Jacqueline Beaugé-Rosier, « Conte de l’enfance aveugle »

c'était comme si le printemps ne rêve plus
aux fenêtres de l'enfance naïve
que chaque ville en dérive s'arrête de songer
à sa première Rose

c'était comme si la mystérieuse cité de l'enfant-poète
chantait aux vies méduses de son île douce-amère
       la Rose n'embaume plus le jardin
       le jardin ne voit plus la Rose grandir 
et que dans le calme mutilé se fige
un clair de lune rebelle
qui n'écrit plus ses lettres d'amour
aux margelles des puits d'ombres

Je suis allée chercher la rose de ce jardin
et je l'ai transplantée sur un lit de fougères
la Rose est devenue la sauvage éphémère
qui regarde passer mon aimable enfance aveugle
près de son silence et de ses cris éteints
et de ce vide angoissant
vole à tire-d'aile le colibri vert de nos souvenirs
qui ne sait plus comment apprivoiser
le réveil miraculé des sources d'aubes

c'était comme si d'entendre le loup crier au loup
à la gorge de nos jours de mort lente
n'était rien qu'une étape fortuite
de l'étrange métamorphose de la Rose hybride
c'est comme une vieille histoire hilare de Pierrots désemparés
qui jouent à longueur de jour aux devinettes
et au Nitendo conteur
et qui broutent à cent mille à l'heure
les fauves pétales des fleurs de guerre
sur des airs de rock et de blues

Je suis allée voir le nid de fougères
qui marche encore au ras du jeune cœur errant de mon île
j'ai vu le vent fougueux de la haine emporter le rêve
et la Rose hybride loin des jardins de l'enfance hagarde
c'est comme si la révolte d'une ultime jeunesse sourde
       et menteuse
cache le rouge éclatement d'un dix-septième hiver
qui m'éclabousse le nez.
 
et moi je fus longtemps au bord de ces orages
et de cette peur de vivre
j'ai joué du rock et des blues pour retrouver
à vol d'oiseau le cœur nomade des enfants de nos rues désertes
j'ai fait fi de mes angoisses pour revivre l'histoire
d'une Terre effrayée
j'ai dressé des haies de sagesse pour abriter
l'eau vivace de nos fougères
et je suis devenue la Louve Repentante
qui ne veut plus nourrir le cauchemar bêlant
de nos saisons honteuses qui crèvent au vent de la démence
maintenant assise contre le pont d'un temps étrangleur
bercé de sources perdues de chutes d'anges et de braises magiques
mon enfance étourdie remonte l'amour patient
qui lui parle encore de la Sauvage éphémère

et moi je fus d'hier et d'à présent l'habitante de ce songe
j'ai rêvé à l'éternelle poétique d'une généreuse présence
qui gardera l'entrée des nouveaux jardins de mon île secrète
et moi je vous parle encore de ma Rose close et rebelle
elle pleure la solitaire une enfance malhabile
qui lui tient toujours la main
et qui harponne ses pas de géante

ensemble nous avons vécu et vu grandir
cette histoire pleine d'éblouissements de fruits exquis
d'illusions dormeuses et de forces aveugles
ensemble nous avons hurlé d'angoisse pleuré ri
derrière ce parapet songeur de nuits carnivores
nous sommes maintenant Elle et lui
figés dans les champs de la survie
comme un chien de faïence et louve atterrée
nous regardons notre amour veiller le nid de fougères
et la Rose hybride endormie
nous sommes si fragiles que tout semble branler
autour de nos frontières
si démunis que chaque souffle subit nous désarme l'esprit
ce soir dans la chambre fermée où je cherche
toujours une réponse possible
m'arrive attentive l'eau calme de mes yeux de l'enfance nomade
comme m'attire à cœur ouvert
la légende naïve de mes dix-sept hivers d'argent
ainsi la neige somnolente frappe aux fenêtres de mon jardin
le froid brêlant blanchit la Rose de mon nid marin
la première Rose cherche dans mes mains étonnées
son ciel et son eau

       l'eau rafraîchit les fougères
       les fougères regardent la Rose
       la Rose parfume le colibri
       le colibri chante à la lune
       la lune lit l'heure
       le temps chavire la nuit
       la nuit berce mon île secrète
       mon île secrète sourit au nid de fougères
       le nid de fougères garde la Rose
       la Rose dialogue avec l'enfant-poète
       l'enfant-poète s'endort avec sa Rose
       et tout va bien
       et tout s'en va

Ce poème inédit de Jacqueline Beaugé-Rosier, « Conte de l’enfance aveugle », est offert par son auteure aux lecteurs d’Île en île où il est publié pour la première fois le 26 juin 2007.

© 2007 Jacqueline Beaugé-Rosiers


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mis en ligne : 26 juin 2007 ; mis à jour : 22 octobre 2020