Gisèle Pineau, 5 Questions pour Île en île


Interviewée chez elle à Paris, Gisèle Pineau répond aux 5 Questions pour Île en île, le 11 juin 2009.

Entretien de 33 minutes réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.

Notes de transcription (ci-dessous) : Fred Edson Lafortune

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Gisèle Pineau.

début – Mes influences
05:48 – Mon quartier
10:11 – Mon enfance
19:55 – Mon oeuvre
30:07 – L’insularité


Mes influences

Dans mon enfance et ma jeunesse, j’ai lu des auteurs afro-américains. Victime du racisme, j’habitais dans la région parisienne avec ma famille. Très jeune, j’ai lu Richard Wright qui m’a beaucoup inspirée. Je me reconnaissais à travers ses personnages noirs dans un monde blanc. Je m’identifiais parfaitement à ces exclus, ces rejetés et marginalisés qui devaient survivre dans un monde de haine et d’hostilité. J’ai lu aussi des classiques français. Zola m’a particulièrement intéressée. C’était mon auteur favori. Il m’a forgé au niveau de l’écriture, je me suis vraiment inspirée de lui. Aujourd’hui, c’est un auteur mis de côté. Sur le plan social, ses tableaux de la France d’alors étaient peut-être trop exagérés.

Après, j’ai lu Simone Schwarz-Bart, l’auteure de Pluie et vent sur Télumée Miracle. Avec elle, c’est tout le monde créole qui s’ouvre à moi. J’ai lu aussi l’écrivain haïtien Jacques Roumain, l’auteur de Gouverneurs de la rosée. Pour une petite fille comme moi qui ai grandi en Europe, c’est réellement un monde qui s’ouvrait à moi avec ces auteurs.

En lisant les Contes et légendes des Antilles, un livre qu’on m’avait offert, j’ai été fascinée et terrorisée par toutes les histoires de diablesses, de soucougnans, de diables, de zombis… que me contait ma grand-mère.

Aujourd’hui, mon auteur favori depuis de nombreuses années est Toni Morrison. J’avais 27 ou 28 ans quand j’ai découvert son œuvre en Guadeloupe. J’étais attirée, en me baladant dans une bibliothèque, par le visage de cette femme en quatrième de couverture de l’un de ses livres, La chanson de Salomon (ou Le chant de Salomon dans la nouvelle traduction). Ce livre a été pour moi une révélation, une ouverture sur un monde qui faisait écho à ce que j’avais en moi. À mon avis, c’est un auteur qui n’est pas seulement cérébral, c’est aussi une plume magnifique et magistrale. Toni Morrison, je la compare à ces chanteuses dont le son sort du ventre, des tripes et des entrailles, et pas seulement de la gorge. C’est un auteur qui a une profondeur, qui entre dans le texte et qui sait manier les mots. Je sens une intensité dans son écriture. J’ai beaucoup aimé Jazz, Le chant de Salomon et Sula. Toni Morrison est un auteur que j’admire énormément.

Mon quartier

Je suis revenue vivre à Paris en l’an 2000. J’ai vécu 20 ans en Guadeloupe. Je suis née dans le 14e arrondissement à Paris. Le 14e est un quartier qui me parle.

Je cherchais un appartement et on m’en avait proposé trois, dont celui-là qui se trouve à la Rue du Général Séré de Rivières où j’ai vécu avec mes parents quand nous sommes revenus du Congo. Nous habitions exactement de l’autre côté de la rue.

Voilà pourquoi j’ai choisi cet appartement ; selon moi, ce n’est pas du hasard. C’est incroyable dans ce grand Paris qu’on me propose quelque chose qui me renvoie à l’enfance. Mes frères et sœurs ont été très troublés de me voir habiter dans cette rue. Ça a réveillé beaucoup de souvenirs parce qu’il y avait des choses très douloureuses qui ont été vécues ici dans cette rue : mon père était revenu d’Indochine avec une femme et deux enfants. C’était la guerre d’Indochine. Cette femme et ma mère ont vécu dans un même appartement à la Rue du Général Séré de Rivières. Il y avait beaucoup de silences. De lourds silences. Deux femmes vivant ensemble comme des petits soldats face à mon père, un militaire de carrière. La première qui vient d’Asie et qui ne maîtrise pas la langue française et ma mère, la femme légitime avec ses enfants. Elles sont terrorisées toutes les deux.

C’est un quartier qui m’inspire, qui n’est pas pour moi sans âme. Je vis ici comme avec les fantômes, avec ceux qui ne sont plus là, mais je me sens bien. Ici dans le 14e, je me sens chez moi. Je vais souvent vers Denfert-Rochereau pour voir le Lion de Belfort. Quand nous étions petits, mes frères et moi avions toujours l’impression que ce lion échappait de la savane africaine. Et ça nous renvoyait aux insultes racistes des enfants qui nous disaient de retourner chez nous en Afrique. Nous avions bien envie parfois de retourner en Afrique, puisque l’Afrique est peuplée d’animaux extraordinaires.

Je suis heureuse d’être revenue ici puisque j’ai vécu quelques années avec mes enfants dans ce même quartier. C’était pour moi une manière de me réconcilier avec cette France qui m’avait rejetée quand j’étais plus jeune. J’ai été heureuse de partager cette France que j’aime bien avec mes enfants.

Mon enfance

La petite enfance, c’est le sentiment d’être différente, d’être mise à part. Mes premiers souvenirs remontent en France métropolitaine dans la Sarthe. Il y a aussi des souvenirs d’école assez violents que j’ai racontés dans L’exil selon Julia. Je sais déjà écrire quand j’arrive au cours préparatoire. La maîtresse est étonnée de voir cette petite négresse qui écrit déjà. Comme je suis gauchère, ma maitresse me frappe et me bat avec sa règle parce qu’il ne fallait pas être gauchère à cette époque-là. Elle me dit que j’écris comme des Arabes (de droite à gauche). J’ai eu la chance d’avoir une mère qui avait eu elle-même une sœur gauchère, qui savait le traumatisme que c’était de vouloir inverser les choses. J’ai été reléguée au fond de la classe, mais je suis restée noire gauchère.

Dans l’enfance, il y a chez moi cet isolement, ce rejet. C’est pour cette raison que je me suis tournée vers l’écriture. J’ai trouvé tant de réconfort à écrire. C’était pour moi une réelle consolation que d’écrire et inventer des histoires, me perdre dans un autre monde, dans l’imaginaire. Je ne suis pas de ces auteurs qui ont commencé par la poésie. J’ai tout de suite commencé à raconter des histoires. J’en ai connu beaucoup avec ma grand-mère. Depuis mes dix ans, je n’ai jamais cessé de raconter des histoires. Dès ma petite enfance, l’écriture me soutient dans ce monde très rejetant. J’écris mon premier roman à l’âge de dix ans avec des feuilles que j’ai découpées et cousues ensemble. À cette époque, il n’y avait pas de photocopieuse ou d’ordinateur ; je l’ai recopié en dix exemplaires. Mon frère qui dessinait très bien m’a fait la couverture. C’était l’histoire d’une petite fille formidable qui vit dans une cité et qui mérite d’être connue, d’avoir des amis. Car moi, je n’en avais pas. C’était pour moi une manière d’entrer en relation avec les autres.

L’enfance, c’est aussi ma grand-mère Julia qui me demande de prier avec elle tous les soirs. Nous partageons la même chambre. Elle a vécu six années avec nous dans la banlieue parisienne. Tous les soirs nous nous agenouillons pour prier : « Bondyé fè nou retounen an Gwadloup ». C’est vrai qu’elle vivait l’exil. Mais en ce qui me concerne, c’était un exil par procuration puisque je suis née à Paris. Tous les soirs, je me mettais dans son lit pour qu’elle me raconte les histoires de la Guadeloupe. J’avais l’impression de plonger dans un monde à la fois magique, tragique, féerique et incroyable. Je désirais tellement ce monde que je voulais être là-bas. C’est pour moi une injustice qui fait que mon père avait répondu à l’appel du 18 juin du Général de Gaulle pour rejoindre les forces libres et la dissidence. À l’issu de la guerre il a fait sa vie en France. Il aurait dû rester là-bas, j’aurais connu les jeux des enfants de la Guadeloupe, j’aurais parlé parfaitement le créole.

Voilà mes souvenirs d’enfance avec beaucoup de frères et sœurs qui s’inventaient des mondes.

Mon œuvre

On me dit que j’ai une œuvre derrière moi ; j’espère en avoir aussi une devant moi ! Ce serait terrible si l’inspiration me manquait, parce qu’inventer des histoires et écrire m’est vital, nécessaire. Quotidiennement, j’ai besoin d’écrire, d’être dans l’imaginaire. J’ai besoin d’accompagner des personnages, de les laisser parler à travers ma plume. Livre après livre, je creuse toujours le même sillon, j’écris toujours un peu les mêmes histoires. Dans mes livres, les personnages se construisent. Ils doivent regarder en face les fantômes de leur enfance et de leur passé. Dans mes romans, on rencontre souvent des personnages qui ont vécu des drames dans leur enfance. Ils vivent l’exil, ce qui rejoint mon propre parcours. Il y a aussi des histoires de dominations qu’on retrouve par exemple dans L’Espérance-Macadam, des histoires d’enfance brisée, d’inceste, de drames familiaux. Parfois, il faut retrouver la mémoire dans mes romans ; c’est un travail de psychanalyse, avec la dimension psychologique de mes romans.

J’écris avec tous mes sens. Je voudrais que le lecteur rencontre ces personnages qui viennent me visiter. Je suis très réceptive quand je suis dans la création ; je me laisse posséder par mes personnages qui veulent entrer dans le roman. C’est très jubilatoire d’écrire de cette manière-là : je laisse les portes ouvertes, l’inspiration arrive. J’écris avec la mémoire ; je mélange les temps.

J’écris contre les préjugés, contre le racisme. Chaque personne est un monde en soi, avec une langue, une cuisine, une culture… Tous les peuples sont riches et apportent à la diversité du monde. Les Antilles, la Guadeloupe ? C’est tout petit, minuscule n’apparaissant même pas sur toutes les cartes, avec toute cette richesse et diversité. J’essaie d’ouvrir mes livres vers le reste de la Caraïbe : Haïti, la Dominique… Monserrat récemment. Je voudrais replacer la Guadeloupe dans son environnement caribéen. Les « Domiens », comme on les appelle, sont souvent tournés sur la France métropolitaine. Il est important de repositionner l’île de la Guadeloupe.

On me dit souvent que les femmes sont très présentes dans mes romans… Je ne suis pas un auteur féministe qui défend uniquement des femmes. Je m’intéresse à toutes les injustices. Il y a toujours de l’espoir dans mes romans.

L’Insularité

L’insularité est un rêve d’enfance. La Guadeloupe, pour moi, c’est l’île papillon. C’est incroyable, une île qui a la forme d’un papillon. C’est extraordinaire d’habiter sur les ailes d’un papillon. Ce papillon peut être parfois tourmenté, parce qu’il y un volcan (la Soufrière) sur l’une de ses ailes. L’autre aile est plus alanguie, plus plate, entourée de belles plages avec des sables fins. C’est le côté paradis et la complexité de ces îles.

Pour moi, vivre sur une île, c’est vivre sur un continent. Très bientôt, je dois partir vivre sur une île qui est plus petite, Marie-Galante.


Gisèle Pineau

Pineau, Gisèle. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Paris (2009). 33 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 15 mai 2013.
Cette vidéo était auparavant disponible sur Dailymotion (mise en ligne le 17 décembre 2009).
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.
Notes de transcription : Fred Edson Lafortune.

Un extrait de cet entretien figure dans la 2e édition du livre FLE de la compagnie Vista Higher Learning, Thèmes (2022).

© 2009 Île en île


Retour:

/gisele-pineau-5-questions-pour-ile-en-ile/

mis en ligne : 17 décembre 2009 ; mis à jour : 26 octobre 2020