Gérard Étienne, La Pacotille


(extrait)

Guilène ne bouge toujours pas. Sur le parquet de ciment qui la torture. Sa respiration s’affaiblit de plus en plus. Une morgue la pièce. Les cloches annonceront bientôt la prière des morts. Première tentative de rapprocher mon corps de celui de Guilène. De prendre la main dissimulée sous un torchon qui lui couvre le bassin. Pour l’embrasser. La baigner de tendresse. Nous avons déjà traversé les limbes. Il nous reste maintenant l’instant suprême. Entre tous. Signer, dans le coma, l’accomplissement d’un rêve de liberté. Dormir, en emportant dans nos derniers délires un peuple qu’on fait marcher à genoux. De Cerca-la-Source à la capitale, de la capitale à Santo-Domingo. Partir éternellement. Avec des plaies partout dans le corps, des voix éraillées par la faim, des visages de femmes, d’hommes, d’enfants imprégnés de douleur avec toujours l’expression de la fillette qui troque sa vertu contre une poupée de coquillage. Oui. Achever la danse au clair de lune, pour que nous ne fassions pas une dernière grimace à la vie. Nous avions parié. Pas encore au point de perdre la partie. Il nous reste encore beaucoup de cette illusion d’avoir pu éviter le cercle où l’on pratique au grand jour les sacrifices de l’homme.

La pièce se vide. Tranquillement. Elle s’ennuie, la bête. Recroquevillée dans son fauteuil de velours. La voilà confrontée avec sa puissance. Une puissance qui paraît lui filer entre les doigts à mesure que s’éteignent les rebelles, que des plaintes se diluent dans l’odeur fétide de la pièce. La bête semble avoir atteint les limites de la puissance. De là sa tristesse. Elle va laisser la pièce sans espoir de récupérer la force qui lui faisait dévorer tant de chairs humaines, sans espoir d’obtenir des régiments du monstre une autre cargaison de rebelles. Je me représente la tête qu’elle va faire à sa maîtresse. L’absence de corps humains procurera à son estomac tous les parasites de la capitale. On la verra séquestrer l’air de l’écurie pour un peu plus de fraîcheur dans une gueule qui flambe. Plus d’enfants à mordre. De cervelles à cuire. De dents à griller.

Le temps s’arrête. Vides les rues. Le soleil se meurt. La bête aimerait provoquer un autre complot pour remplir les geôles du monstre, l’inviter, oh oui, à venir lui-même constater le travail de ses délateurs, lui permettre de s’exhiber, de pavoiser après la décapitation de prétendus ennemis. Voilà le dilemme de la bête. La force, elle ne peut pas s’en passer. La force, elle en a besoin afin de respirer, de réparer les pièces d’une cervelle mal fabriquée, de mettre un pied dans des lieux autrefois interdits. On passerait la main sur sa gueule qu’elle ne réagirait pas.

Ça jappait il n’y a pas longtemps. Un chef débarquait dans la pièce. Il lui transmettait le mécontentement du monstre quant au déploiement des régiments dans le quartier des révolutionnaires. On avait proposé une nouvelle méthode d’arrestation depuis la capture de Jacques Soleil. La consigne n’a pas été suivie. Longue délibération des bêtes. Il fallait éviter des arrestations à ciel ouvert.

La bête réfléchit en se léchant les pattes, en passant la langue sur ses jambes tachées de sang. Dommage que les mots ne puissent pas percer les mystères de la vie, qu’ils ne soient pas assez volumineux pour contenir toutes les gammes de la réalité. Dommage. La terre serait un livre qu’il y manquerait des mots pour nommer le monstre. Ses laideurs. Ses spasmes. Ses régurgitations. Pour présenter un personnage dont l’odeur seulement pourrit tout un pays. Il y aurait tant à dire si ses mots avaient la vitesse de la pensée. Les soubassements de la pensée. Les bêtes, paraît-il, ont presque toutes déserté la pièce. Trou noir. Ombres épaisses. Une autre vallée de larmes à traverser, là où je vais bientôt la recevoir, pareille à une masse d’air qui fait des ouragans. La mort. Je l’avais, durant le supplice, imaginée tel un ange libérateur, que j’aurais coiffé avec des rubans de satin, que j’aurais reçu les bras chargés de fleurs. Plus maintenant. J’aurais souhaité un miracle à la place de la mort qui me paraît hideuse. À l’image de la bête, de toutes les cochonneries qu’on vous force à avaler en ce bas monde. Je la regarde à distance. Noirs, bien noirs, les yeux de la mort. Matière volatile de l’intérieur. La même brûlure. La même déchirure que le genre humain après la métamorphose du serpent inconnu.

Guilène ne bouge toujours pas. La main sous le torchon. J’essaie une deuxième fois de me rapprocher d’elle. Pour un peu plus de pureté au cœur. Pour recevoir la mort dans le calme du juste. Elle va se réveiller. Elle va se lever. On ne meurt pas deux fois. Je l’avais bien vue dans le camion. La tête sous les bottes des gendarmes. Je l’avais bien vue se décomposer sous le soleil. Les bras pratiquement arrachés. Je n’avais pas rêvé. Il m’a semblé qu’il y avait un éclair dans le ciel. Alors, elle est morte. Non. Elle attend mon cri de guerre. Les mots de passe de l’Organisation. Les voix des camarades. Les signaux de la pleine lune. Avant de faire le grand saut dans un espace où les clameurs sauvages éclipsent le chant des rossignols. Elle n’a pas encore dit son dernier mot. Je suis sûr que le miracle va se produire. Cela arrive quand on a versé son sang pour rien, qu’on s’est fait attraper par des bêtes sans une flèche pour se défendre. Cela arrive quand on porte un Dieu dans le cœur, qu’on le renie à cause de son absence dans l’esclavage d’un peuple, qu’on consent à signer un pacte même avec le diable pour la rémission des péchés des mendiants. Oui. Le miracle se produit chaque fois qu’on veut renverser le monde, qu’on a devant soi une mer agitée que les forces du mal refusent de séparer en deux pour un passage moins difficile. Guilène n’a pas encore lancé un dernier cri. La bête veut que je pleure, que j’enrage, que je condamne mon Dieu. La bête veut mon repentir, mon suicide pour n’avoir pas épargné Guilène. La bête veut me tuer à petit feu en m’enlevant mon flanc droit.

Vingt-deux ans. Morte. Transportée dans une pièce du Palais où, à l’instar de Clément Jumelle, le monstre lui enlèvera la cervelle pour y repérer les codes de l’Organisation. Si la mort voulait bien faire son travail, arracher Guilène de la terre telle une force qu’on ne peut contrôler, juguler, elle retrouverait dans son sommeil les lignes de nos mélodies. Les traces de notre combat. Nous avions appris, tu t’en souviens, qu’il n’y a pas de mort absolue, que chaque mort porte en elle les éléments d’une vie nouvelle. Nous avions appris qu’il ne faut pas s’arrêter en chemin même quand des forces invisibles le parsèment de tessons de bouteille, même quand leur Messie hésite à nous envoyer les guides promis.

La femme, que tu avais amenée chez toi, tu t’en souviens. Dans la douceur d’un soir d’été. Elle saignait. Ses lèvres brûlaient. Elle pleurait dans tes bras. Elle te disait que tu étais faite pour éclairer les bas-fonds. Les quartiers en croix.

Alors pousse, pousse, ma grande. Attends, attends. Je vais me contracter. Oui. Je m’approche de toi. Lentement, lentement. Ça s’en vient. Non. Pas de respiration. Les râles disparaissent avec le dernier grondement de la révolution, avec la certitude de lâcher bientôt la vie, une vie sublimée par Guilène, qu’elle ne tenait pas seulement au bout du doigt. Une vie qu’elle sentait tous les jours bouillonner dans l’écurie au rythme endiablé des travailleurs de rues. Ça frappait. Partout dans son corps. Oh le bonheur de presser des militants sur son cœur, l’euphorie de rire à gorge déployée quand l’Organisation faisait un bon coup. Alors, elle pouvait passer des heures à savourer notre victoire sur le monstre. À se cogner la tête contre une épaule fraternelle de manière à nous infuser le courage nécessaire à l’affrontement de la mort.

Guilène ne bouge toujours pas. Découpée par mon œil tuméfié. Quelle horreur, mon Dieu. Indescriptible, le corps de Guilène. Broyé sous les roues d’un camion, dirait-on. Tranché à la machette, dirait-on. Alors la fin. Non. Une toute petite respiration. Juste assez pour nous redire ces vers inoubliables.

Nous n’irons pas au but un par un mais par deux.
Nous nous connaissons par deux nous nous connaîtrons tous.

Juste assez pour aller chercher le papillon qui nous suivait sur la route de Kenskoff, qui se posait sur ses épaules en prenant la couleur d’un temps qui se faisait bon prince.

Pas maintenant, Guilène. Dans la cour de la prison, des voix entament les premières strophes de l’hymne au paysan. Il y a aussi les campagnes gonflées de sève, gorgées de rivages. Oui. Encore, je t’en prie. Donnons-nous la main. Qu’il y passe la chaleur, toute la chaleur d’un pays qui nous a faits, que nous traînons depuis quatre siècles. Une chaleur aussi jeune que nos passions, aussi imprégnée que nos douleurs, aussi frileuse que nos émotions au terme d’une rencontre.

Bouge Guilène, bouge ma grande. Nous avons gagné. Oh oui. Nous avons vaincu le monstre. Regarde. La pièce respire. La pièce sent bon. Nulle bête autour de nous. Nos regards les ont domptées. Elles n’ont pas la force d’assister à notre départ. Nous les avons vaincues, Guilène. Avec notre foi en l’homme. Avec l’amour d’un pays. Avec notre conscience à la fois haine, tolérance, miséricorde. Il fallait la voir, la maudite, quand le jeune paysan, à un coup de barre de fer, répondait par un chant religieux.

Ô jour béni, jour de victoire
que je ne saurais jamais oublier.
J’ai vu, j’ai vu le Roi de gloire
apparaissant sur mon sentier.

Elle hurlait, convaincue que le Dieu du paysan allait la faire disparaître dans une pluie d’orage. Il fallait la voir, la salope, quand on m’a renversé sur le parquet. Deux fois, je l’ai regardée. Deux fois je lui ai fait sentir que j’accepte ma torture, en toute liberté, que j’ai défié son maître, en toute liberté, que je consens à me faire brûler, en toute liberté. Elle m’a secoué la queue, façon de m’avouer son accord, même si c’est elle qui me mordait le plus.

Nous avons vaincu, Guilène. Nous l’avons rendu fou. Le monstre de la Caraïbe. Le nègre complexé de la Caraïbe. Le nègre que personne n’osait aborder. Trop nègre de pierre pour être aimé. Trop laid pour plaire aux créatures de ce monde, même aux chiens domestiques. Je te l’avais dit, Guilène. Rappelle-toi. Le monstre avait peur de nous. Nous qui le combattions avec seulement des idées. Des poèmes. Des battements de cœur. Nous voici devant le vide. Nous voici dans le vide. Disparue une raie de lumière sur le corps de Guilène. Je prends une plus grande respiration. Je ramasse mes forces.

Oui, Guilène. Je te donne la main. Tu me donnes la tienne. Serrons-les. C’est ça, ma grande. Vas-y. Vas-y. Pousse, pousse. Ça vient. Encore, encore. Respire un peu. Oh, mon Dieu, merci, merci, merci. La main de Guilène dans ma main. Le voyage sera moins difficile.


Lu par l’auteur, cet extrait a été publié pour la première fois dans le roman de Gérard Étienne, La Pacotille. Montréal: Éditions l’Hexagone, 1991: pages 212-215.

© 1991 Gérard Étienne
© 2003 Gérard Étienne et Île en île pour l’enregistrement audio (18:49 minutes)
Enregistré à Montréal le 3 juin 2003


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mis en ligne : 16 juin 2003 ; mis à jour : 26 octobre 2020