Gérald Bloncourt, 5 Questions pour Île en île


Le photographe, peintre et écrivain Gérald Bloncourt répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 32 minutes réalisé par Thomas C. Spear chez l’auteur à Paris, le 10 juin 2009.
Caméra : Giscard Bouchotte.

Notes de transcription (ci-dessous) : Coutechève Lavoie Aupont.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Gérald Bloncourt.

début – Mes influences
02:42 – Mon quartier
06:18 – Mon enfance
11:02 – Mon oeuvre
18:04 – Le photographe
23:54 – Le peintre
28:04 – L’insularité


Mes influences

Ma mère était une institutrice laïque républicaine qui avait beaucoup de livres et une immense culture. Elle avait une bibliothèque très fournie. J’ai donc grandi à travers tous ces livres classiques, du Cid de Corneille, aux comédies de Molière, en passant par Victor Hugo. Parmi les livres que j’ai lus de façon autonome, il y a James Olivier Curwood, qui a écrit des livres sur le grand nord canadien, les découvertes, les loups. C’était ma part de découverte du monde, d’aventures, de risques qui correspondaient à ce que je vivais pratiquement. Après avoir rencontré Jacques-Stephen Alexis, qui m’a passé Le Manifeste de Karl Max et d’Engels que j’ai dévoré bien sûr, j’ai trouvé des réponses à nos questions contre l’injustice sociale. J’ai découvert aussi Jacques Roumain,Gouverneurs de la rosée. Nous étions aussi entourés d’un tas d’intellectuels qui fréquentaient mes parents et qui venaient à la maison. J’étais vraiment baigné par ces choses-là. À Port-au-Prince, au Petit Séminaire Saint-Martial, là, c’était le culture française. Par la suite, vers 1946 quand Mabille est venu en Haïti, il nous passait clandestinement des livres. Nous avons ainsi découvert Neruda, Maïakovski, Nazim Hikmet et de nombreux poètes et écrivains cubains. Nous étions assoiffés d’apprendre, de découvrir, de connaître. Je me suis mis à écrire très jeune.

Mon quartier

J’habite la rue Charrière, qui est une ancienne impasse. Elle se trouve dans le 11e arrondissement de Paris. Quand la dictature est tombée en Haïti en 1986, j’avais une petite fille qui avait deux ans. Elle s’appelle Ludmilla. Il a fallu que je me sépare de sa mère, mon amie de l’époque, Martine Uzan, pour rentrer au pays. Au cours de l’un de mes nombreux voyages en Haïti à l’époque, j’ai rencontré Isabelle, ma compagne aujourd’hui. Cela fait vingt ans que nous sommes ensemble. Elle a fait de moi un jeune papa : nous avons une fille qui s’appelle Morgane. Quand j’ai connu Isabelle, elle m’a donné la clef un jour pour la rejoindre chez elle. Elle n’habitait pas trop loin d’ici, dans la rue Saint-Bernard. Elle habitait déjà le 11e depuis plusieurs années. Donc, j’ai découvert ce quartier de Paris qui est comme un petit village : ici, tout le monde se connaît. Tout à l’heure, quand nous déjeunions au bistro tu as pu le vérifier. C’est un quartier de Paris plein de l’histoire de France. On n’est pas loin de la Bastille, et à deux pas du Faubourg Saint-Antoine où il y a eu de grands combats durant la Commune de Paris. L’église, qui est en face, s’appelle l’Église Sainte-Marguerite. On l’évoque dans la fameuse chanson « À la Bastille, Nini peau d’ chien ». Je peux t’en chanter quelques couplets : « À la Bastille, on aime bien Nini peau d’chien… ». Il y a un passage qui dit « À Sainte-Marguerite »… Il s’agit de cette église-là. Je vis entouré de toutes ces histoires de luttes, des anciens quartiers des « Ébénos » du Faubourg. Les ébénistes y fabriquaient des meubles. Il y en a encore quelques-uns, mais cela disparaît petit à petit.

Ce quartier est très vivant. Il y a des tas d’animations populaires. Il y a beaucoup d’associations dont l’une, très connue, s’appelle la Commune Libre d’Aligre. On y rencontre toute une faune de gens. Ce sont des points de résistance par rapport à la politique qui se fait actuellement en France. On y rencontre des cinéastes, d’anciens médecins, de gens qui sont concernés par ce qui se passe sur le plan social. Il y a des actions qui sont menées, des expositions. J’y ai exposé plusieurs fois un certain nombre d’images, des photographies. De ma fenêtre (j’habite au rez-de chaussée, avec de grandes vitres), je vois le petit parc où, quand les enfants sortent de l’école, ils viennent jouer. La vie se déroule sous mes yeux. Je vois les amoureux qui s’arrêtent devant mes fenêtres et s’embrassent. Je vois le vieil immigré qui passe et fouille dans ses papiers. Je vois la dame qui revient du marché d’Aligre avec ses provisions. La vie se déroule constamment sous mes yeux. Je travaille dans mon bureau à côté. Quand je me fais un petit café, je suis là, et je regarde la vie. Je me suis dit qu’un jour, je ferai un bouquin en photographiant les gens qui passent, en racontant l’histoire de l’impasse Charrière.

Mon enfance

Je suis né en 1926 à Bainet, pas loin de Jacmel dans le sud-est d’Haïti. Comme j’aime à dire, dans une chaumière. Mon père était un Guadeloupéen très aventurier. Il était venu dans le sud-est d’Haïti avec ma mère, qui était française. Il s’occupait de café. Il allait lui-même pieds nus dans la boue s’occuper de ses plantations.

Quand j’ai eu un an, un immense cyclone s’est abattu sur la région. Nous avons été emportés. On a eu notre vie grâce aux voisins qui nous ont secourus. Après, nous avons été à Jacmel. Ma mère était institutrice. Elle avait une petite école où elle recevait les filles de la petite bourgeoisie port-au-princienne et leur enseignait le français. Mon père s’occupait à faire des tomates, des légumes. C’était encore l’époque de l’occupation américaine. Il y avait la lutte contre l’occupation et mon père a participé à cette résistance. Il a même été emprisonné. J’ai grandi élevé par une vieille Haïtienne, une amie de mes parents, qui a été notre nourrice ; on l’appelait Manman Dédé. Elle s’appelait petite Mina. Mina Clorissaint. C’était la fille d’un pécheur de Miragoâne. Elle vivait avec nous et s’occupait de moi. Tous les après-midi, il faillait boire son lait. On était privilégiés. On y avait droit.

Il y avait un vieux conteur (en Haïti, c’est une tradition) qui s’appelait Diogène. Ce magnifique nom grec ! Il s’arrêtait devant la barrière tous les après-midi, et il racontait. Il fallait commencer parCric ! Crac ! On donnait la réponse. Il disait : Kaptenn anba Kabann, sa se ye ? Et nous, on répondait : c’est le pot de chambre ! Ensuite, il commençait son histoire. C’était l’histoire d’une fée, une histoire comme les contes des mille et une nuits, à n’en plus finir. Tous les jours, il racontait quelque chose. Un jour, un camion de la Garde d’Haïti est arrivé. Les soldats arrêtaient tous ceux qui étaient « pieds à terre », tous ceux qui marchaient pieds nus. Les mendiants ! Il fallait nettoyer la ville parce qu’un bateau de touristes yankees devait arriver le lendemain. Ils l’ont matraqué. J’ai essayé d’ouvrir le gros crochet de fer qui fermait la barrière pour qu’il puisse se réfugier chez nous, mais j’étais gamin. J’avais quelque sept ans. Je n’ai pas réussi à enlever le crochet. J’entends encore les coups de koko makak sur sa tête. Ils l’ont emmené. J’ai dit à manman Dédé, « mais pourquoi ? » Cela me révoltait. Je trouvais cela injuste. Elle m’a dit : mon petit, c’est comme cela en Haïti. Une sorte de résignation. J’étais révolté. J’ai dit que cela n’était pas possible. On doit changer la vie. Je crois que je suis devenu révolutionnaire ce jour-là. Diogène n’est plus jamais revenu. Ils l’avaient tellement matraqué qu’il en était mort. Ce jour-là, j’ai pris conscience qu’il fallait faire quelque chose pour changer cette société. J’ai découvert ce qu’on appelle l’inégalité sociale, le racisme aussi. Cela a été ma première prise de conscience.

Par la suite, nous sommes venus à Port-au-Prince, après un grand cyclone en 1936 qui avait détruit la région. J’étais au Petit Séminaire Saint-Martial. Avec mes amis, nous étions très attentifs à ce qui se passait. À cette époque-là, il y eu le massacre des quinze mille travailleurs haïtiens, en République Dominicaine. Nous étions révoltés. Je suis sorti du collège pour rejoindre une manifestation à Port-au-Prince. C’est là où j’ai vu un jeune noir bondir un mur et prendre la parole en disant « Il faut aller venger nos frères ! » Ce jeune noir, je l’ai rencontré quelques années plus tard, c’était Jacques-Stephen Alexis.

Voilà mes premières rencontres, mes premiers souvenirs de jeunesse.

Mon œuvre

Très jeune, j’écrivais des poèmes. J’ai toujours eu ce besoin physiologique, biologique d’écrire, de transmettre par la parole, par l’écriture mes sentiments, mes impressions, mes révoltes. Mon premier vrai livre relié en bibliothèque s’appelle Yeto, le palmier des neiges. Mon père m’appelait Yeto. Je suis palmier, parce que j’ai gardé mes racines qui sont haïtiennes. Et des neiges, parce que je suis un européanisé par force majeure. C’est une biographie. Mes amis me disaient toujours : tu as une vie très riche avec tant d’aventures, il faut la raconter un jour. Je m’étais mis à l’écrire. J’étais parmi les premiers des acheteurs des ordinateurs en France : c’était un Macintosh ! J’ai commencé à raconter un peu ma vie. La dictature des Duvalier venait d’être renversée. J’habitais un petit studio dans le 5e arrondissement, rue des Boulangers. Je m’étais fait des provisions pour une semaine. J’avais bouclé la porte, décroché le téléphone. J’écrivais. Je l’ai écrit dans une semaine. J’ai conté tous ces souvenirs d’Haïti, de ma naissance, de ma jeunesse. J’ai parlé du fameux mouvement des « Cinq Glorieuses » avec René Depestre, Jacques-Stephen Alexis et les autres, quand nous avons renversé le gouvernement Lescot. C’est une biographie, mais une biographie où tous les noms que je cite sont vrais. Je n’ai pas changé les noms des acteurs dont je parle. Je n’ai pas changé les dates. En fait, c’est une authentique biographie. Je voulais que ce livre soit publié en Haïti. J’ai eu des propositions d’éditeurs français, mais je tenais à ce que cela soit publié dans mon pays. Comme la dictature venait de tomber, ce sont les Éditions Deschamps qui l’ont publié. Il a été réédité ensuite en France.

Voilà mes premiers pas dans l’écriture publiée. Des articles de toutes sortes. J’avais déjà des poèmes publiés dans des revues un peu partout. Par la suite, j’ai eu l’occasion d’écrire d’autres choses.

La mémoire engagée, parue chez Bourin, est une autre forme d’autobiographie où je traverse ce demi-siècle, à travers mes luttes, mes engagements politiques, le parti communiste, ma découverte de l’Union Soviétique… toutes les contradictions que j’ai pu vivre, tout cet éclairage qui m’est arrivé par mes expériences personnelles où j’ai quand même compris un certain nombre de choses. Je dis les choses très sincèrement, très ouvertement, dans ce bouquin.

J’ai sorti aussi récemment Messagers de la tempête [André Breton et la Révolution de Janvier 1946 en Haïti], avec Michaël Löwy, un historien assez connu du CNRS, qui a été en Haïti faire des recherches autour de la présence de Breton. Comme l’un des fondateurs du Centre d’Art, j’étais l’un de ceux qui avions contribué à l’arrivée de Breton. Il y avait aussi Pierre Mabille que nous connaissions à l’époque, qui avait invité non seulement Aimé Césaire, qui était déjà passé en Haïti, mais il avait aussi invité Breton et Wilfredo Lam. J’ai donc connu Breton, j’ai eu l’occasion de discuter un peu avec lui. J’ai raconté un peu tous ces évènements et toute ma traversée de ce demi-siècle à travers toute ma carrière de reporteur-photographe. J’ai couru toute l’Europe. Il n’y a pas un pays d’Europe où je n’ai pas mis les pieds (sauf la Suède, d’ailleurs ; je n’ai jamais eu l’occasion d’y aller !). J’ai parlé de ce langage, de cette écriture de notre époque qu’est la photographie, de mes fautes d’orthographe photographiques, bien sûr. C’est une narration de ce demi-siècle avec quelques réflexions, des anecdotes qui racontent tout ce que j’ai vécu.

Au mois de décembre en 2007, j’étais invité par l’université d’État d’Haïti pour rendre hommage à Jacques Roumain. J’ai participé à des rencontres et aux débats. J’étais le doyen par l’âge et le seul survivant à avoir connu Jacques Roumain. Au cours d’un repas, j’ai sorti un exemplaire de cette plaquette que j’avais publiée par mes propres moyens [en 1986], qui s’appelle Dialogue au bout des vagues. Il s’agit d’un dialogue entre l’Exilée (de l’intérieur) et l’Exilé (de l’extérieur que j’étais). « Elle » [qui garde l’anonymat] a choisi l’italique, et moi le romain. Rodney Saint-Éloi des Éditions Mémoire d’encrier a vu cela et m’a demandé de le lui donner. Cela m’a fait plaisir, parce qu’effectivement ce texte est resté enfui dans mes archives durant de longues années. Quel éditeur français aurait été intéressé ? Parce que c’est directement Haïti qui est concernée à travers nos propos. Rodney l’a publié [en 2008]. Cela m’a comblé de joie, parce que ce sont les choses les plus profondes que j’aie écrites dans ma vie. Nous avons échangé des centaines de lettres. Nous nous sommes écrit quelquefois à quelques mètres de distance, puisque nous avons vécu ensemble. Quelquefois en France. Quelquefois entre Haïti et la France. Quelquefois en Haïti même. mais dans différents lieux de Port-au-Prince.

J’ai eu la chance et le bonheur de publier simultanément, et coup sur coup, dans deux encyclopédies de la poésie contemporaine. Le Temps des Cerises a édité La Poésie est dans la rue où ils m’ont pris trois poèmes. D’autres poèmes figurent dans un recueil publié aux Éditions Seghers, célèbres dans la publication de la poésie. Je peux maintenant le dire avec suffisance : je rentre dans les lycées !

Le photographe

Arrivée en France, chassé par la junte militaire Levelt, Magoire, Lavaud, à la suite du Mouvement de 46, des Cinq Glorieuses. J’étais d’abord en Martinique, où j’ai rencontré Édouard Glissant, Desportes, Fourneuf, et bien entendu l’immense Césaire. Je suis parvenu à rentrer en France où j’ai rencontré le reste de ma famille guadeloupéenne, des oncles et des tantes, la famille de ma mère aussi. J’étais un exilé, mais plus privilégié que beaucoup de ces immigrants puisque j’avais de la famille, mais il a fallu que je gagne ma vie. Mes parents, des deux côtés, n’étaient pas très riches. J’ai débarqué des cageots aux Halles de Paris. J’étais graveur et peintre. J’ai préparé le professorat de dessin de la ville de Paris, à la Grande Chaumière, aux « 80 de Montparnasse ». Mais il fallait « casser la croûte ». J’ai trouvé un job dans une maison qui s’appelait pompeusement les Éditions Photographiques Universitaires où j’ai appris mon métier. Avec la grosse chambre photographique avec ses montures de cuivre ou de laiton, le voile noir, la poire, le pied. J’ai pris la succession de Nadar !

Comme à l’époque j’étais militant communiste, j’avais adhéré le Parti Communiste, qui était une suite logique pour moi de mes actions en Haïti. Le parti communiste m’a découvert en tant que photographe. On m’a demandé de venir à l’Humanité. En quelques semaines, j’ai appris que la photographie était un moyen de dire l’homme dans sa plus grande vérité. Tous ces êtres que j’ai photographiés pendant un demi-siècle : au travail, dans les grèves, dans les luttes… leurs visages, leurs cicatrices, leurs taudis, les bidonvilles. J’ai découvert que c’était un moyen de communiquer, un moyen de transmettre, un moyen de dénoncer, un moyen de participer. J’ai découvert la photographie comme une écriture de notre époque. Avec mes fautes d’orthographes photographiques, comme j’ai dit tout à l’heure. La vie à continué. J’ai eu des problèmes. Je n’ai pas toujours été d’accord avec le Parti Communiste. J’ai pris mes distances à un certain moment de ma vie. J’étais journaliste indépendant. J’étais free-lance. J’ai commencé à courir toute la France. Je pense qu’il n’y a pas un endroit de la France où je n’ai pas mis les pieds, à la recherche de cette vie quotidienne : de ces métiers, de ces ouvriers, de ces travailleurs. Je m’étais spécialisé dans cette sorte de sociologie par l’image. J’ai vécu aussi la guerre du Front Polisario. J’étais le premier journaliste là-bas. J’ai contribué à la dénoncer.

J’avais rencontré un photographe dont le nom est célèbre : Robert Kappa. Je l’ai rencontré dans un bar. Je ne savais pas que c’était Kappa. Je ne savais même pas qu’existait Kappa. Il s’était rendu compte que j’étais photographe, parce qu’on avait les ongles noircis (on mettait les mains dans les révélateurs, ce qui nous teintaient les ongles). Il m’a dit qu’il photographiait la guerre pour mieux la dénoncer. Cela m’avait tellement surpris que je me suis dit que je photographierais les luttes des travailleurs pour mieux dénoncer cette exploitation. On serait chacun à un créneau. Chacun à son poste. La photographie est devenue pour moi d’abord un métier pour gagner ma vie. J’ai dans mes archives plus de deux milles photos (je dis bien, 200.000 !). C’est un demi-siècle de mémoire photographique.

Puis j’ai rencontré un tas de gens, en dehors des mineurs, des dockers que j’ai pu croiser, avec qui je partageais les sandwichs et mangeaient ou buvaient leurs bières. J’allais les voir. Je vivais avec eux. J’ai rencontré aussi beaucoup de personnalités, beaucoup de personnages. Des gens merveilleux. Georges Brassens, par exemple, que j’ai eu l’occasion de connaître, un type extraordinaire. J’ai photographié Jean-Paul Belmondo, Jeanne Moreau, Charles Aznavour et Charlie Chaplin (quand il était chassé des États-Unis par le McCarthyisme), Jean Lurçat et bien d’autres ! J’ai rencontré vraiment beaucoup de personnages. Mon appareil était devenu mon stylo ! J’ai écrit. J’ai pris un carbone et je recopiais ce que je voyais. Mes photos, je les ai découvertes vraiment, j’ai vu que cela avait une certaine utilité, quand j’ai créé les « livres muraux » avec des textes poétiques et des photos que j’exposais devant les usines. Les travailleurs venaient les regarder. Ils ne me connaissaient pas. Ils discutaient entre eux. Ils disaient : « t’as vu ça ! ». Ils me faisaient découvrir mes propres images. Ce sont ces gens qui m’ont appris mon métier finalement. Après, j’ai pu rendre du recul et philosopher sur les images ou sur la photographie. J’ai été contraint de garder une immense modestie, parce que je n’étais que le « recopieur » de ce que j’ai pu vivre et vérifier.

J’ai beaucoup vécu avec les gens que j’ai photographiés.

Le peintre

Quand je suis arrivé d’Haïti, j’ai préparé le professorat de dessin de l’État de la ville de Paris. J’étais peintre et graveur avec DeWitt Peters, Geo Remponeau et Albert Mangonès (l’architecte et artiste qui a fait la sculpture de l’esclave marron sur la place du Champs de Mars). Ils étaient avec moi les fondateurs de ce fameux Centre d’Art. Je suis arrivé en France imprégné par tout le surréalisme que Breton avait amené en Haïti. Je n’étais pas surréaliste, mais dans la peinture j’étais imprégné de cette qualité de tout remettre en question, y compris le graphisme. Quand je suis rentré au Parti Communiste, et à l’Humanité, j’ai découvert qu’à cette époque le Parti prônait le réalisme socialiste. Il y avait Fougeron, Amblard, Tazlitsky. Il fallait peindre les ouvriers avec le drapeau, avec l’outil à la main. Cela ne correspondait pas à ce que j’avais envie de faire ou à ce que je faisais. C’était très mal vu d’être contre ce qu’on appelait la ligne du Parti. Puisque que je voulais rester au Parti pour continuer la lutte, je peignais clandestinement, et pour mes amis. J’ai continué à peindre toute ma vie, parce que c’est un besoin permanent. J’ai besoin de gratter la toile, de poser des signes, d’exprimer ma sensibilité. J’ai continué parallèlement à travailler comme photographe.

J’ai eu deux carrières en fait. En France, je suis connu comme photographe. Dans d’autres pays, notamment aux États-Unis, je suis plus connu comme peintre.

Finalement, avec la photographie, j’ai découvert la métallographie. J’ai découvert des techniques, la possibilité de solariser les photos, de créer des images. J’ai découvert Man Ray. J’ai compris qu’il y avait des moyens pour faire passer des idées, de témoigner par des moyens différents, disons « artistiques ».

Il n’y a pas longtemps, Epson a lancé la « digigraphie », qui est un moyen fabuleux de reproduire les œuvres ; c’est une véritable lithographie numérique. C’est très beau, de grande qualité. Avec les merveilles de l’informatique, on peut éventuellement (cela m’arrive très souvent d’ailleurs) modifier son propre dessin, le transcender, le solariser, faire toutes sortes d’interventions de création. On peut faire naître des œuvres qui n’ont rien à voir à ce que l’on appelle traditionnellement la photographie ou le dessin. L’ordinateur devient une véritable palette, un véritable pinceau, avec lequel on peut intervenir pour créer des œuvres. Et en même temps, il y a également la possibilité de faire des tirages photographiques [par la digigraphie]. Cela coûte moins cher que de passer par les laboratoires. Cela donne des photos de très grande qualité qui vont durer d’ailleurs plus longtemps que les photographies. Les tirages [de photographies] habituels, au bout de cent ans, cela jaunit. Là, ce sont des encres spéciales, des papiers sans acide. C’est pratiquement éternel. J’ai réalisé ainsi des expositions sur l’immigration portugaise au Musée d’Art Moderne de Lisbonne. Je retourne prochainement dans le Musée de l’Immigration (qui est en train de se créer en ce moment au Portugal) avec une centaine de documents.

Les choses circulent. On rencontre des gens. On fait des découvertes tous les jours. Je me remets en question. Voilà le chemin que j’ai fait sur le plan de la création picturale et artistique.

L’Insularité

L’insularité, c’est ma peau même ! Je suis né dans ce pays d’Haïti bordé de mers. Dans le sud, il y a l’océan Atlantique, et en face de nous, la mer des Caraïbes. On montait souvent dans les montagnes ; j’adorais aller dans la forêt des pins, par exemple, entre Furcy et Kenscoff, vers le morne Bourrette, dans le massif de Selle. La nuit, on était couchés sur les aiguilles de pins et on grattait le ciel avec la main, on grattait les étoiles. Je me rendais compte que j’étais quelque part dans ce monde infini. Et à travers tous les romans et les livres que j’avais pu lire, d’aventures, cette découverte du monde. J’ai su qu’il y avait Vasco de Gama, les grands découvreurs, comme James Oliver Curwood dans le grand nord canadien. Je savais qu’il existait beaucoup d’autres pays, le pays de ma mère, la France, et l’Europe… J’avais une envie terrible de découvrir ce monde et je savais que j’étais entouré par cette mer. J’avais cette conscience physique d’être dans un petit point du monde entouré par la mer. J’étais persuadé, et je suis encore persuadé, que les résonances sont différentes. Peut-être à cause de la masse d’eau qui nous entoure. On prend conscience de l’immensité du monde. On est sur un petit point de ce monde, entouré par cette immensité de tous ces océans, de tous ces continents qu’il y a à découvrir.

À cette époque-là, c’est ce que je souhaitais faire un jour dans ma vie. On est habités par les moeurs et toute l’histoire de ce pays, qui est un pays où il y avait des Taïnos, la Reine Anacaona, où les Espagnols sont arrivés, le Fort de la Nativité. Les combats, le massacre de ces indiens, qui sont mes lointains ancêtres (mon père est un descendant de Caraïbes). Et puis toute cette masse, trente ethnies africaines, qui sont arrivées avec leurs propres cultures, leurs propres langages. Cette exploitation incroyable de cette colonie française la plus riche de toutes les colonies de l’époque. La révolte des esclaves et des affranchis. Tous ces grands héros de l’histoire d’Haïti : Dessalines, Pétion, Toussaint Louverture. En fait, tout ce monde, tous ces êtres au milieu desquels j’étais. Au milieu desquels j’ai vécu. Qui est mon peuple. Là, j’ai tout appris : la musique, les rythmes, les couleurs, la lumière, le Centre d’Art. J’ai appris les rapports entre les hommes, la franchise, le rire et plein de choses. Les goûts aussi. Il me reste toujours dans la mémoire ces repas avec le maïs grillé, avec les haricots rouges. Je suis aussi un peu cuisinier. J’en fais de temps en temps. Ce sont vraiment mes racines profondes.


Gérald Bloncourt

Bloncourt, Gérald. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Paris (2009). 32 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 8 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 12 octobre 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.
Notes de transcription : Coutechève Lavoie Aupont.

Voir aussi, enregistré le même jour à Paris (le 10 juin 2009) : icon_video Gérald Bloncourt, « Je me souviens… », extrait du texte, lu par l’auteur, vidéo de 8 minutes (2009).

© 2010 Île en île


Retour:

/gerald-bloncourt-5-questions-pour-ile-en-ile/

mis en ligne : 12 octobre 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020