivant, la nature et l’humanité en mouvement. »

Ceci respecté, la liberté de l’artiste est complète. Mais on a le droit de critiquer son oeuvre, de même que le créateur est en droit d’aller à la conquête de tous les domaines inexplorés. Comme le disait une fois Aimé Césaire:

(…) et les formes qui s’attardent
à nos oreilles bourdonnant
ce sont mangeant le neuf qui lève
mangeant les pousses
de gros hannetons hannetonnant
le printemps (…)

Il faut aussi avouer – tout en condamnant la bureaucratisation de l’art – qu’on a bien exagéré l’effet des thèses du réalisme socialiste sur l’art soviétique. Les exemples qu’on monte en épingle sont justement ceux des créateurs ayant violé l’esprit de la conception réaliste en art. Le plus souvent ces créateurs mis en cause ont gardé la même attitude que les écrivains et artistes bourgeois, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas arrivés a se fondre dans leur peuple, vivant en marge des conditions concrètes de sa vie, le décrivant de l’extérieur, comme des journalistes. Ces pontifes pontifiants ont violé l’esprit du réalisme parce que se plaçant au-dessus du peuple, ils n’ont pas eu un coeur public, ils n’ont pas su participer avec tous leurs sens, leur sensibilité, leur raison et leur humanisme à la comédie, au drame, à l’épopée moderne du peuple russe et de ses peuples frères.

Réalisme dans l’art soviétique et sa littérature

Et pourtant malgré ses tâtonnements, ses travers, ses insuffisances et la gravité de sa maladie infantile, quelle grande démonstration en faveur du réalisme n’ont pas apporté l’art soviétique et sa littérature! Même dans ses échecs, rien de petit: c’est le peuple entier qui entre en scène, c’est tout le souffle de la vie qui vente! Par ses sujets, l’art soviétique dans son ensemble n’est pas comme l’art de la grande masse des créateurs bourgeois, un art marqué au coin de la décadence, un art de faux problèmes, un art d’intellectuels essoufflés, déliquescents, pourris de cérébralité, un art de fin de civilisation. Qui irait discuter que le réalisme mis en oeuvre par les néoréalistes soviétiques ait eu de graves insuffisances reflétant les contradictions qu’ont eu à vaincre le valeureux peuple d’octobre? L’art soviétique a cependant devant lui un immense avenir, non seulement parce que les larges masses populaires de ce pays sont les plus avancées sur le plan de l’instruction générale et de la culture, mais aussi parce que la juste orientation réaliste entreprise sous le pouvoir soviétique, dans les conditions d’une grave et inévitable maladie infantile, a grandement contribué à l’oeuvre de Prokofiev, de Miaskosky, de Katchaturian et de Chostakovitch, elle a produit les Eisenstein, les Kazakievitch, les Maïakovski, Pasternak, Ostrowski, Cholokov, Gladkov, Léonov, elle a épanoui le talent d’Alexei Tolstoï, d’Ilya Ehrenbourg et de combien d’autres créateurs et interprètes de toutes disciplines.

Il fut même un temps où l’on mettait en cause la possibilité de l’expérience soviétique; qui donc peut aujourd’hui prétendre avoir ignoré que ce peuple se lançait littéralement à l’assaut du ciel? Après avoir construit, grâce aux efforts héroïques de son peuple et à l’appui de toute l’humanité progressive, au milieu d’un monde d’exploitation, d’oppression et de rapines, une citadelle de l’espérance, les plus vieux rêves des hommes ont enfin un visage. Aujourd’hui, le vieux monde tremble sur ses bases dans les coins les plus reculés de la planète, l’histoire ne peut plus faire marche arrière, la citadelle étant inébranlable et inexpugnable. L’Union Soviétique et l’humanité progressive sont assez puissantes aujourd’hui pour soumettre au feu de la critique tout ce qui a été fait, le réalisme socialiste en art et en littérature, tout comme les autres expériences, ne pouvait d’emblée atteindre à la perfection. Qui donc l’ignorait? Nous savons tous que ce qui naît voit le jour difficilement, qu’il doit passer le premier âge, par l’enfance, par l’adolescence pour atteindre la maturité. Rien de plus fragile qu’un enfant; tout en essayant de le corriger, sans faiblesse, on doit beaucoup lui pardonner, parce qu’il est à l’âge ingrat, à l’âge de la peur, des excès, de l’outrance, de l’exagération et même de la violence gratuite. Toutes les forces délétères s’acharnent sur l’enfant, il doit s’immuniser progressivement contre les maladies, passer par tontes les affections du jeune âge, un rien risque de le tuer. Mais quelle beauté radieuse chante l’excessive jeunesse! Pourquoi perdre confiance dans celui qui entreprend de lui-même la correction de ses péchés et de ses travers de jeunesse commis alors qu’il devait jeter sa gourme? Confiant aujourd’hui autant qu’hier, c’est avec joie que j’ai vu le moment où l’Union Soviétique était assez sûre d’elle-même et assez puissante pour dénoncer sans merci le passif inhérent à l’édification d’une société enfin sociale. Dans le réalisme socialiste en particulier, tout doit être remis en question et rien ne doit être remis en cause. Cela signifie qu’avec un sens aigu de l’opportunité historique, ce qui était la vérité provisoire et nécessaire d’hier, époque de combats furieux, doit devenir une vérité plus large et plus nuancée, la vérité dogmatique doit devenir une vérité mouvante comme la vie, sans que pour autant les lois fondamentales et les principes d’une théorie éprouvée ne soient abandonnés. Tâche difficile que de le faire avec mesure, en évitant qu’un culte inverse ne remplace le culte précédent, qu’un manichéisme nouveau ne remplace l’ancien, qu’à l’exagération ne succède le nihilisme. La petite confusion actuelle, les excès, les fautes et les exagérations du tournant de l’histoire – il y en a – seront surmontés. En littérature comme en art et dans tout autre domaine, nous devons savoir, sans perdre la tête et notre boussole, remplacer les métaux colloïdaux et les sulfamides qui ont été si utiles par les antibiotiques qui sont un acquis supérieur de nos dures luttes pour la santé de l’homme. C’est une plus belle aventure de l’homme qui commence!

Triomphe du réalisme social

Dans le roman en particulier, de même qu’aux États-Unis de Steinbeck, de Hemingway et de Caldwell, au Brésil de Jorge Amado, au Guatemala de Miguel Angel Asturias, en Haïti de Jacques Roumain, au Pérou de Ciro Algéria, en France, en Allemagne, en Union Soviétique comme ailleurs nous assistons au triomphe d’un réalisme puissamment social. C’est pourquoi nous adhérons pleinement à une des conclusions du débat de Présence Africaine sur la poésie:

« Donc, souci d’authenticité pour un réalisme négro-africain vivant… »
« … En affirmant la présence de l’Afrique avec toutes ses contradictions et sa foi en l’avenir, en luttant par ses écrits pour la fin du régime colonial, le créateur noir d’expression française contribue à la renaissance de nos cultures nationales… » (David Diop).

Cependant, malgré les efforts qui sont consentis pour protéger l’art populaire et le folklore dans certains pays industrialisés, il existe des contradictions inévitables qui sont le lot de la civilisation industrielle. Une des plus évidentes, c’est que la création des masses populaires est freinée dans une certaine mesure par la civilisation industrielle elle-même. Par un curieux avantage, temporaire, que leur procure leur retard économique, alors qu’ils confrontent aussi de graves contradictions, les écrivains et artistes des pays sous-développés profitent et profiteront du fait que chez eux le folklore est un folklore vivant et que la création populaire de formes artistiques nouvelles est un processus toujours actuel et continu. C’est ce qui permet d’affirmer que les écrivains et artistes des jeunes cultures ont une chance de fertiliser l’art mondial d’une manière originale. Naturellement cette réussite dépendra de la faculté qu’auront les artistes de ces pays de se fondre dans leur peuple en mouvement et de s’assimiler de manière créatrice les beautés que produisent ces peuples pour qui l’art est encore création collective. Toutefois cette initiative de rajeunissement des formes sera perdue par nous aussitôt que l’art des pays avancés aura résolu ses contradictions, séniles ou infantiles, selon le cas, et que leurs peuples s’élèveront très haut sur le plan culturel. Ils dépasseront les autres peuples, ce que leur assurent d’ores et déjà, inéluctablement, leur système social supérieur et leur progrès technique. Ce sera d’ailleurs justice. Quelle belle et grande chose toutefois de constater que la race des hommes forme une collectivité unique, un grand organisme vivant dont toutes les parties entrent en compétition pour le triomphe de la beauté, de la vérité, de la justice et de l’humanisme. En art, comme en histoire, l’initiative change sans cesse de main; à un certain moment les peuples en retard devront se battre pour rattraper les peuples plus avancés, jusqu’au jour où sera réalisé le grand rêve de Jaurès: l’humanité aura atteint l’âge adulte et les perspectives s’estompent et échappent à l’analyse contemporaine. Peut-être qu’en cet âge d’or, l’art disparaîtra en tant que discipline particulière et qu’il se fondra en un domaine unique: la vie, la connaissance, domaine de l’homme-roi.

Idées-forces qui me guident comme écrivain

Voici le cadre général de notre discussion délimité. Maintenant, sans oublier la valeur relative des opinions humaines, le moment est venu pour moi de formuler la conception que j’ai dit roman et de livrer à la critique les idées-forces qui me guident dans mon travail d’écrivain.

D’abord, pourquoi ai-je choisi d’être romancier? Bien sûr parce que cette activité me plaît, que la création romanesque me permet de trouver ma part de joie et d’en offrir un peu à mes compagnons de rêves et de galères, mais ce n’est pas le seul aspect qui a orienté mon choix. Il m’a semblé que le genre romanesque était le plus puissant domaine littéraire de notre temps, qu’il me permettait d’appréhender l’homme et la vie dans leur réalité mouvante, de les expliquer et de contribuer à leur transformation. Le roman n’est pas seulement pour moi témoignage, description, mais action, une action de service de l’homme, une contribution à la marche en avant de l’humanité. La vie humaine est brève, j’ai eu le sentiment qu’en choisissant ainsi, par un travail et un effort constants, bénéficiant de la critique fraternelle de tous, je pouvais contribuer à l’oeuvre commune. Pour moi, être romancier c’est plus que faire de l’art, c’est donner un sens à sa vie.

Quand publier?

Au fur et à mesure que je prenais conscience des responsabilités que cette activité impliquait, – j’avais convenu avec moi-même de ne commencer à publier que la trentaine passée, après avoir accumulé une somme suffisante d’expériences de la vie – j’ai mûrement réfléchi à la portée de l’art romanesque. Je suis arrivé au sentiment que, bien avant les hommes de science, les philosophes et psychologues, les romanciers avaient su développer une psychologie du concret. Alors que la psychologie classique se contentait de classifier les facultés humaines dans l’abstrait (mémoire, intelligence, sensibilité, association des idées, etc.) et s’efforçait de créer une psychologie de l’homme en général, les romanciers me sont apparus comme les premiers hommes à avoir tenté de développer une psychologie scientifique, une psychologie de l’homme réel, de l’homme personnel, ayant une existence propre, son passé et sa propre histoire. Il m’a alors semblé que la contradiction apparente qu’on voulait établir entre la science et l’art n’était pas réelle. L’art permet de mettre en scène le réel avec toutes ses nuances, toutes ses contradictions, avec cette vibrance, ce tremblement inédit qui caractérise chaque âme humaine et que ne peut traduire aucun traité scientifique. Le domaine du roman se présente à moi comme domaine réel, un domaine naturel qui reste encore à explorer et à découvrir; l’affabulation, la fiction ne sont que virtuelles, même lorsque les personnages sont inventés de toutes pièces, à partir d’expériences humaines bien entendu. J’ai la conviction que les romanciers vont à la rencontre des contributions créatrices de Freud, des béhaviouristes et surtout du grand Pavlov, dont les découvertes et la synthèse magistrale de l’activité nerveuse supérieure forment à mon sens la plus grande, la plus plausible et la plus fertile hypothèse qui nous soit jusqu’ici donnée pour essayer de comprendre ce mystérieux animal que constitue l’homme. Ainsi, tout cri poursuivant la recherche de la beauté artistique, celle-ci est non seulement découverte formelle, nouveauté, joie, plénitude du coeur, de la sensibilité et de sens, mais effort d’appréhender rigoureusement la vérité pratique de l’existant humain, être social oeuvrant pour son destin. Je ne suis jamais arrivé à établir de cloisonnement entre mon activité scientifique, mon travail de médecin, plus particulièrement ma découverte de neurologue et de psychiatre d’une part, et mon labeur, ma création de romancier d’autre part; j’ai le sentiment que mon activité s’exerce en un domaine unique: le domaine de l’humain. Pour tout dire, je crois que le roman peut être le premier champ de manoeuvre où l’homme tentera de fondre tout son domaine spirituel, expérience vitale, savoir scientifique, sensibilité affective et artistique, en un ciel unique: la connaissance.

Je ne crois pas avoir jamais ressenti de difficulté véritable à trouver le sujet de mes oeuvres. Jamais je n’ai éprouvé ce sentiment que « tout est dit et que j’arrive trop tard ». Pour moi tout est toujours neuf sur la planète, tout m’étonne, tout m’affecte ou me ravit, chaque jour j’ai l’impression de naître dans un univers inédit, et qu’il me suffirait d’apprendre à ouvrir les yeux avec une conception moniste du monde pour arriver à envisager et saisir à la fois l’arbre et la forêt. Il me semble que, grâce à une telle attitude délibérée, il est loisible, malgré la lenteur de l’évolution des sociétés et du coeur humain, de saisir l’homme dans sa personnalité, son milieu social, les particularités de son pays comme dans le mouvement de l’histoire et le devenir de l’univers. On pourrait donc en conséquence découvrir sans cesse du nouveau, approfondir la connaissance et, en tenant compte des apports quotidiens des autres disciplinés, arriver à faire du roman un genre sans cesse plus vibrant, sans cesse plus vrai et sans cesse plus beau. Le roman est pour moi un témoignage de l’esprit, du coeur et des sens, un témoignage total. Il suffirait seulement au romancier, selon son tempérament, de choisir dans la réalité ce qui le frappe plus particulièrement, ce qui le fait vibrer afin de le rendre à ses semblables pour leur joie, leur édification intellectuelle et morale, dans le mouvement et le pétillement de la vie. Dans le roman je fais mienne la conception de Hegel d’après laquelle:

« La beauté artistique est la beauté née et comme née deux fois de l’esprit. Or autant l’esprit et ses manifestations sont plus élevés que la nature, autant le beau artistique est lui aussi plus élevé que la beauté de la nature. »

L’art du roman

Si je pouvais me permettre une définition, je dirais que l’art du roman consiste à découvrir toujours plus profondément la vie et l’offrir à l’homme sous une forme artistique actualisée, circonstanciée et individualisée afin de réveiller en lui tous les échos de son expérience de la beauté de la nature et du réel, tous les plaisirs, toutes les satisfactions, toutes les joies, toutes les duretés, toutes les luttes, tous les drames, toutes les merveilles de l’existence. Double abstraction donc, sublimation des diverses expériences des impressions et des idées ressenties par l’artiste et leur projection dans une oeuvre qui grâce à mille biais formels suggère à l’esprit humain toutes les irisations du vécu.

Le choix de la matière romanesque est avant tout une affaire qui est fonction du tempérament du romancier, elle varie avec chacun. Je ne crois pas qu’il existe une démarche qui soit par principe meilleure qu’une autre, cependant je ne pense pas inutile d’exposer comment pour ma part je procède. Qui sait, cela peut-être éclairera-t-il mon propos mieux que tout mon verbiage? C’est fortuitement que la matière romanesque m’est suggérée. Parfois un roman s’impose à moi en quelques semaines, d’autres fois le roman depuis mon adolescence et de notes prises au long des années. En premier lieu, généralement – il n’en est pas fatalement ainsi – je vois une période historique précise, ses problèmes humains cruciaux, dans une contrée que je connais bien, avec à l’esprit, le rythme de la vie locale, le moment que traverse le pays et le mouvement général de l’humanité de l’époque. Au cours du mûrissement toutes mes expériences s’affrontent, se nient ou concourent dans une mêlée confuse et soudaine, après des jours d’activité fiévreuse, une passion dévorante de vivre et de me dépenser s’empare de moi. Malgré l’exacerbation de la sensibilité que j’éprouve alors, j’ai l’impression que ma réflexion est froide, scrupuleuse, méthodique, et au bout du compte un thème surgit et s’impose. Le thème trouvé provoque alors joie, conscience, sens des responsabilités et du devoir social, je le scrute sous tous les éclairages. Il me semble alors me mouvoir dans un rêve; différentes affabulations me sollicitent jusqu’à ce qu’une histoire plus ou moins charpentée se superpose au thème comme étant la seule à pouvoir en rendre compte. Une autre incubation se produit alors au cours de laquelle les divers plans de l’évocation sont confrontés: ma mémoire combat mes yeux écarquillés, mes yeux contredisent mes souvenirs, raison et sensibilité se font la guerre. Des visages de personnages se présentent, spontanément, concrétisant la diversité du réel, la signification du temps, le général et le particulier, le positif et le négatif, ils se précisent au fur et à mesure, font connaissance les uns avec les autres, entrent en relations et en rapports sociaux. Jour après jour ils prennent milieu social, tendances, individualité, particularités, tempérament, allure, démarche, couleur, forme, traits, réactions sociales, humaines, existentielles. Je vois leur comédie, leur drame, leurs rêves, leurs insuffisances, leurs possibilités, leurs infirmités, leurs défauts et leurs qualités. Ces personnages peuvent être réels, fictifs, des mythes sociaux, des personnages légendaires, des dieux dans lesquels les hommes enferment leurs aspirations, des éléments, des fleuves, des forêts, des cataclysmes, des saisons, des animaux, des types sociaux. Le merveilleux qui caractérise ma race et le peuple auquel j’appartiens s’empare de tout mais dans une optique réaliste, matérialiste, humaniste, progressiste, et remodèle toutes ces apparitions et tout le mouvement réel que j’ai voulu faire revivre. Mes personnages restent libres par rapport à ma volonté et à mon goût. Une fois qu’ils se sont imposés comme nécessaires, ils obéissant à leur logique interne et d’après ce qu’ils sont, leurs tendances, ils posent les actes qu’ils doivent poser, dans une gesticulation touffue, sans cesse rebondissante, au cours de cent péripéties et à travers des aventures quotidiennes qui les révèlent à mes yeux et aux leurs. Les problèmes de composition, de narration et de style se posent alors, ces problèmes formels, expression de la tradition romanesque de la littérature haïtienne, symbolique de nos conteurs populaires et enfin de mes goûts personnels, n’est jamais gratuite cependant, et si j’accorde une importance très grande à ces questions, mon effort n’a pour but fondamental que de mieux servir le message. Le reste n’est qu’une question de temps. Parfois, rarement, c’est l’opération inverse que j’accomplis, c’est une forme intéressante qui m’inspire le contenu réel.

Plusieurs influences subies

Plusieurs influences se sont exercées sur moi dont je voudrais rendre compte afin de montrer que pour un romancier de quelque race qu’il soit, l’expérience littéraire mondiale est une somme qu’il est désormais impossible de dissocier. Si les romanciers des peuples noirs ont des choses qui les rapprochent plus particulièrement, ils sont néanmoins solidaires de tout l’acquis de l’humanité comme de celui de leur culture nationale.

Je dois d’abord rappeler que, comme tous les jeunes Haïtiens, depuis mon enfance l’influence des conteurs populaires de chez nous m’a marqué. Rien plus, ayant eu des contacts fréquents et prolongés avec la vie rurale, les paysans et les petites gens de chez nous, cette empreinte a été particulièrement forte. De ces conteurs qui ont bercé ma jeunesse, j’ai pris le goût d’interpréter la réalité nationale avec une certaine tendance philosophique. Sans que cela n’aboutisse à un procédé scolastique ou apparent de l’histoire racontée par nos simidors, nos composes et nos tireurs se dégagent toujours trois questions angoissantes: Qu’est l’homme? Où va-t-il? Comment vivre? Dans mon oeuvre je crois que l’on peut toujours trouver ces questions et des réponses précises. Ces conteurs m’ont également donné conscience de la réalité sociale. La merveille est le vêtement dans lequel certains peuples enferment leur sagesse et leur connaissance de la vie. Pour notre peuple les vents, les fleuves, les saisons, les éléments sont des personnages vivants qui interviennent dans la vie des hommes; pourrais-je rester fidèle à la symbolique de la vie du peuple que je veux servir et aider si j’employais une forme étrangère à leur démarche de pensée? Si le roman doit être action, l’esprit du réalisme fait obligation de tenir compte de caractéristiques nationales semblables. En vidant les mythes de leur contenu métaphysique ils peuvent servir à l’édification de la conscience des hommes, il faut les étudier et en les mettant en scène on devient capable de mieux traduire le mouvement et les aspirations de certaines sociétés. On peut s’étonner du rôle que j’attribue au merveilleux dans le réalisme haïtien; il est évident pourtant que ce n’est pas là une conception a priori mais a posteriori. En d’autres ternies, c’est une donnée constante du réalisme haïtien, qu’il s’agisse du folklore, de l’art populaire ou des oeuvres de nos créateurs professionnels. Qu’ils le veuillent ou non, le merveilleux joue un rôle dans la synthèse de l’oeuvre d’art de tous les réalistes haïtiens qu’on peut le considérer comme une caractéristique constante du génie haïtien. C’est donc de la vie qu’est tirée cette conception d’un réalisme social, national par la forme, où le merveilleux joue un rôle variable avec les créateurs, mais tellement permanent que le mot est invinciblement suggéré. Il est d’ailleurs ainsi pour presque tous les peuples d’origine nègre, à divers degrés.

Les trois premiers grands romanciers réalistes haïtiens, Fernand Hibbert, Frédéric Marcelin, et Justin Lhérisson, tout en étant des écrivains bourgeois, ont mis en oeuvre un réalisme critique et un réalisme social tellement puissants qu’ils ont exercé sur moi comme sur de nombreux écrivains haïtiens une grande influence. Ces romanciers ont éveillé en moi le goût de la description fine, circonstanciée, truculente, de l’agitation et de la gesticulation humaine de notre milieu social. En enrichissant leur méthode d’une connaissance plus intime des forces sociales qui sous-tendent la conscience humaine, je suis persuadé qu’il est possible de pousser en avant l’art qu’ils ont mis en oeuvre afin de pénétrer plus profondément dans le coeur humain et dans les dédales intérieurs des gens qui vivent en Haïti. Je crois que pour tous les romanciers noirs, l’exigence d’étudier et d’assimiler le travail de leurs prédécesseurs est une nécessité.

Trois artistes qui ne sont pas des romanciers ont toujours exercé sur moi un grand attrait. Chez Shakespeare, Michel-Ange et Beethoven, j’ai puisé le goût de la mise en scène de masses d’hommes, de sociétés entières. Je pense que cela peut en effet être d’un intérêt considérable pour le réalisme contemporain. Avec nos connaissances actuelles de la société et de la vie qui sont bien plus profondes que celles de ces grands artistes du passé, il nous est impossible aujourd’hui d’entreprendre la description des milieux sociaux en les traitant à la manière de larges fresques où des visages particuliers peuvent néanmoins apparaître nettement. Je crois qu’on peut arriver à une fusion harmonieuse des deux infinis du romancier, le général et le particulier, entre lesquels l’opposition n’est pas inconciliable. Aujourd’hui où nous commençons à comprendre la dialectique de l’univers, l’évolution des espèces vivantes, le mouvement de l’histoire et le devenir des sociétés, cette tentative est déjà à notre portée. Il faut d’ores et déjà la tenter.

Je dois signaler également l’influence que les romanciers soviétiques et leurs prédécesseurs, en particulier Tolstoï, Dostoïevsky et Gorki, ont exercée sur moi. Ces créateurs, ceux de la période soviétique surtout, m’ont appris l’utilisation que l’on peut faire du romantisme révolutionnaire, du caractère épique de la réalité sociale. Non seulement ils m’ont appris que dans le roman doit apparaître ce qui lève, ce qui est dynamique et ce qui transforme le réel, mais ils m’ont communiqué leur confiance inébranlable et motivée dans l’homme.

Je ne saurais évoquer toutes les influences qui ont exercé des touches sur ma personnalité de romancier, cependant je dois citer les courants du réalisme mondial qui ont exercé la plus notable influence sur ma conception du roman. Je distingue parmi elles celle des grands réalistes français (Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Maupassant, Roger Martin du Gard, etc.), celle du roman américain (Steinbeck, Hemingway, Caldwell, Albert Mast) et bien entendu celle du roman latino-américain avec lequel le roman haïtien a des rapports étroits (Jorge Amado, Ciro Algéria, Miguel-Ange Asturias, Jacques Roumain). Si le romancier noir doit sauvegarder son originalité nationale comme la prunelle de ses yeux, et fuir la voie sans issue de l’assimilation, ce serait une négligence coupable et une tendance absurde au particularisme et à la xénophobie que de méconnaître l’acquis du réalisme du monde entier. Sans aucune exclusive, c’est pour nous un devoir que d’assimiler l’esprit et les grandes leçons de tous les grands.

Il est d’autres aspects de la question des formes du roman qui doivent en dernier lieu retenir notre attention. Tout en considérant à sa juste valeur l’apport considérable de l’Occident à la forme romanesque, je ne crois pas cependant que les formes traditionnelles françaises, anglaises, allemandes ou autres, puissent correspondre au tempérament national du peuple haïtien, peuple nègre, qui fait partie intégrante du monde latino-américain, qui en conséquence est influencé par trois cultures et a une optique bien personnelle de la vie. La forme doit être avant tout nationale. C’est pourquoi tout en reconnaissant la parenté de la culture haïtienne avec les cultures nègres, le terme d’esthétique négro-africaine qui commence à être employé me semble contestable et, à mon avis, n’exprime pas d’une manière suffisamment nuancée cette réalité de la permanence culturelle nègre dans diverses cultures nationales. La forme esthétique du roman français par exemple, linéaire, sobre, cartésienne, éclaterait sous l’action de nos héros quotidiens, ne rendrait pas compte de leur vitalité, de leur exubérance, de leur poésie, de leur sens du rythme, du mouvement et de la merveille de l’univers. En utilisant d’une manière mécanique cette forme, l’oeuvre risque d’être atteinte d’un déséquilibre flagrant, le contenant peut contredire d’une manière désagréable le contenu. La forme qui m’attire personnellement est une forme ramifiée, rigoureuse, dans son désordre comme les beaux arbres de nos forêts, chaotique comme la conscience haïtienne contemporaine, contradictoire, poétique, violente, sans que cependant la logique interne de l’histoire ne soit trahie. En dernière analyse, c’est la forme des tireurs de contes haïtiens qui me sert de point de départ, c’est d’un art en liberté, s’enrichissant chaque jour de l’invention inépuisable d’un petit peuple sans cesse créateur. La forme est pour moi vaudouesque, tambourinaire, chantée, et dansée. La délimitation rigoureuse des genres qui règne en Occident n’est pas pour nous. Récit, poème épique ou lyrique, chant et musique ont depuis toujours pour l’Haïtien confondu leurs frontières mutuelles. Précisons au surplus que la contradiction classique en Occident entre roman de situation et roman intérieur ne me semble pas fondée. Notre roman appréhende l’homme dans tout le contexte de la réalité par une sorte d’intuition divinatoire qui est tout le secret du génie nègre.

Problèmes du langage et du style romanesque

Nous voici arrivés à ce dernier aspect du problème formel, le problème du langage et du style romanesque. Disons tout de suite que le peuple haïtien est un peuple bilingue, il est donc entendu que nos romanciers peuvent et doivent écrire dans les deux langues: langue haïtienne (créole) et langue française. L’histoire a voulu que la langue française ait une mission à accomplir dans tout un univers de langue française. D’après nous la langue française parlée et écrite aujourd’hui en France ne peut pas rendre toute la réalité de cet univers de langue française. Si nous autres Haïtiens en particulier devons utiliser la langue française, n’en déplaise aux puristes et aux fossiles qui voudraient conserver le parler Vaugelas dans l’alcool, nous considérons qu’une langue est une chose vivante et en perpétuelle évolution, un outil ayant avant tout une fonction pratique. À notre avis, il faut élargir la langue de Voltaire, l’enrichir d’apports nouveaux, la développer aux dimensions de l’univers de langue française. De même que la langue de Cervantès n’a rien perdu en devenant le véhicule de la pensée de vingt nations qui parlent espagnol, que le vocabulaire s’en est enrichi, qu’une science ibéro-américaine de la phrase espagnole est née, que les formes discursives d’Amérique latine ont eu leur influence en Espagne, il peut, il doit et il en sera ainsi pour la langue française, c’est là une essence de la vie. Mais pour modifier quelque chose, il faut d’abord se l’assimiler véritablement. Les romanciers noirs de langue française, tout en étant attentifs aux enrichissements qu’apporteront au français tous les peuples de langue française, peuvent développer une science proprement nationale de la langue française. Nous sommes persuadés qu’à Paris comme ailleurs les innovations intéressantes apportées finiront par s’imposer et donneront lieu à une langue française plus large, plus haute, plus rayonnante, répondant mieux à la mission mondiale que l’histoire lui a dévolue.

Soucieux de la vérité et des prestiges des autres cultures avec lesquelles notre culture nationale a une parenté, nous n’oublierons pas que la communauté de langue ne va pas sans la transmission d’une certaine démarche de pensée. Cependant dans la conjoncture historique actuelle, c’est d’abord avec le roman des peuples noirs et d’Amérique latine que le roman haïtien a une fraternité de combat. Tant que le racisme et l’impérialisme n’auront pas été définitivement liquidés sur la planète, les peuples noirs, les peuples de couleur et les peuples sous-développés devront se tenir fermement les mains. Faisons notre Banoeng littéraire! Le débat est ouvert, que chacun s’exprime pour le plus grand rayonnement de la culture et de la fraternité.

Note:

Ce texte a été l’objet d’une première publication dans Présence Africaine, avril-mai 1957, dans le cadre d’un débat autour des conditions d’un roman national chez les peuples noirs. Les intertitres sont deBoutures.  [retour au texte]

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Jacques Stephen Alexis
Jacques Stephen Alexis, médecin, romancier, homme politique, né aux Gonaïves en 1922 et assassiné en avril 1961. Il a publié chez Gallimard:
Compère Général Soleil, 1955
Les arbres musiciens, 1957
L’espace d’un cillement, 1959
Romancero aux étoiles, 1960

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mis en ligne : 24 mars 2001 ; mis à jour : 26 octobre 2020