J.-P. Richard Narcisse, La Fresaie

(extrait)

La silhouette qu’il savait au fond être Jean Pierre Jean s’animait encore une fois dans l’odeur de cendre humide de la pièce. Mais cette fois-ci, un peu plus vivement, lui semblait-il. En un gestuel que, dans ce clair-obscur, semblait vouloir rendre plus démesuré ce poudroiement de fine poussière. Lequel, suspendu dans la clarté vive de l’unique fenêtre aux rideaux non tirés de la pièce, venait, telle une raie d’or, l’illuminer à contre-jour.

C’était avant que la fresaie n’eût jeté sur sa vie délicate de poète son voile sombre et funeste. Et, au salon, au milieu de ses amis assis en cercle autour de lui, et dont semblait régler sur la sienne, la respiration attentive, il s’attachait (perdu entre les bras immenses d’un grand fauteuil disparate d’osier) à évoquer à leur profit, et pour la nième fois, un jour lointain mais mémorable de son enfance. Autrement dit, cette histoire d’un cachet singulier qui, à son extrême ressassement et familiarité, avait dû, d’une ironie souriante, bien entendu, de se voir amicalement baptisée d’eux tous « l’histoire initiatique » ou encore, se référant au lieu physique de son origine (la véranda plutôt spacieuse d’une gingerbread familiale, demeure qui vit naitre le concerné), « l’histoire unique de la véranda ».

<emMémorable, en vérité, demeurait à Jean Pierre Jean ce jour lointain d’enfance qu’il évoquait…

Ce jour-là, en effet, tandis que debout sous cette véranda, il s’adonnait, comme de coutume, et plutôt paisiblement, aux jeux divers de son enfance (à en juger par la couleur, disait-il, l’heure, à tout prendre, ne pouvait être que celle d’un après-midi tardif. Et il se tenait, prenait-il toujours soin de préciser, dans le coin baigné d’ombre de la balustrade), oui, ce jour-là, en effet, tandis que debout sous cette véranda il s’adonnait paisiblement aux jeux divers de son enfance, avait retenti à ses oreilles d’étourdi, et sans cause décelable pour lui, une clameur incroyable, une clameur infinie s’élevant soudain au loin. Clameur que, plus tard, à son grand désespoir (au désespoir de l’adulte fouineur, de l’adulte investigateur, bien entendu), d’impérieuses tentatives d’éclaircissement patiemment et rigoureusement opérées par lui, n’avaient jamais pu contraindre pourtant à lui dévoiler ne fût-ce que son exacte origine.

Oui, jour entre tous mémorable, aimait-il à souligner, leur soulignait-il sans doute à cet instant, car, debout dans la clarté mourante de cette véranda et sidéré par cette clameur, il fut frappé d’un coup du sentiment d’avoir vieilli. D’avoir été brutalement réveillé, et pour toujours, des bredouillis inoubliés d’une plénitude enthousiaste et folâtre. De l’innocence attendue, de l’innocence consommée de ses cinq ans.

 

À ce moment avez-vous dit ?

Oui, à ce moment. Et comme si j’avais été poussé, et inopinément, par une main… Mon premier élan fut de me fermer les yeux pour les soustraire à cet horrible spectacle, mais une main invisible me les gardait ouverts, m’obligeant en quelque sorte à aller jusqu’au bout de cette immonde et infernale pantomime…

Oui, mémorable, assurément, demeurait à Jean Pierre Jean ce jour lointain d’enfance qu’il évoquait…
La silhouette de son ami s’animait encore plus vivement dans le souffle ébahi de son auditoire et, à mesure qu’il paraissait prendre forme plus vivante dans sa tête, il lui semblait retourné à ce jour précis d’évocation, retourné à cette curiosité unanime qui, d’une ardeur, par magie, toujours renouvelée, faisait une fois de plus mouvoir d’acquiescement, et lentement, ces têtes tournées vers lui.

 

Oui, à ce moment…

 

Il revit une fois de plus dans sa tête, la sonorité propre du mot clameur, cette teinte chaude particulière qu’à chaque profération ne manquaient de lui infuser ou lui soutirer les lèvres habiles et passionnées de son ami, cette impression générale, ignée, nourrie d’un coup de force collectif suivi ailleurs d’un vague sursaut qu’en retour il ne manquait non plus habilement d’insinuer chaque fois que Jean Pierre Jean parlait de ce jour-là. Et les mots qu’il semblait aiguiser sans arrêt, et qui, de leur pointe acérée, continûment lui en arrachaient d’autres, avaient imprimé dans son cerveau à lui des marques indélébiles, lesquelles il revoyait aussi fortes qu’autrefois à mesure qu’apparaissaient à son esprit non plus Jean Pierre Jean et son gestuel, non plus l’atmosphère sombre de la pièce remplie de mots et de curiosité, mais la véranda évoquée des jeux d’enfance, la balustrade, les choses concrètes nées de leur remémoration et pour toujours greffées aux impressions ressenties sur l’heure et où il se retrouva tout à coup, oui, soudainement, comme malgré lui, plongé !…

 

Que vous avait-il demandé de si surprenant ?

Quoi ?

Que vous avait-il demandé de si surprenant ?

Du maïs…, vous vous imaginez ? (Ma femme prétend mouron)… Et pour ses oiseaux, affirmait-il.

Du maïs ! Vous en êtes sûr ?

Oui.

 

Quand je sentis vains tous mes efforts, je tentai de crier, ma bouche tordue en une grimace odieuse d’où ne s’échappait aucun son. À la limite du vrai dégoût, je secouai mes jambes pour m’enfuir, mais elles semblaient rivées au sol et ne plus obéir qu’à elles-mêmes. Tout mon corps, inconsciemment se souleva en une nausée atroce dont je n’avais jamais cru voir la fin…

 

Et par un mouvement, ce jour-là, qu’il n’arrivait nullement à s’expliquer, …

 

En une nausée atroce ?

Oui. Elle était là, tout contre moi, semblait-il, à me fixer de ses grands yeux de braise, et je me demandais combien de temps j’allais pouvoir tenir quand cette voix familière se fit entendre dans la pièce. Oui, une voix haut-perchée que je reconnus tout de suite être la tienne…

Pardon ?

Être celle de ma femme, excusez-moi…, et qui, je ne sais trop pourquoi, semblait crier mon nom. Et à ce moment, effarouché sans doute, le grand corps noir s’envola…

 

… Dans le coin baigné d’ombre et devenu, à présent, d’une réalité vivante et même palpable de la balustrade, il vit debout, non plus ce Jean Pierre Jean enfant tel que façonné par lui des souvenirs émus de son ami. Non plus ce Jean Pierre Jean tel que, sous cette véranda, il lui revenait invariablement avant l’ouïe surprenante mais primordiale de cette clameur, marmot haut comme trois pommes, bâillant d’une insouciance rare, calme et repu de jeux dans la lumière déclinante, dans la lumière morose d’un après-midi bruyant, mais lui. Oui, lui. Et tous ses efforts pour se soustraire à tout ça et inverser mentalement ce canevas inédit et absurdement faussé des faits en y restituant adroitement et à sa juste place son ami, demeuraient vains. Fait d’autant plus inquiétant qu’il savait cette clameur proche et voulait à tout prix se défendre de son retentissement infaillible et foudroyant en lui !

 

Votre femme, était-ce réellement sa voix ?

 

Il s’y vit stupéfié, tous les sens en émoi, le corps tendu vers un horizon flamboyant, un couchant d’un rouge feu, d’où à tout moment entendaient redoutablement s’élever (d’où s’élevaient, de façon redoutable, déjà, que dis-je) émanant de vingt mille gorges frappées d’une même stupeur, de longs couteaux de cris stridents. Et, dans cette anxiété unanime qui, soudain, alentour, semblait immobiliser tout (même le moindre souffle), à mesure qu’à ses oreilles rebutées, se faisaient plus distincts ces hauts cris, il ne put se garder de les entendre se renouveler au loin. Oui, s’enhardir. Se ramasser. De toute cette puissance entêtée de décibels ivres, par contagion, soulevés dans leur sillage. Puis droit vers lui, en un mouvement soudain de vague furieuse, nourrie, multipliée à l’infini d’échos (et destiné à sa seule perte, lui semblait-il) se muer en un déferlement inédit de sons, une débandade échevelée et folle, marée de bruits inexplicable et obscure sur le fond de quoi, à peine étouffé par les bruits lourds et accoutumés de la rue, se détachait distinctement, et comme en point d’orgue dirions-nous, un mot, ce jour-là, d’une évidence résonnante, d’une évidence terrible à ses oreilles : le mot : Lanmò ! La Mort !…


Ce texte est extrait du récit de J.-P. Richard Narcisse, La Fresaie, publié pour la première fois à New York chez Haitian Book Centre en 2011, pages 30 à 39. L’extrait est reproduit sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© 2011 J.-P. Richard Narcisse


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mis en ligne : 1 novembre 2011 ; mis à jour : 26 octobre 2020