Gisèle Pineau, « La vie-carnaval »


C’était carnaval ! Quatre grands jours de liesse où, aux pieds du Roi Vaval, elles déposeraient tous leurs chagrins de femmes, toutes leurs misères de mères. Elles montreraient au monde qu’elles n’étaient pas mortes, pas encore… Quatre jours à danser, à chanter et à crier la vie. Portées par le tambour ka, qui résonnait si fort en elles. Remuait les sangs. Faisait taire la fatigue. Danser. Chanter. Danser. Chanter… jamais lasses… C’était carnaval !


à Chantal Lapicque

Gilda avait été élue Miss Haute-Terre en 1987.Treize ans déjà… Le souvenir d’une belle année de règne, qu’elle appelait au secours sitôt que sa vie d’à présent faisait monter la colère à ses lèvres, quand elle se prenait en pitié et se forçait à ravaler ses larmes, amères comme une tisane de pawoka vert.

Treize ans si vite passés, avec ses hauts et bas. Beaucoup de bas… Déveine, mauvais choix, rendez-vous manqués.

Treize ans qui lui avaient donné quatre enfants…

Les deux premiers du même père, un nègre des Grands-Fonds qui dansait mieux que personne. Seigneur ! comme elle l’avait aimé, Euloge ! Ils avaient partagé même case et mêmes rêves pendant près de cinq ans, jusqu’en 1993. Savant maçon, en attendant l’argent des sacs de ciment et des premiers parpaings, il construisait la maison de leur vie avec des caresses. Beau parleur, il bâtissait l’avenir avec des mots vengeurs, récoltés dans le passé d’esclavage qui avait eu la chance de ne pas le connaître. « Sûr que j’aurais été un nègre marron, un nègre rebelle, un incendiaire… Sûr que j’aurais laissé mon nom à l’Histoire… »

Gilda l’écoutait, buvait ses paroles, persuadée de vivre auprès d’un héros, d’un bâtisseur. Las, au bout de la troisième année, il commença à se lasser de son corps, à chercher d’autres chairs et d’autres oreilles. Il se fâchait pour un rien, reprochait à Gilda d’en vouloir qu’à sa science de maçon et surtout de ne plus croire en lui. « T’as un méchant petit sourire qui te vient toujours quand je te cause. » Elle comptait plus le nombre de fois où elle se coucha dessous ses injures et dut l’attendre – des nuits entières – avec les petites dans son lit, Sofia sommeillant au creux de ses reins et Lola endormie à son tété, qu’elle ne voulait jamais lâcher. Un jour, Euloge fit un ballot de son linge et disparut, sans un adieu, tête basse et dos raide comme coulé dans le béton.

Davy, son troisième enfant, était l’oeuvre d’un vieux chabin charmeur, collectionneur de femmes et père de trois cents négrillons. « Je suis un homme libre ! », clamait-il sitôt qu’une de ses conquêtes cherchait à le marier. Gilda ne savait plus comment elle s’était retrouvée entre ses mains rêches, dessous ce corps jaune et flasque, ruisselant de sueur. Lorsqu’elle songeait à Fred, le chabin, elle avait l’impression de sentir à nouveau l’haleine pestilente de l’homme, d’entendre son souffle rauque. Elle le revoyait de temps à autre, au hasard de la rue. Il allait, poussé par le vent, aussi libre qu’une feuille détachée de l’arbre, un chien sans maître, un bout de papier gras… Gilda tournait la tête.

Le matin où elle accoucha de Davy, le 24 novembre de l’année 1995, elle se jura de ne plus se laisser prendre et d’acheter une conduite. Elle se mit à marcher derrière les chrétiens de l’Église du Septième Jour. Elle s’agenouilla avec eux dans les travées de la foi. Elle pria la croix et chanta de toute son âme. Elle supplia le Bon Dieu de veiller sur elle et lui demanda Sa lumière, Sa joie et l’oubli des frissons de chair. L’oubli des hommes…

Un temps, elle se crut sauvée, délivrée de ses péchés. Ses prières lui avaient fait trouver un travail de femme de service à la cantine de Haute-Terre. Elle prêchait déjà la bonne parole et jurait à ceux qu’elle tentait de convertir qu’elle était sortie des ténèbres. Chaque fois qu’elle répétait ces paroles : « Je suis sortie des ténèbres… », les mots s’imprimaient un peu plus fond en elle. « Je suis sortie des ténèbres… » Se ferraient dans ses os. « Je suis sortie des ténèbres… » Elle se sentait plus solide. Plus digne d’entrer dans le mystère des psaumes et d’entonner les choeurs avec les fidèles de l’Église du Septième jour.

Et puis, malchance, en 98, elle croisa le chemin de Silbert, le père de Mélody, sa dernière fille. Cent fois, elle recula avant de s’embarquer dans cette nouvelle histoire. Lui se montrait patient. Alors, elle mesura l’amour qu’il lui promettait à l’aune de cette patience. Silbert était plombier. Il lui avait été recommandé par un frère de l’Église. Il se présenta sous la pluie, un jeudi de septembre, avec sa boîte à outils et son grand sourire de chrétien. Gilda lui montra la salle de bains et le carré de douche qu’elle venait d’acheter en promotion à Pointe-à-Pitre. Il travailla sans mot dire pendant trois heures et ouvrit la bouche une seule fois, juste pour réclamer une bouteille d’eau glacée. Ça lui faisait tout drôle à Gilda de se trouver sous son toit en présence d’un homme. Seule avec la pluie sur les tôles et le bruit que faisait le bougre derrière la cloison de bois. Elle se revit dans les bras de ses amants d’autrefois. Images de corps enlacés, de baisers échangés. Quand elle lui demanda son prix, il rit. Belles dents. Et dit : « Je te fais pas payer, ma soeur ! » Gilda lui offrit une limonade. Il proposa de revenir réparer le pied de la table et consolider la fenêtre. Cette nuit-là, elle rêva d’un mâle sans visage la couvrant de son corps.

Silbert frappa à sa porte trois jours plus tard. Il repéra aussitôt d’autres meubles à bricoler, autant de prétextes pour revenir. Gilda s’habitua doucement à le voir passer de la cuisine à la chambre, du salon à la cour. Petit à petit, ils se mirent à causer. Pendant qu’il redressait, colmatait ou reclouait, elle se tenait derrière lui, debout, adossée au chambranle d’une porte. Ils entamaient une conversation à chaque fois qu’elle lui versait à boire. Les phrases de Gilda semblaient toujours retenues, engluées dans des souvenirs dont elle était peu fière. Lui n’était guère plus loquace. Il vivait avec sa vieille manman. N’avait pas d’enfants. Voulait fonder une famille chrétienne avec une soeur de l’Église. Il aimait dire qu’il s’en remettait au bon Dieu. « An pa présé, Gilda ! Bon Dié sav sa i ka fe… »

Gilda se mit à l’attendre en regardant sa pendule, à guetter son pas dans la cour. Quand il vint à bout de ses travaux d’homme, Silbert continua à la visiter en frère, puis en ami, puis en amant. Le jour où elle lui annonça qu’elle attendait son enfant, il songea aussitôt à sa mère. Il n’avait pas le droit de faire honte à la pauvre femme en se mettant en ménage avec une négresse qui avait déjà connu la vie. C’est ce qu’il avait dit : « Une négresse qui a déjà connu la vie… Une pécheresse… Une femme qui a fait de sa vie un carnaval… »

Gilda rajusta son coupon de satin rose sous son bras et serra les dents. Malgré la lune pleine, la rue était sombre, pleine d’ombres. Les femmes qui rentraient avec elle de la répétition habitaient pour la plupart à l’entrée de Busson. Gilda devait traverser seule tout le quartier pour arriver chez elle. Qu’est-ce qu’elle avait à penser à Silbert et à tous ces hommes-là ? C’était carnaval ! Elle avait trente-trois ans et malgré ses quatre grossesses elle se sentait encore jeune et fraîche, pareille au temps où elle rayonnait sous sa couronne de Miss Haute-Terre. C’était carnaval ! Elle était membre du groupe les Ka Dansé. Trois cents danseurs et musiciens! vingt-cinq tambours ! deux saxophones ! un trombone ! trois calebasses !

Après la désertion de Silbert, elle avait cru que la terre se serait ouverte sous ses pieds. La honte l’avait cinquante fois fait appeler la mort. Elle avait pleuré la nuit, seule dans sa couche. Des larmes qui la lavaient de sa peine et lui donnaient la force d’affronter le grand jour. Elle avait porté Mélody à la manière bandée de ces femmes matadors qui pointent le ventre et attendent les quolibets, l’injure en embuscade au bord des lèvres. Amère, elle avait abandonné les bancs de bois dur de l’Église du Septième Jour où Silbert priait son dieu de lui envoyer une vierge.

À la fin de la répétition, Odette avait donné le modèle de la tenue du Mardi gras. Pour les hommes, une chemise blanche nouée sur le devant, un pantalon trois-quarts de satin vert et un grand chapeau de paille. Pour les danseuses, un genre de jupe brésilienne avec froufrous et volants. Une brassière qui dévoilait la moitié des seins et mettait le ventre à l’air. Les femmes avaient ri. La plupart n’étaient pas de la première jeunesse. Il y avait pas mal de grosses, à la chair épaisse et plissée. Des négresses de quarante ans passés, que la vie avait déjà bien malmenées. Elles savaient qu’en montrant leur ventre et leurs seins lacérés de vergetures elles révélaient en même temps leur âge et des morceaux de leur vie. Mais elles s’en fichaient.

C’était carnaval !

Pendant quatre jours, elles allaient remuer les reins au rythme de la musique, mouliner des hanches et sauter, suer et s’étourdir au son des ka frappés.

C’était carnaval !

Elles avaient le devoir et le droit de danser, de crier, de chanter dans toutes les rues. Elles seraient les reines du dimanche, du lundi, du Mardi gras et du mercredi des Cendres. Les belles qu’on admire et jalouse. Celles qui défilent et qu’on applaudit. Elles ne seraient pas en pénitence sur le trottoir, pareilles aux badauds qui, dessous leurs parasols, dansaient sur place, petits pas timorés, hanches raides.

C’était carnaval !

La rue leur appartiendrait pendant quatre jours.

Quatre grands jours de liesse où, aux pieds du Roi Vaval, elles déposeraient tous leurs chagrins de femmes, toutes leurs misères de mères.

Quatre jours durant lesquels elles montreraient au monde que, si la vie les avait mises de côté, elles n’étaient pas mortes, pas encore…

Quatre jours à danser, à chanter et à crier la vie.

Quatre jours où elles seraient portées par le son du tambour ka, qui résonnait si fort en elles. Remuait les sangs. Faisait taire la fatigue. Danser. Chanter. Danser. Chanter… Jamais lasses…

C’était carnaval !

Parfois, étourdies de musique, elles avaient le sentiment que leurs coeurs ne faisait plus qu’un, étaient le tambour. La peau tendue du tambour sur laquelle frappaient les hommes. Elles se sentaient vivantes, tellement vivantes. Alors, elles avaient envie de retenir les heures qui filaient toujours trop vite. Retenir le soleil qui se couchait trop tôt. Retenir le son du ka qui couvrait tous les bruits quotidiens de leur vie. Retenir le Roi Vaval qui mourrait le mercredi des Cendres et ferait d’elles des veuves, des femmes seules montrées du doigt et jugées au nombre de leurs enfants sans père, des abandonnées…

C’était carnaval !

Le groupe Ka Dansé avait mauvaise réputation ; son nom était associé à Busson, ce quartier de Haute-Terre construit vitement sur une bananeraie, après le passage d’un cyclone au nom oublié. Les cases peintes de couleurs vives avaient été livrées après belle inauguration et couper de ruban tricolore. Symboliquement, le maire avait remis les clefs aux heureux propriétaires. Des discours aux mots choisis s’étaient succédé. Dignité, misère, chance, déshérités… Mots qui demeurèrent longtemps gravés dans l’esprit de Gilda. Puis le beau monde était reparti, avec les caméras de télévision et les flashes des photographes. Et les cases s’étaient ouvertes sur les pièces vides, les murs de parpaings nus, la cuisine sans évier, la salle de bains sans lavabo ni douche. juste un wc.

Gilda emménagea avec ses trois premiers enfants. Pendant un temps, ils se baignèrent dehors, au tuyau raccordé à une arrivée d’eau. Et puis, au fur et à mesure, elle acheta le nécessaire. C’était le lot de chacun. Beaucoup de femmes sans homme. Mais des familles aussi, nombreuses. Des érémistes, des allocataires de ceci ou cela… Des djobeurs de toutes catégories. Des ouvriers de la banane. Des débrouillards. Des joueurs de dominos. Des petits employés de la mairie. Des tâcherons du dimanche, des pêcheurs occasionnels. Des jeunes qui touchaient à l’herbe, volaient à gauche et à droite et s’ennuyaient en classe. Un assortiment de gens qui venaient des quatre coins de Haute-Terre et s’étaient retrouvés voisins du jour au lendemain. Busson ne dormait jamais. De jour comme de nuit, on entendait de la musique, des pétarades de mobylettes, des cris mêlés, des cocoricos, des abois, des coups de marteau sur les tôles, un tintamarre de bétonnières et de débroussailleuses…

Nestor, Glorieux et Patrick, les fondateurs du groupe, étaient frères. Trois mécaniciens bricoleurs. Décidés à changer l’image de Busson, ils avaient d’abord commencé à se réunir dans un hangar désaffecté où se faisait autrefois le tri des bananes. Tous les vendredis soir, la bande à Nestor frappait le tambour. Au début, deux, trois grincheux grognèrent, disant qu’il y avait assez de désordre à Busson et que cestambouyè-là fatiguaient le monde. Mais d’autres prirent l’habitude de les écouter à l’entrée du hangar, de danser et chanter avec eux. Lorsque Glorieux parla de créer un groupe de carnaval à Busson, vingt-cinq nègres et négresses se portèrent volontaires et jurèrent de ramener du monde. Gilda promit de venir voir, juste voir, prendre la température, se rendre compte de visu. Mélody avait à peine trois mois.

C’était la deuxième fois que Gilda allait courir les rues avec les gens de Ka Dansé. Ils étaient devenus sa famille. Trois cents personnes ! Le quartier n’était pas entré en sainteté… Il y avait toujours des cris, des pétarades de mobylettes, des trafics d’herbe, des vols et des sérénades de jurons… Mais carnaval approchait. On sentait que les querelles s’étiolaient. Les vols se raréfiaient. Ils n’avaient plus que ça en tête, les gens de quartier Busson : carnaval ! Celui qui venait devait être le plus beau ! Carnaval de l’an 2000 !

Fallait tout mettre en oeuvre pour gagner à l’élection du meilleur groupe. Eux, les pauvres bougres, les femmes seules et les enfants sans père de quartier Busson, ils devaient montrer au monde qu’ils étaient les meilleurs. Meilleurs danseurs. Meilleurs musiciens. Meilleurs chanteurs. Nestor avait juré que c’était possible. Et aux dernières répétitions, chacun y avait cru. Le son des tambours s’élevait dans le hangar comme une musique sacrée dédiée à Dieu. Les danseuses étaient belles, même les vieilles et les grosses.

Gilda avait planté un pied de fruit à pain dans sa cour. La lune pleine semblait pendue dans ses branches. Voilà ce qui arrive aux femmes qui ont déjà connu la vie, se dit-elle en songeant à Silbert. Elles s’accrochent à un nègre, boivent ses paroles et tombent enceintes.

Madly, la petite voisine qui lui gardait les enfants, ronflait devant la télé allumée, entre Davy et Sofia. Lola avait une fois de plus préféré le lit de sa mère au sien. Mélody dormait dans son berceau. Gilda porta Lola dans sa chambre et réveilla Madly. Encore un peu de temps et Mélody irait à l’école avec son frère et ses deux soeurs. Encore un peu de patience et la figure des hommes qui hantaient sa vie finirait de la poursuivre. Demain, je couds ma tenue de Brésilienne, se promit Gilda avant de s’endormir.

Ka Dansé avait défilé tous les dimanches depuis le début de l’année 2000. À chaque fois, ils avaient soulevé les foules. Sur les trottoirs, les gens dansaient et chantaient. On les hélait comme des amis. On les applaudissait. Ils faisaient rire les enfants et sourire les grands-mères. Le soir, en regagnant quartier Busson, ils étaient fiers, pareils à des soldats qui viennent de libérer une ville. Eux, les nègres de quartier Busson, ils semaient la joie… Ils se sentaient beaux et bons… Ils avaient le sentiment que le monde entier les aimait. Qu’ils étaient des chanceux, des bienheureux, des anges tombés du ciel…

Le Dimanche gras, les femmes et les enfants déboulèrent en grands vents devant les hommes déchaînés sur leurs tambours.

Le lundi, en mariages burlesques, ils convoquèrent l’arc-en-ciel et repoussèrent la pluie annoncée.

Puis vint le Mardi gras…

Marie-Denise avait ramené de Pointe-à-Pitre une vingtaine de bas résille qu’un Syrien vendait pour rien sur un trottoir de la rue Frébault. « Comme ça, on fera vraiment Brésiliennes ! » Les femmes les plus minces réussirent à enfiler les bas, les autres dessinèrent le quadrillage à même la peau, au crayon feutre noir. Maquillées comme des reines, elles n’avaient plus rien à voir avec les pauvres bougresses délaissées que les gens du bourg de Haute-Terre regardaient de travers.

Gilda avait plusieurs fois essayé son costume devant ses enfants. Mais le Mardi gras… lorsqu’elle apparut dans sa tenue complète – sa brassière rose, sa jupe à volants et froufrous, ses colliers et ses bracelets de chrysocale, ses bas résille noirs, retenus aux cuisses par des élastiques, sa coiffure de fruits en plastique sur la tête –, Sofia et Lola l’applaudirent.

Elle avait été élue Miss Haute-Terre en 1987.

Treize ans déjà…

On était en l’an 2000. Et tout pouvait recommencer. Le carnaval chantait l’espérance. Elle avait quatre enfants. Mais elle n’était pas morte en couches. Pas morte parce qu’elle avait connu la vie… Pas morte parce qu’elle avait connu des hommes… Pas morte de honte à cause de sa vie-carnaval…

La vie…

Le Mardi gras, elle les retrouva. Tous les trois. Badauds sur le trottoir. Les trois pères de ses enfants. Plantés comme les panneaux indicateurs de son existence sur terre. Ici et là, un dans la rue Schoelcher, l’autre dans la rue Vatable, le troisième dans la rue Delgrès.

Euloge avait blanchi aux tempes. Il ne parut pas la reconnaître ou fit semblant. Et elle dansa pour lui qui n’avait pas voulu d’elle. Un jeune enfant sur les épaules, il regardait le défilé d’un air désabusé. Un moment, leurs regards se croisèrent sans souffrance. Et puis elle sourit à Euloge, le beau rebelle, le nègre marron, le grand diseur qui n’avait jamais rien pu bâtir de ses mains…

Fred était devenu plus étique encore. On l’eût dit rongé de l’intérieur par une maladie du sang. Son visage était tout en os et en creux. Ses yeux de chabin avaient viré au jaune. Il faisait peine à voir. Chemise usée. Casquette Coca-Cola crasseuse. Mégot au bord des lèvres. Elle le salua de la main. Et il répondit à son geste, le front triste, comme s’il implorait son pardon. Gilda dansa pour lui.

Silbert n’avait pas encore trouvé la soeur d’Église de son coeur, ça se voyait à sa dégaine de noyé. Sa mère était morte dans les premiers jours de l’année. Il semblait flotter dans la foule, porté là, par une force supérieure, juste là pour regarder passer Gilda dans sa tenue de Brésilienne… juste là pour voir débouler la vie-carnaval…

Le mercredi des Cendres, Gilda ne revêtit pas son costume noir et blanc. Elle ne porta pas le deuil de Vaval. Elle n’était pas veuve. Elle n’était pas triste. Elle enfila ses bas résille, sa brassière échancrée, sa jupe à dentelles et froufrous. Elle posa sur sa tête sa coiffure de fruits en plastique. Et toute la nuit, elle dansa pour la vie qui lui avait été donnée, pour demain qui venait.


Lue par l’auteur, la nouvelle « La vie-carnaval » par Gisèle Pineau a été publiée pour la première fois dans Guadeloupe: Temps incertains, numéro d’Autrement dirigé par Marie Abraham et Daniel Maragnès. Autrement (Collection Monde) hors série 123 (janvier 2001): 149-157.

© 2001 Gisèle Pineau
© 2001 Gisèle Pineau et Île en île  pour l’enregistrement audio (19:07 minutes)
Enregistré à Paris le 27 septembre 2001


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mis en ligne : 9 octobre 2001 ; mis à jour : 27 décembre 2020