Gary Victor, « La ballade volée du rapeur »


(extrait de La piste des sortilèges)

La musique ne s’est jamais tue… Le tambour a passé en revue tous le rythmes comme si sur le chemin du rara il lisait des notes différentes semées par un lwa musicien refusant la répétition des séquences de sons. Dans la démence de la fête nocturne, des hommes se sont accrochés aux femmes, des femmes aux femmes, des hommes aux hommes. Les cimetières se sont animés sur le passage de la bande à pied. Des bawon ont lancé au major-jonc qui dansait, infatigable sur ses échasses, des malédictions que le ululement des vaksin a ignorés. Des nuées lumineuses ont suivi avec ravissement ces corps s’abîmant dans l’extase du rythme. Finalement, la fatigue a fondu sur eux avec la rapidité de la mangouste plongeant sur sa proie. Le tambour s’est fait paresseux, le bambou a eu de longs et tristes gémissements. Les corps ont cessé de passer de main en main. La musique s’est tue. L’obscurité déçue fait exploser son tintamarre, refusant le vide du silence. Les couples, formés au hasard, se réfugient derrière les arbres, les rochers, les replis de terrain. Les instruments sont abandonnés pêle-mêle au milieu du chemin. Pipirit se retrouve avec une vieille femme édentée à l’haleine si pestilentielle qu’il en a le souffle coupé. Il la repousse sans ménagement et s’enfuit pendant qu’elle l’abreuve d’injures. Dès qu’il est certain de n’être pas poursuivi, il s’arrête. Il sent maintenant la douleur à sa jambe. Il enlève sa chemise pour se faire un bandage.

– Quelle honte! s’exclame soudain une voix. Chaque fois que je contemple un tel spectacle, je jure de partir. Mais il n’y a plus de navire. Les nègres ont peur de l’océan. Ils préfèrent la misère puis le rêve de la bamboche.

Pipirit a un brusque mouvement de recul. Il lui faut du temps pour distinguer dans l’obscurité celui qui vient de s’adresser à lui. Il croit que c’est un bawon. Il s’aperçoit bien vite qu’il se trompe. L’homme est bien vêtu de noir mais c’est un humain. Il est anormalement maigre. Le chapeau noir qu’il porte cache une partie de son visage. Appuyé contre un arbre, il roule entre ses doigts une cigarette.

– Je les ai rencontrés en cours de route, se justifie Pipirit. Je recherche un ami qui n’est plus du monde des vivants. Vous ne l’avez pas vu passer?

L’homme lui tourne la tête et s’éloigne, méprisant.

– Je vois passer pas mal de gens, jeune homme. Je ne sais quoi faire pour ne plus être témoin de toute cette déchéance…

Pipirit se lance à sa suite et insiste.

– Il ne faut pas croire que je suis avec ces gens. Je suis à la recherche d’un ami, vous dis-je… J’ai pensé que ce rara pourrait me mener sur sa piste. Je ne fais que humer le vent. Je n’ai rien pour me guider.

L’homme en noir s’arrête. Pipirit recule, sur ses gardes.

– Peux-tu me jurer que tu ne fais pas partie de cette bande?

– J’étais seul, j’avais peur, j’étais désespéré, explique Pipirit… Cette nuit est la plus longue de mon existence et la vie d’un ami dépend de moi. Je me suis abreuvé de cette musique comme un voyageur du désert plonge son visage dans l’eau de l’oasis.

L’homme en noir paraît indécis. D’un geste de colère, il jette dans les fourrés la cigarette qu’il roulait entre ses doigts.

– Pourrais-tu, peut-être pourras-tu m’aider. Moi, il refuse de m’écouter. Je suis un rapeur, pas un conteur. Mais il pense que je fais exprès.

– Tu es un rapeur! s’étonne Pipirit.


Lu par l’auteur, « La ballade volée du rapeur » est un extrait du roman, La piste des sortilèges, de Gary Victor. Il a été publiée pour la première fois aux éditions Deschamps (Port-au-Prince, 1996, pages 409-411). Légèrement modifié, l’extrait lu par l’auteur et cité ci-dessus est tiré de l’edition du roman publié aux éditions Vents d’Ailleurs (Châteauneuf-le-Rouge, 2002, pages 327-328).

© 1996, 2002 Gary Victor ; © 2003 Île en île pour l’enregistrement audio (3:40 minutes)
Enregistré à Port-au-Prince le 25 octobre 2002


Retour:

/gary-victor-la-ballade-volee-du-rapeur/

mis en ligne : 3 mars 2003 ; mis à jour : 27 décembre 2020