Georges Anglade, « Deux mendiants au paradis »


Déjà habillés comme deux Haïtiens en hiver, deux mendiants que la fin de l’automne menaçait de chasser des trottoirs rentables de la rue Sainte-Catherine, au centre de Montréal, firent pari sur celui des deux qui saurait le mieux se tirer d’affaire dans la mauvaise saison qui s’annonçait. Pour rendre les conditions équitables, et afin que seul leur art de la quête soit en cause, ils convinrent d’un lieu, d’un jour et d’une heure pour se mesurer en piégeage d’aumônes.

Les deux Haïtiens, puisque c’étaient deux Haïtiens, parieurs comme eux seuls savent parier pour unique espérance, s’habillèrent donc de leur quasi-scaphandre le samedi suivant pour aller célébrer, en ce 1er octobre à la station Berri-UQAM, la Journée internationale de la musique dans le métro, journée de grande tolérance policière depuis qu’en 1975 le violoniste Yehudi Menuhin eut inauguré cette célébration baroque à Montréal. Dans le monde de la manche, c’est l’ouverture officielle de la chasse aux huards.

Ils se partagèrent de midi à cinq heures le même quai menant vers la station Henri-Bourassa, au nord, quatre wagons chacun, sans tricherie, le neuvième wagon au centre devant leur servir d’espace-tampon pour faire en sorte qu’ils ne sollicitent pas deux fois une même personne. Et, poussant encore plus loin les conditions d’équité du pari, ils s’entendirent pour quatre périodes d’une heure, avec changements de côté, entrecoupées de trois arrêts de vingt minutes pour une petite gorgée. Des professionnels, quoi!

On les vit, à chaque passage des rames, parcourir une moitié de la plate-forme en sollicitant les vagues successives de voyageurs, de retour des magasins du centre-ville et prêtes à s’engouffrer dans l’une des seize portes de chaque territoire.

Le problème, c’est que l’un amassa trois cents dollars en quatre heures de travail, tandis que l’autre ne se fit que trois misérables dollars. Le champion s’imposait, mais l’écart démesuré étonnait. Ils avaient beau être l’un frais déposé par la dernière écume du paradis perdu et l’autre vieux sage ayant depuis longtemps accepté le destin de l’eldorado introuvable, que l’écart restait troublant.

Le malchanceux avait fait appel à la compassion des gens en se déclarant nouvel arrivé, exilé, réfugié politique même, sans que cette gradation déliât quelque bourse que ce soit. L’exercice fut si peu concluant qu’il se souvenait distinctement des quatre donateurs: une jeune mère achetant visiblement le calme de ses jumeaux en leur confiant à chacun une pièce de vingt-cinq cents à donner au monsieur noir; un guitariste échevelé et pompette que sa bonne fortune du jour avait poussé à lui lancer une pièce d’un dollar, qu’il eut d’ailleurs grand mal à attraper au vol; cette jeune fille qui venait de faire le ménage de son porte-monnaie pour se débarrasser d’une cinquantaine de pièces cuivrées d’un cent; finalement ce couple mixte, visiblement au bord de la scène de ménage. La femme l’utilisa outrageusement dans le conflit du jour avec un malheureux dollar ostensiblement donné pour faire éclater son Haïtien de chum. Autant dire qu’il était encore chanceux d’avoir récolté trois dollars, toute dignité bue.

Le gagnant avait la victoire sereine, mais se fit prier avant de confier qu’il avait passé l’après-midi à répéter rapidement aux gens qu’il s’en retournait dé-fi-ni-ti-v’ment chez lui, en appuyant sur l’adverbe, et qu’il devait, pour ce faire, compléter le prix de son ticket aller-simple, sans-retour-possible, insistait-il. Moins d’une douzaine de mots, bien rythmés, dont quatre en gras.


La lodyans, « Deux mendiants au paradis », a été publiée pour la première fois dans le recueil de Georges Anglade, Les Blancs de Mémoire. Montréal: Boréal, 1999: 149-151.

© 1999 Georges Anglade
© 2003 Georges Anglade et Île en île pour l’enregistrement audio, 3:45 minutes.
Enregistré à Montréal le 2 juin 2003


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mis en ligne : 7 juin 2003 ; mis à jour : 24 décembre 2020