Gary Klang, « Hommage à Émile Ollivier, ou Les rencontres de la Brûlerie »

Chères Josy, Dominique et Mélissa,
Chers amis du monde littéraire et universitaire,
Mesdames, Messieurs, amis d’Émile

La mort est toujours lourde et brutale. L’horreur ultime. Le 8 novembre, il y a une semaine, j’étais avec Émile Ollivier et d’autres copains à La Brûlerie, un café qui se trouve sur Côte-des-Neiges et où nous nous réunissons tous les vendredis soir. Je trouvai Émile aussi rieur que d’habitude, même mieux, me semblait-il.

Deux jours plus tard, dimanche, j’apprends sans transition que je ne le verrai jamais plus. Un homme passe et puis s’en va. Le grand mystère.

Oui, la mort est lourde et brutale, et c’est pour cela que j’ai choisi d’être léger. Histoire de contrebalancer cette lourdeur et le sentiment d’oppression que nous ressentons. Émile m’aurait donné raison.

Je parlerai donc surtout du côté blagueur de notre camarade et dirai d’entrée de jeu qu’il m’a fait une bonne blague en me faisant parler aujourd’hui dans cet établissement.

En effet, quand je suis arrivé au Québec en 1973, j’ai commencé par enseigner à l’Université de Montréal. Mais n’aimant pas l’enseignement, je me suis recyclé ailleurs. Voilà que cet après-midi, je me retrouve dans la même université, comme un professeur devant une salle de cours, la position même que je fuyais. Émile en aurait ri, j’en suis certain.

Je vous disais que je l’avais vu pour la dernière fois à La Brûlerie. Je suis ici aujourd’hui pour vous parler précisément de ce café et de nos réunions. Émile était comme moi et tous les autres copains qui nous réunissons tous les vendredis soir un amoureux des cafés et un flâneur, comme on dit en Haïti. Habitude prise à Paris dans les années 60. Nous aimions nous asseoir à une terrasse et rester là des heures à regarder les gens et le temps passer. Pour recréer cette atmosphère parisienne qui nous manquait, nous avions jeté notre dévolu sur La Brûlerie où l’ambiance nous plaisait.

Comme vous le savez, ce café est surveillé de loin par l’Université de Montréal, regardé de biais par la librairie Olivieri, et il se frotte – j’allais dire tendrement – à la librairie Renaud-Bray. Au centre de la culture montréalaise!

Tous les vendredi soir donc, nous allons à notre rendez-vous hebdomadaire où personne n’est obligé de venir, mais où tout le monde vient comme à un rituel sacré. Il y a là des retraités ou presque, et aussi des jeunes qui étudient encore à l’université. Des gens d’opinions diverses, mais jamais personne ne s’insulte, ce qui est rare dans un milieu tropical. Une vraie réussite donc, que les politiciens de Port-au-Prince auraient tout intérêt à prendre en exemple.

De quoi parlons-nous? Contrairement à ce que les mauvaises langues pensent et disent, nous n’évoquons presque jamais la situation politique haïtienne, un sujet qui semble ne plus intéresser grand monde.

Nous parlions surtout du temps passé et de littérature, le tout assaisonné d’histoires réelles cocasses. Le temps passé, c’est le sujet préféré des gens de mon âge arrachés à leur pays natal. L’immigrant étant essentiellement quelqu’un qui marche en regardant derrière lui. Mais Émile, s’il regardait lui aussi derrière lui, devait avoir des yeux tout autour de la tête, car cela ne l’empêchait pas d’avancer. Il représente à mes yeux un modèle d’intégration sans heurt et sans problème, comme s’il avait toujours vécu au Québec. Il y avait en lui une tolérance et une sagesse naturelles qui lui permettaient de lâcher prise et de s’adapter au réel. La Brûlerie était pour lui, et pour nous tous, comme un moment de détente, une halte avant de reprendre la route.

Cependant, le ressassement du passé ne nous bloquait en rien et ne nous rendait même plus nostalgiques. Nous avions dépassé le stade de la nostalgie. C’était un pur plaisir du récit et je vais vous faire une première confidence : plusieurs histoires racontées dans ce café ont abouti dans nos romans. C’était comme un entraînement oral avant de passer à l’écriture.

Nous parlions aussi naturellement de littérature. Entre écrivains, c’est un peu normal. Et je puis vous dire que l’auteur fétiche d’Émile était Camus pour lequel il avait une véritable vénération. Il aimait bien sûr le style dense et sensuel du penseur mais aussi la droiture de l’homme, celui qui fut honni de son vivant mais à qui l’Histoire a finalement donné raison. Nous parlions de nos nouvelles lectures et recommandions aux autres les livres que nous avions aimés. En somme, La Brûlerie ressemblait, mutatis mutandis, aux salons des grandes dames lettrées du XVIIIe siècle, un lieu où nous refaisions le monde et où nous prenions tout simplement plaisir à converser. Loin du bruit et de la fureur, des calomnies, des trahisons et de la haine qui sont hélas le lot quotidien du monde de tous les jours. Permettez-moi une remarque en passant : le mot haine est si proche du mot aime (les deux lettres m et n étant également voisines). Ironie de l’alphabet !

La Brûlerie est en ce sens une oasis qui nous donne l’occasion de nous ressourcer, de raconter nos joies et nos misères, mais surtout de rire.

J’entendrai toujours la belle voix grave d’Émile racontant en riant une de ses belles histoires tout en appelant le garçon «Excellence», un surnom affectueux qu’il lui avait donné.

Jamais nous n’avons dit du mal des autres, ce qui ne les empêchait pas de le faire. Émile lui-même nous raconta un jour ce que certains calomniateurs de profession disaient de nous, jaloux sans doute de ne pas avoir la possibilité de se réunir comme nous tous les vendredis soir depuis des années. Mais nous passions outre, ayant compris que l’ouverture au monde serait toujours préférable au repliement et à la négativité.

Je vous ai fait une première confidence un peu plus haut. Je vais vous en faire une seconde: La Brûlerie est devenue non seulement un lieu où l’on parle de littérature, mais aussi un sujet littéraire à part entière. Émile travaillait sur un roman qui porte ce titre, qu’il n’a peut-être pas eu le temps d’achever. Georges Anglade, autre brûlérien (permettez-moi ce néologisme), vient de publier un livre où il parle lui aussi de notre lieu de rencontre. Et enfin, je viens moi-même de terminer un recueil de 9 nouvelles dont l’une traite du sujet. Je voulais l’intituler La Drôlerie, pour prendre un peu de recul, mais les copains m’ont demandé de l’appeler tout simplement: La Brûlerie. J’obéirai à leur désir.

Émile Ollivier, qui aimait rire et blaguer, qui était un flâneur dans l’âme, un esprit libre, a pourtant écrit dans un de ses livres une phrase terrible de signification:

«J’ai toujours vu mon père de dos», dit-il.

Je lui répondrai au nom de tous les copains de la Brûlerie: «Émile, si tu as toujours vu ton père de dos, nous autres de la Brûlerie, tu nous verras toujours de face. Repose en paix, vieux Frère.»

– Gary Klang


Ce texte, « Émile Ollivier, poète de la migrance » ou « Les rencontres de la Brûlerie », a été écrit par Gary Klang et a été lu par lui lors de la Cérémonie d’hommage à Émile Ollivier dans le Hall d’Honneur à l’Université de Montréal le 16 novembre 2002. Le texte est publié pour la première fois sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© 2003 Gary Klang


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mis en ligne : 10 novembre 2003 ; mis à jour : 11 janvier 2021