Georges Anglade, 5 Questions pour Île en île


Géographe, professeur, homme politique et écrivain, Georges Anglade répond aux 5 Questions pour Île en île, à Montréal, le 14 avril 2009.

Entretien de 61 minutes réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.

Notes de transcription (ci-dessous) : Lucie Tripon.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Georges Anglade.

début – Mes influences
15:58 – Mon quartier
26:42 – Mon enfance
31:50 – Mon oeuvre
44:16 – L’insularité


Mes influences

J’ai une drôle de trajectoire, pas typique en littérature. J’ai été touché très jeune par la littérature, essentiellement les raconteurs d’histoire et les lodyanseurs de la province. Dès mes 12-14 ans, âge de mes premières publications, j’ai cette attirance pour les mots et cette littérature. Mais comme je venais d’un milieu où on ne faisait pas carrière dans la littérature, je suis devenu professeur de géographie.

Une fois terminée ma carrière politique et scientifique, je deviens littéraire à 55 ans, l’âge actuel de Dany Laferrière. Je choisis le genre littéraire qui m’a fasciné avant même d’avoir 15 ans, lalodyans haïtienne, cette histoire racontée le soir, la littérature orale haïtienne de bonimenteur, consistant à mentir pour dire plus vrai que vrai. J’ai plongé très tôt dans ce genre littéraire avec en héritage un certain talent d’ailleurs venant de ma mère.

Je m’inscris donc dans la littérature haïtienne sur un angle seulement ; ma contribution à la lodyans.

Mes inspirations remontent à mon enfance et à mes rencontres avec d’excellents lodyanseurs. Il y a eu d’abord la gouvernante (Cétimène) quand j’étais petit – j’étais le quatrième de fratrie –, une raconteuse d’histoire exceptionnelle. Puis à 10-12 ans, je rencontre le grand raconteur d’histoires, Dieudonné, à Aquin (dans la province). Je fais la connaissance de Noémie Jean puis à 18-19 ans, alors que je suis un jeune professeur à Saint-Pierre, je suis moi-même raconteur d’histoires, mais cette passion n’a pas de débouché littéraire, car en français, la nouvelle courte n’a pas l’impact qu’elle peut avoir en anglais, allemand ou espagnol.

Je ne fais pas du tout référence en littérature (le moment de 1900) au rôle du grand maître Justin Lhérisson et du journal Le Soir [1899-1908], où la lodyans passe de l’oral à l’écrit ; ou à l’oralité dans l’écriture. Je reste un scientifique.

Je pratique mon métier de professeur de 1962 à 2002, soit 40 ans d’université.

Sur ma route de géographe, je découvre beaucoup d’histoires. Je fréquente beaucoup la paysannerie haïtienne qui est remplie d’histoires que je ramasse dans ma sacoche.

J’ai travaillé profondément dans la communauté haïtienne des Bahamas qui rassemble 40 000 paysans haïtiens – voir la publication Mon pays d’Haïti.

Je me suis également intéressé aux Haïtiens du Venezuela, j’ai étudié profondément les Haïtiens d’Europe, en Italie par exemple où il existe 600 bonnes haïtiennes établies à Florence dont l’installation date d’une époque où toute la bourgeoisie de la ville avait des bonnes haïtiennes.

Je me suis rendu dans l’Océan Indien, à Djibouti où existent des traces d’immigration haïtienne, en Afrique pour bâtir cette nouvelle carte de la présence haïtienne dans le monde. Je me suis alors rendu compte que le peuple et la géographie avaient explosé de son enclos.

Je raconte à partir de là des histoires et le rire haïtien. Ces gens sont souvent dans un grand dénouement né de cette situation absurde du déracinement que ce soit de l’Afrique il y a trois siècles ou pendant Duvalier. Or, le rire haïtien est un rire typique qui accompagne tout, il est comme le réalisme merveilleux de la littérature latino, du type de l’esprit français, de l’humour juif. Le rire haïtien consiste à se tordre.

J’aborde la littérature en scientifique, en suivant le discours de méthode et en ayant cette posture scientifique des sciences sociales. Je regarde les journaux pour retrouver les archives, je fais mon terrain en questionnant les gens.

Je découvre ainsi plusieurs choses :

  1. Que la lodyans est encore très prégnante au 20e siècle
  2. Que la lodyans est un marqueur encore plus puissant que tout le reste de la littérature
  3. Que la critique littéraire haïtienne est bloquée sur elle-même depuis 1950 et n’a pas évolué depuis Pradel Pompilus et Ghislain Gouraige.
  4. En 30 ans, « Les Trentes glorieuses » de 1960 à 1990, il y a eu plein de ruptures sur le plan de la connaissance haïtienne sur les questions des sciences sociales, de l’agriculture, du féminisme et de l’urbanisation qui ont produit une bibliothèque de 300 titres fondamentaux.

La critique littéraire est absente de ces ruptures, la littérature est racontée de la même manière aujourd’hui qu’en 1950. C’est la même façon d’approcher le texte alors qu’il y a quelque chose de fondamental qui a traversé le 20e siècle ; le passage de l’oral à l’écrit et ce qu’apportait cette façon très haïtienne de dire le réel, le rire haïtien.

Tout le monde n’est pas lodyanseur au 20e siècle, mais chacun est atteint par la lodyans jusque dans leur écriture y compris les Gouverneurs de la rosée et qui va donner tout le groupe de la Créolité. Dès le 19e siècle, à l’intérieur de la lodyans, il y a en germe le passage de l’oral à l’écrit. Si on lit Jean Price-Mars, les deux chapitres principaux sont sur la rupture langagière que représentent la lodyans et la manière de raconter. J’ai écrit un texte sur Ainsi parla l’oncle dans la revue québécoise Nuit Blanche. J’ai osé intitulé ce texte « Le livre que je n’ai pas lu » en hommage à ce livre que je j’ai lu dix fois en 40 années.

Comme je suis un scientifique, ma contribution est très mal reçue. Après dix années de critiques déferlantes, j’ai tout repris dans un essai consacré à Jacques-Stephen Alexis et qui montre que lui-même a connu les mêmes difficultés en faisant ce transfert massif du socialisme à la littérature, et qu’à 39 ans il en était arrivé à dire que l’art littéraire haïtien, c’est la lodyans. Il est donc passé à la lodyans dans un texte sur lequel il travaillait à la fin de sa vie, Ficelles et dont j’ai beaucoup discuté avec sa femme Andrée Roumer.

Ma contribution est donc très spécifique mais essentielle, car, à côté de la langue haïtienne, du vodou haïtien, est née dans les champs de canne la lodyans, comme est né le blues dans les champs de coton. La critique littéraire répétitive est passée complètement à côté, moi j’attends avec une impatience de retraité que la place de la lodyans soit finalement reconnue.

Mon quartier

Mon quartier, c’est le marché.

Je viens d’un village de pêcheurs où l’on est soit de la mer soit de la terre. Je suis un homme de marché par opposition à deux de mes frères qui sont des hommes de la mer, des marins.

Petit déjà, je parcourais les marchés et je suis devenu un théoricien redoutable des marchés qui sont fondamentaux en tant qu’espace d’articulation et de rencontre de la vie rurale et urbaine. Les 600 marchés haïtiens, je les connais.

Je suis un clerc de l’analyse de la spatialité et je cherche toujours à identifier le centre de l’activité de toute communauté qui est le marché. La lodyans, la parole, l’échange, se raconter, toutes ces choses ludiques sont essentielles à la société et passent notamment par ce jour du marché qui représente un moment clé dans la construction de l’individu, de l’enfance à l’adulte et ce qui m’a fait géographe. C’est dans mon rapport au marché et à la communication qu’il faut comprendre que je suis devenu lodyanseur et que j’ai été un rebelle de toujours en politique.

Dans le cas haïtien, il faut pouvoir saisir toute la somme d’imagination que ce peuple ; un tiers de la population, soit entre 4 et 5 millions d’haïtiens, a dû mettre en œuvre pour pouvoir s’échapper de cet enfer de Port-au-Prince, de cet enclos du pays. Il faut également s’intéresser à l’ensemble des mécanismes d’adaptation qu’il a dû développer, car cette population n’est jamais aimée ni souhaitée sauf dans le cas de la traite verte vers Cuba et la République dominicaine de 1920 à 1930 afin de répartir les capitaux américains investis. On se rend compte qu’il y a plein d’histoires comme celle de la récupération des passeports des morts que je raconte dans la lodyans « Les trois morts de Gérard Pisquette ».

Sur les millions d’élèves haïtiens aux États-Unis, il y a très peu de francophones, 1% seulement, le reste est solidement créolophone et anglophone. Ce qui fait que toute l’écriture doit s’adapter. La lodyans haïtienne se raconte en anglais. On voit jaillir les raconteurs d’histoires ; Maurice Sixto deviendra le point de départ des storytellers.

L’inspiration que me procure mon quartier passe pour moi par le trottoir où se trouvent les marchands. Je ris de ces gens qui se battent avec les trottoirs. Mais il y a une analyse scientifique primordiale derrière ce phénomène celle de la territorialité, ou plutôt de l’incompréhension de ce qu’est cette territorialité et comme elle agit. Les gens s’improvisent sur le territorial de façon minable, comme ils l’ont fait sur le plan économique aussi, avec les interventions intempestives des économistes qui ont fait cet éconocide haïtien.

Le goulot d’étranglement, c’est la petite bourgeoisie haïtienne, celle qui bloque. Il y a une minorité minoritaire lilliputienne de 0,5 % qui est un verrou. Les gens seraient d’ailleurs très surpris de se rendre compte qu’ils entretiennent ce verrou par leurs attitudes avec les autres et le rejet de la diaspora qui est un rapport de violence immense et inouïe, quasi direct, qui empêche toute possibilité de retour, car tout est verrouillé et pour longtemps, à moins que ne se produise une rupture.

Toute cette dimension explique les émeutes de la faim et que les explosions futures qui seront issues de la faim et de la non-résolution de problèmes vont être très graves. La problématique actuelle d’Haïti, c’est cette carte maîtresse nouvelle de ce pays. Pour comprendre Haïti, il faut comprendre la totalité des Haïtiens dans le monde, sinon on ne peut pas comprendre comment fonctionnent l’économie haïtienne et l’arrogance politique. Deux milliards de dollars arrivent chaque année de l’extérieur ; il n’y a pas sociologiquement de classe moyenne à l’intérieur du pays. Il y a une élite lilliputienne de 0,5% soit 50 000 personnes. Le reste, 99,5% vivent pour 75% avec 10 centimes par jour quand 18% avec 30 centimes.

La dimension d’Haïti, ce n’est pas la pauvreté, mais la misère. Toutes les classes moyennes d’Haïti vivent en situation d’extraterritorialité par rapport aux 27 000 kilomètres carrés et ce sont eux, de l’extérieur, qui font marcher la culture haïtienne des bals, festivals et carnavals.

Mon enfance

Je suis né à Pétion-Ville (à Port-au Prince) mais j’ai vécu une enfance provinciale dans la capitale et très sudiste (par la présence des gens d’Aquin, Cavaillon et des Cayes) – ce n’est pas le lieu qui compte, mais la manière d’utiliser le lieu – jusqu’à mes 16 ans, âge où je débarque véritablement à Port-au Prince pour entrer en première.

Je raconte les histoires de cette enfance avec les yeux du lodyanseur, pas ceux de l’enfant. Je vois ma position de petit dernier dans la fratrie, l’Institut Saint-Louis de Gonzague que j’ai fréquenté jusqu’à 15 ans, mon entrée en seconde au lycée Firmin quand je deviens adulte et sors du cocon où l’on formait les fils dans cette école élitiste de garçons. Dès que ma conscience sociale s’aiguise et que je suis apte à prendre position, je quitte cet environnement en courant.

Parmi mes expériences, il y a l’amour fou du soccer (football) et mon peu de talent pour ce sport. Je faisais beaucoup de sport ; du lancer de javelot, de poids, de la course, du fond, et j’ai remporté le prix du meilleur athlète national en 1957.

Je me suis préoccupé des filles plus tard, mais j’ai été très tôt amoureux : de l’ensemble de la classe de septième du Sacré-Coeur, de ce collectif de 40 petites filles.

Très vite, ce besoin de me positionner dans la vie et d’être grand me prend. Je ne me suis installé dans l’enfance que comme un moment d’attente. Je pense d’ailleurs que les gens sont grands très tôt. À dix ans, j’aimais les marchés, j’avais cet attrait pour les histoires. J’ai senti très tôt cet appel pour la politique, la chose publique qui est une passion, ce désir de savoir comment va la patrie. Je pense qu’on nait très tôt avec ces fibres qui ne font que s’appesantir.

Mon œuvre

En quoi consiste ce qui s’appellera oeuvre, une fois rentrée dans le posthume ?

Je raconte l’histoire des gens de ma génération, la 6e, et la façon dont elle a traversé la vie.

Mon oeuvre est constituée d’un ensemble d’histoires courtes, de romans fleuves nains qui vont de l’enfance à l’âge adulte et racontent le dynamisme politique, l’exil et le retour au pays.

Le premier tableau (Quina), est celui de l’enfance, de tous ceux de Port-au-Prince, Jacmel, Les Cayes, Jérémie.

Le deuxième tableau, c’est le Port-aux-morts qui va de 16 à 22 ans. Il représente le passage à l’âge adulte lorsque vous entrez dans la réalité nationale et que vous risquez votre vie. C’est également la question de l’inscription dans les rituels de la société, des options politiques, amoureuses, des engagements, du militantisme. C’est l’histoire d’une petite bourgeoisie et de la classe moyenne.

En effet, très vite à cette époque, la classe moyenne est un projet sociétal et le restera pendant 30 ans, de la fin de l’occupation américaine en 1934 jusqu’en 1964. Ce sont les Trente Glorieuses pendant lesquelles la société haïtienne va produire sa classe moyenne scientifiquement adéquate, politiquement ferme, et qui sont l’oeuvre de la 5e génération. Ces gens qui ont subi l’occupation produiront une 6e génération en rupture en donnant à leurs enfants nés entre 1930 et 1945 les outils de combat national et international. Né en 1944, je suis de cette génération issue d’un effort national démesuré pour faire de nous de bons étudiants et scientifiques capables d’aller dans les grandes universités internationales ou à l’École Normale supérieure (dans mon cas).

Le quatrième* tableau de lodyans est le Nédgé qui raconte comment toute cette classe moyenne des Trente Glorieuses part en exil, comment 400 étudiants diplômés de l’École Normale Supérieure de 1946 à 1966, les jeunes médecins (et cetera) sont chassés et se retrouvent dans une situation d’extraterritorialité, le fer lance de la diaspora. Un million d’individus sont sortis du pays entre 1965 et 1985, et vont se reproduire et donner ces 4 millions d’Haïtiens.

L’impossible retour, le passage à la politique, la tentative de retour, l’articulation avec la diaspora : il s’agit de la quatrième* figure, ou Nédgé (provenant de la prononciation des créolophones de la sonorité anglaise du quartier de Montréal, Notre-Dame-de-Grâce, NDG).

Il reste deux grands tableaux à bâtir sur lesquels je suis en train de travailler : le préthume et le posthume. Ma génération entre dans le préthume, la 6e génération qui commence déjà à disparaître (Émile Ollivier, Hervé Denis…).

Comment cette génération de retraités de la 6e génération qui a entre 65 et 80 ans, se prépare-t-elle à la phase de l’adieu aux armes ? Ces histoires sont à raconter, comment une génération s’en va car cette génération est importante. À partir d’elle, ce pays se coupe en deux ; il y a un pays haïtien intérieur, la 7e génération, et un pays d’Haïti qui est un pays d’expatriés et de gens nés à l’étranger. L’histoire d’Haïti est une histoire courte de trois siècles ; de 1804 à nos jours et il y a dès maintenant une division entre une branche interne et externe. Cette articulation entre les deux branches va être le projet sociétal du 21e siècle ; comment prendre en charge la totalité d’Haïti, témoigner de ce dynamisme culturel qui a fait des sédentaires des nomades. Si la musique haïtienne est dynamique, c’est parce qu’elle est conçue en Haïti mais qu’elle se promène à Miami, Boston, New York, qu’elle passe sur toute cette conurbation qui va de Port-au-Prince à Montréal et qui ramasse 6 à 7 millions d’Haïtiens. Tout ce qui se passe dans les carnavals, la littérature et la création implique cette façade Est-Atlantique.

Quand j’étais en exil à Washington, du groupe du mouvement démocratique dans lequel j’étais responsable de la lecture et des journaux, on recevait par jour un nombre effarant d’articles sur la conjoncture haïtienne.

Le posthume : dans 15 ans, cette 6e génération aura disparu. Il me reste deux tableaux à produire, un nombre donné d’histoires qui misent bout à bout, témoigneront de l’enfance, l’entrée dans la vie, l’exil, l’échec en politique de la 6e génération comme des cinq autres avant elle. C’est ce que dit la lodyans, pourquoi la 6e génération pourtant si bien préparée à gérer le pouvoir a-t-elle échoué en 1990 ? Mais où est le boulot ; s’il y a des verrous où et qui sont les verrouilleurs ? Pas forcément la bourgeoisie, mais il y a le rôle encombrant joué également par les clercs dans ce vérrouillage.

Certains auront contribué par le roman, la poésie. Je découvre des poésies très puissantes : Georges Castera, par exemple, des nouvelles, des esthétiques littéraires. Il a y des paris d’envergure en ce moment qui se prennent d’échelle mondiale, d’écrivains creusant une dimension très significative, notamment l’écriture féminine haïtienne qui sera un marqueur, et la lodyans haïtienne qui finira par s’imposer comme un genre particulier lorsqu’on se rendra compte combien le 20e siècle y a touché, Jacques-Stephen Alexis en tête, le plus flamboyant critique littéraire du siècle, et un coup de chapeau à Pradel Pompilus.

L’Insularité

Je ne me sens pas coincé dans une insularité haïtienne qui serait un enclos de 27 000 km2, car de sédentaires nous sommes devenus nomades, les « pieds poudrés » comme certains disent.

Pour moi l’insularité est de l’ordre de la territorialité. Je suis de cette dernière création nationale, de cette dynamique de société issue de la création de l’État-nation haïtien en 1804 au moment où justement cette organisation ne répondait plus aux enjeux politiques. Je suis un national haïtien trainant cette longue histoire africaine bousculée et perdue de 3000 ans. Suis-je du Royaume de Sokoto, du Plateau de la Danamoi [?], certains jours je me sens Ibo, d’autres jours des côtes des Almadies.

Je participe donc de cette dernière création, de ce dernier ilot créé dans ces 3000 mille ans d’histoire commune et 1500 années d’histoire caribéenne des Orénoques, des Taïnos, des pré-colombiens. La réalité haïtienne est une grammaire très courte et très bousculée, car très rapide. Quand je me balade en Europe où les gens se battent encore autour d’un conflit commencé en 1812, je n’ai pas cette épaisseur historique. C’est la jeunesse d’une Amérique qui a fait table rase de 70 millions d’Amérindiens, qui a refondé ce continent. Tout va très vite, en moins de deux siècles, un noir accède à la présidence des États-Unis. Ce sont des mécanismes très rapides, une dynamique de vitesse alors qu’ailleurs il faut 30, 40 générations pour que les choses changent complètement immobiles en Asie, voir 300. En Amérique, en sept générations – 250 ans après « We the people… », 120 ans après le 13e amendement – Obama est président.

Je suis îlien dans une problématique des histoires courtes et d’accélération historique, c’est-à-dire une capacité de bouger rapidement et de casser les points d’origine de façon à être différents ; nous étions des sédentaires alors que les Peuls sont nomades depuis 3000 ans et qu’en France les gens sont sédentaires depuis Vercingétorix, il y a 3000 ans. En moins de deux siècles, nous sommes passés de l’état de sédentaires à celui de nomades, en moins d’une génération, le temps de ma vie d’homme, l’humanité a triplé et est passée de 1,5 à 7 milliards d’humains, Port-au-Prince lorsque je suis né c’était 90 000 habitants, 125 000 quand je grandissais, pour atteindre maintenant 3 millions.

Je vis tout ces changements de façon essoufflée, mais c’est une dynamique créatrice et favorable à la refondation du système. L’image d’Haïti est une image mal connue, une terra incognita – mon dernier texte s’appelle d’ailleurs « Terra incognita haitiana ». Les gens ne se rendent pas compte que l’économie a changé et fait l’objet d’un transfert, que la philosophie politique a changé, que la dynamique intérieure et extérieure, que la géographie a changé, que la définition avant frontalière du pays ne peut plus se faire, c’est un pays qui n’est plus défini par ses frontières, mais par une totalité éclatée à l’échelle du monde. C’est une communauté pour les 2/3 à l’intérieur et pour 1/3 à l’extérieur dont l’articulation entre les dis-communautés externes par rapport au lieu central sont aussi dynamiques dans l’économie, le politique et la sociologie.

Il y a donc un anti-isolement, une anti-insularité, un anti-enclos, car en fait il n’y a pas d’enclos ; une nouvelle géographie qui n’est pas une géographie des frontières, mais un éclatement de frontières, une identité nouvelle. La notion de ville a changé, on parle de communautés haïtiennes : 120 000 Haïtiens de Montréal, un million d’Haïtiens de New York, 750 000 de Miami, 100 000 de la banlieue parisienne. Le vocabulaire et la structure ont changé.

Au 21e siècle, la notion d’insularité est dynamique et dans le cas haïtien plus particulièrement du fait de son mode d’éclatement à partir de la classe moyenne. Par exemple, il y autant de Dominicains que d’Haïtiens à l’étranger, mais les premiers ne constituent pas une dynamique, car ils ne sont pas les classes moyennes en action. Ça ne crée donc pas ce phénomène d’une nouvelle carte dominicaine dans le monde, car, au contraire d’Haïti, l’écriture dominicaine, la science se font en République Dominicaine.

Haïti est dans une logique macroéconomique et pas de frontière. Il n’existe quelque part plus d’île haïtienne. L’insularité a pris le contre-pied car l’insularité signifie la délimitation et le contrôle à l’intérieur de la dynamique sociétale. Or Haïti est un pays pour qui l’éclatement est total et qui se représente comme des entités enfouies à l’intérieur d’autres, avec une implantation par exemple en République Dominicaine qui oblige la société à se métisser. La République dominicaine a un problème haïtien, la France a un problème haïtien, Montréal a une question haïtienne, car il y a dans cette ville 12 000 Haïtiens pour 1 million d’habitants.

Il y a donc une superbe explosion du monde, un nomadisme nouveau et un problème ; la misère de la gouvernance. Devant une réalité nouvelle, un dynamisme extrêmement créateur, on a une gestion intérieure du pays minable, faite par des gens tremblotants, qui ont une vision de 1950 qui cherchent à protéger un petit pré-carré minable. Ce sont des gens qui alors, qu’ils en sont plein dans la tempête de la refondation s’effectuant à coups de grandes vagues, ces gens à courte vue et à la vie courte prient et ont l’impression que ces vagues sont immobiles.

Le bouleversement est total, l’insularité a bougé, Haïti est devenu un pays superbe.

Je voudrais terminer sur une sixième question qui ne m’a pas été posée, sur la chronique et la lodyans :

En Amérique, l’Inquisition avait fait une interdiction à la création littéraire du roman. Une seule façon d’écrire était permise ; la chronique américaine. Dans tous les pays et sous toutes les cultures de ce continent, on trouve donc une vaste bibliothèque de chroniques ; en Haïti, par exemple, de la fin 18e, celle de Moreau de Saint-Méry.

La chronique constitua donc la manière d’écrire jusqu’à la fin du 19e siècle. Et dans ce seul genre littéraire, il devait y avoir de la philosophie, de l’économie, de la science, de la littérature, de la poésie. Lorsqu’on regarde les trois tomes de Moreau de Saint-Méry sur Saint-Domingue, on est en face d’une œuvre littéraire, scientifique, philosophique puissante. C’est une philosophie coloniale, car il croit avoir écrit son œuvre pour une durée de 1 000 années. Alors qu’il entend le tambour résonner, il pense qu’il s’agit de la convocation des esclaves pour les champs alors que le rythme a changé et c’est la kalinda de la révolution qui battait, mais il ne peut pas s’en douter, il ne connaît pas le langage des tamtams.

Le 19e siècle tentera de séparer les disciplines comme en Europe, mais ce sera très douloureux en Amérique latine, car il n’y a pas cette tradition de séparation des genres. Ainsi, l’un des plus grands scientifiques du village latino est Gabriel García Márquez avec ses Cent ans de sollicitudes qui est la plus belle monographie de village qu’aurait pu écrire un géographe, un anthropologue ou un écrivain. L’œuvre n’a pas de frontière dans les disciplines. La spécificité des pays latino-caribéens, c’est l’homme en trois morceaux, à la fois, scientifique, politique et littéraire comme Jacques-Stephen Alexis qui fut médecin, chef de parti et écrivain.

Quelle joie, qu’alors s’éteint la 6e génération, que d’assister au retour de l’écriture globale et globalisante. On glisse de la poésie à l’intérieur de l’analyse scientifique. La lodyans haïtienne est une œuvre scientifique savante redoutable, il faut avoir les pieds sur terre pour faire de la lodyans. On peut faire thèse sur Haïti en six mois, mais pas écrire une lodyans en 10-20 ans.

La lodyans est une œuvre scientifique et littéraire à la fois, il faut avoir en même temps le goût des mots, de l’esthétique, du rythme. Je me sens anthropologue, sociologue, philo, politicien et géographe, avec un souci des mots et de la création littéraire.

 

* Comme on le voit dans Rire haïtien, Nédgé est le troisième tableau et Terre-Promise (la tentative de retour) en est le quatrième.


Georges Anglade
Anglade, Georges. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Montréal (2009). 61 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
Cette vidéo était auparavant disponible sur Dailymotion (mise en ligne le 29 janvier 2010).
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.
Notes de transcription : Lucie Tripon.

© 2010 Île en île

 

 


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mis en ligne : 29 janvier 2010 ; mis à jour : 25 avril 2021