Jacqueline Scott-Lemoine, 5 Questions pour Île en île


La comédienne et écrivaine Jacqueline Scott-Lemoine (1923-2011) répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 23 minutes réalisé à Dakar le 27 décembre 2010 par Giscard Bouchotte.

Notes de transcription (ci-dessous) : Anderson Dovilas.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Jacqueline Scott-Lemoine.

début – Mes influences
02:52 – Mon quartier
06:09 – Mon enfance
13:27 – Mon oeuvre
18:51 – L’insularité


Mes influences

Pour commencer, il y avait les livres des jeunes, toute la série des Brigitte, par Berthe Bernage, par exemple. Mon mari Lucien [Lemoine] était un maître très exigeant ; amoureux de la langue française, il ne supportait pas la moindre petite erreur. Même quand il n’était pas là, je ressentais ses exigences, parce qu’en écrivant il fallait penser à ce qu’il voulait voir.

Il y avait des gens qui écrivaient le français comme des dieux, comme Gide, Montherlant… J’avais fini par adhérer aux désirs de Lucien qui disait, comme un auteur célèbre : « J’aime les phrases qui ne bougent pas quand même un régiment les traverse ».* Je crois que c’est Virginia Woolf qui avait dit cela.

Mon quartier

Mon arrivée en Afrique date de 1966. Cela fait donc 45 ans, j’ai découvert le Sénégal. C’était le premier pays d’Afrique où j’avais foulé au pied. Dakar était encore une petite ville ; elle n’avait pas l’importance et l’immensité de la ville de maintenant. Je ne m’y retrouve plus, parce que j’ai toujours vécu dans ce quartier que l’on appelle le Plateau. Sortir du Plateau pour arriver vers le Point E, on avait l’impression d’être à la campagne, avec tous les arbres, etc. J’ai vu tout cela se développer. Comme j’ai toujours été casanière, je n’ai jamais visité le centre-ville. On a toujours travaillé, tous les deux, tout près de notre maison ; moi au théâtre et Lucien à la radio. Je ne voulais pas être condamnée aux transports en commun plusieurs fois par jour. On n’a jamais aimé déménager, mais comme on n’avait pas de maison à nous, on a déménagé trois fois au Sénégal. La première fois, on était sur la rue Jules Ferry, la deuxième fois sur la rue Amadou Hassane Ndoye, toujours tout près (le Centre culturel français est à côté), et là, maintenant où nous sommes, toujours dans le même quartier. Quand je sortais du [Théâtre Daniel] Sorano, je pouvais rentrer chez moi à pied, prendre la douche, prendre mon petit déjeuner et repartir encore au Sorano à 15 heures ; ça me coupait ma journée et c’était très agréable.

Mon enfance

J’étais une petite fille assez solitaire parce que j’étais enfant unique sans cousins, cousines, frères ou soeurs autour de moi. Ma mère avait un atelier de couturière et ne m’autorisait même pas à entrer dans son atelier avec ses ouvrières. Solitaire, j’inventais mes jeux et m’amusais toute seule. Je parlais aux choses, aux pelures de fruits, et je parlais aussi au vent, parce que quand le vent soulevait mes papiers qui me servaient de monnaie, je criais toujours, « Ho ! Vent ! reste tranquille », comme si le vent pouvait s’arrêter. Je m’amusais, mais j’étais imaginative avec mes jeux.

Je n’ai pas connu mon père parce qu’il est mort assez jeune (quand j’avais deux ans), et son souvenir n’est pas assez vivant dans ma tête. J’ai été élevée par mon oncle (le frère aîné de ma mère), un homme fantastique ; d’ailleurs, il fait partie des premiers comédiens professionnels d’Haïti, pour qui des écrivains tels que Charles Moravia écrivaient des pièces de théâtre. Presque toutes les pièces que Moravia ont été écrites pour mon oncle. Comme ça, je débutais avec des rôles à jouer, toute môme. Je savais que tôt ou tard son œuvre aurait beaucoup d’influence sur moi, même quand il avait changé d’horizon pour devenir diplomate.

Je continuais la route en me mettant à lire. Je ne lisais pas n’importe quoi ; ma mère avait un grand livre vert avec des extraits des grands moments littéraires. J’avais ça tout le temps avec moi. Je déclamais pour moi-même sur le balcon, « Poète, prends ton luth… ». À dix ans, je connaissais presque toutes les Nuits de Musset par cœur. Ma mère disait, « Tu vois la bibliothèque ? La clé est toujours sur la porte. Tu prends un livre quand tu veux, mais il y en a que tu dois me demander mon avis d’abord ». Ce qui fait que j’ai lu beaucoup de Gide. Proust aussi. Après, j’étais obligée de tout relire, ce qui m’a permis de voir que Gide avait une écriture exemplaire. Comme ça, j’ai passé une bonne partie de mon enfance et mon adolescence avec le nez dans les livres. Le monde pouvait s’écrouler, je n’entendais pas.

J’avais seulement deux amis d’enfance, pas plus. Une bonne partie de mon enfance était passée évidemment à l’école, où l’on jouait à la marelle, on sautait à la corde… C’était une époque où les filles jouaient beaucoup aux billes aussi, et on confectionnait des cerfs-volant avec des papiers fins et colorés.

Mon œuvre

Toute ma vie, j’ai toujours écrit, à huit ans, j’avais déjà mon journal intime. J’écrivais ce qui ce passait un ou deux jours après. À l’école, j’ai toujours eu de bonnes notes pour la rédaction, mais je ne pensais pas que je pouvais publier un livre ; j’écrivais pour moi. Quand ma mère était venue me voir au Sénégal, elle a lu des choses que j’avais écrites et me demanda de publier ce texte, qui est devenu Les nuits de Tulussia, me disant que ce récit décrivait mon enfance. Je n’avais pas moi-même l’idée de publier cela.

J’ai toujours écrit dans des journaux d’ici [au Sénégal] et d’ailleurs. Et j’ai écrit une pièce de théâtre, La ligne de crête ; de toute façon, comédienne, c’est normal que je veuille écrire une pièce. On ne peut pas dire que je suis d’une école d’Untel ou d’Unetelle ; ce que je fais est très personnel.

Mon maître était Lucien, amoureux de la langue française et extrêmement exigeant. Il me disait que si on n’écrivait pas correctement, ce n’était pas la peine de vouloir publier. Il me répétait cette phrase de Virginia Woolf, « J’aime les phrases qui ne bougent pas, même quand une armée les traverse ».* Lucien était comme ça, et a très peu publié. C’était surtout un poète, Lucien, un poète né. (Il a d’ailleurs laissé de très bons poèmes que j’espère faire éditer un jour.)

Je ne peux pas dire qu’un tel écrivain m’a marquée parce que j’aimais tous les écrivains qui écrivaient bien, comme Gide ou Montherlant (déjà cités), ou Louis Aragon aussi, que j’ai beaucoup lu. Du moment qu’un ouvrage est bien rédigé – même si les idées ne sont pas tout à fait les miennes – il m’intéresse. Je lis aussi par intérêt pour le style. Je ne lis pas n’importe quoi, je relis beaucoup. Comme disait Royer-Collard : « À mon âge, Monsieur, on ne lit plus, on relit ». J’ai atteint cet âge-là. À 87 ans, je préfère aller aux choses que je connaissais, pour les reprendre, plutôt que de découvrir une littérature inerte qui n’a plus de sens pour moi.

L’Insularité

Je suis née sur une île ; je suis insulaire, je ne peux pas dire autrement. Mais j’ai toujours voulu sortir de mon île que j’aime infiniment. Je ne désirais pas en faire mon horizon permanent. J’ai toujours eu l’envie de découvrir le monde, d’aller plus loin, de savoir ce qui se passe ailleurs. « Ailleurs » pour moi, c’était quelque chose de merveilleux, comme un conte. Je n’ai pas l’esprit confiné dans l’insularité, mais j’aime les îles, leurs ressemblances et leurs différences. J’avais mis du temps avant de découvrir la Martinique et la Guadeloupe, deux îles francophones qui sont tout juste à côté de nous [en Haïti]. En jouant La Tragédie du Roi Christophe de Césaire au théâtre de Basse-Terre, j’ai découvert la Guadeloupe que je ne connaissais pas avant. Je ne connaissais pas beaucoup d’Antillais, sauf que ma grand-mère avait une servante, une doudou, qui venait de la Martinique et qui nous racontait parfois des histoires. Après mes études classiques, j’ai été envoyée à la Jamaïque pour apprendre l’anglais ; enfermée dans un pensionnat de bonnes soeurs pendant un an, j’ai appris l’anglais, mais je ne peux pas dire que j’ai appris beaucoup de Kingston ou sur la Jamaïque ! Après, j’ai découvert des auteurs insulaires, comme Édouard Maunick et Aimé Césaire. Avec Césaire, on avait l’impression de rencontrer un frère.

* NDLR: « J’aime les phrases qui ne bougent pas quand bien même des armées leur passent dessus », Virginia Woolf, La Chambre de Jacob.


Jacqueline Scott-Lemoine

Scott-Lemoine, Jacqueline. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Dakar (2010). 23 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 8 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 18 décembre 2011 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Giscard Bouchotte.
Notes de transcription : Anderson Dovilas.

© 2011 Île en île


Retour:

/jacqueline-scott-lemoine-5-questions-pour-ile-en-ile/

mis en ligne : 18 décembre 2011 ; mis à jour : 26 octobre 2020