Roger Gaillard, Charades haïtiennes


début – Introduction au texte.
01:18 – « La pacification ne pouvait pas ne pas être inhumaine… » (1er extrait lu).
05:55 – Introduction à la 2e lecture.
06:20 – « Femme à la peau noire, soudain transformée en idole païenne… » (2e extrait).

Les textes [qui ne sont pas lus] sont indiqués entre crochets ; les introductions en italiques.

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Charades haïtiennes

(extraits)

L’extrait que je vais lire est tiré d’une de mes oeuvres, Charades haïtiennes. De façon ironique et enveloppée, j’y présente les propos de l’abbé Jérôme Coignard, le personnage d’Anatole France, propos qu’il tient sur Haïti et sur les grands voisins et petits voisins d’Haïti, propos que son condisciple, Jacques Tournebroche a consignés. Mais le style du livre [des Charades haïtiennes] s’inspire davantage des Lettres persanes [de Montesquieu] que de La Rôtisserie de la Reine Pédauque d’Anatole France.

La pacification ne pouvait pas ne pas être inhumaine…

Charade haïtienne nº 37

Jacques Tournebroche, mon fils, nous sommes trop près des Atlantes pour ne pas penser sans cesse à eux et ne pas redouter leur puissance. [La curiosité, tout intellectuelle, qui me porte vers cette fascinante portion de notre espèce, se teinte tantôt de sympathie et tantôt d’effroi, voyant leur générosité tout près, et leur innocente cruauté là-bas. Il me semble que ceux que nous avons le plus à craindre sont beaucoup moins ces ennemis qui en veulent à cette façon qui nous est propre de concevoir la liberté, que nos zélés protecteurs pénétrés de l’orgueil de se croire le peuple élu.]

[Il est facile pourtant, mon enfant, de comprendre chez les Atlantes cette prodigieuse admiration d’eux-mêmes. Rien ne se passe, en effet, dans ce continent et dans plusieurs autres contrées du globe hélas, qui ne soit délibérément voulu, ou tacitement accepté, ou gracieusement toléré par la monarchie atlante. Ces gens-là sont nos maîtres.]

[Mais] l’orgueil est, on le sait, le péché essentiel. [Non point, comme le pensaient les étroits scolastiques, parce qu’il conduit à se croire égal à Dieu (qui peut réellement envisager éventualité pareille ?) Mais parce que lorsqu’un contradicteur, ou même un partenaire, s’oppose avec ténacité à l’orgueilleux, il ne reste à ce dernier qu’un recours et un seul : l’anéantir. C’est par là qu’il se distinguera toujours du Créateur qui peut, lui, choisir les voies lentes, et par conséquent douces, pour nous contraindre.]

L’orgueilleux, aussi fort qu’il puisse être, rencontrera fatalement sur sa route, un peuple, une cité, une conscience à lui dire invinciblement non. Découvrant alors son impuissance, celui qui pensait devenir Dieu, est amené, par la force des choses, selon un mouvement dialectique à la Hegel, à se convertir en le contraire de ce à quoi il aspirait. À devenir Satan.

Une telle métamorphose, Jacques Tournebroche, mon fils, j’ai eu la douloureuse occasion d’y assister, ici-même, dans ce pays. C’était lors de l’occupation atlante. La première monarchie du monde s’opposait, dans ces montagnes paisibles et ces joyeux vallons, à une poignée de paysans. D’un côté les mitrailleuses faisant pour la première fois leur apparition sous ce ciel ; de l’autre, les carabines de jadis et les machettes ancestrales. La pacification ne pouvait pas ne pas être inhumaine.

C’était donc en 1917. Je me trouvais à Hinche. Quatre-vingt-dix personnes avaient été arrêtées, dont les Péralte, et un certain Marc Duchêne. Chaque fois que des cris jaillissaient de la prison, j’allais m’agenouiller dans la chapelle voisine, demandant au Seigneur grâce pour les torturés et son pardon aussi pour les bourreaux.

Un jour donc que j’implorais ainsi la bonté du Très-Haut, alors que, de l’autre côté du mur, on suppliciait Marc Duchêne, j’entendis un centurion atlante crier : « Si tu ne nous dis pas où Saûl Péralte a caché ses armes, tu mourras ! » Et le prisonnier de répondre, avec la sérénité admirable des gens d’ici : « Je mourrai quand Dieu l’aura décidé ». Alors, à mes oreilles, parvint distinctement cette phrase qui ne me quittera jamais, même dans ma poussière : « II n’y a pas de Dieu ici ; il n’y a que moi qui suis un grand diable ! » Et sous les coups sauvages et sans doute redoublés, Marc Duchêne hurla… Bienheureux les faibles d’esprit, les simples, les pauvres, les opprimés, car tu leur as promis, à eux, Seigneur, ton Paradis. Et sois pitoyable aussi aux autres, et spécialement aux maîtres présomptueux de la planète, dieux de bois et de marbre qui ne se savent pas périssables…


Notre abbé est du 18e siècle. Voilà pourquoi je n’ai pas hésité à faire de sorte qu’il admire non seulement le paysage politique et sociale, mais l’une de ces jeunes personnes qui parlent. Voici ses aveux :

Femme à la peau noire, soudain transformée en idole païenne…

Charade haïtienne nº 25

[Alors que chez d’autres peuples de ce continent, le combat se poursuit, au tréfonds d’eux-mêmes, entre les diverses civilisations dont ils sont issus, ce qui m’émerveille, en contemplant les hommes de céans, c’est de voir comment ils ont finalement marié, dans les couches les plus évoluées de cette communauté, les apports, pourtant si éloignés l’un de l’autre, de la culture française et des mœurs africaines.]

Je me souviens de Yolande-la-couturière, de cet équilibre, en elle, de pensées et de sentiments foncièrement opposés pourtant. Elle me rappelait tantôt notre pays, Jacques Tournebroche, mon fils, et, à la couleur de la peau près, c’était Catherine-la-dentellière et sa grâce latine que je voyais en elle, ressuscitées. Et puis, à un autre moment, je m’étonnais des audacieuses libertés de ses lèvres et de ses prunelles, ainsi que des survivances manifestes d’un fétichisme ancestral.

Vous étiez trop jeune quand nous quittâmes la France, et vous ne prêtiez guère attention aux silhouettes légères qui faisaient vibrer l’air autour de nous. J’ai retrouvé pourtant ici, dans le petit peuple, cette palpitation troublante.

Est-elle nègre (comme ils disent) ou parisienne, cette minceur des membres rendant ces demoiselles impondérables ? Je défie vos anthropologues de doser ici les apports respectifs de ce qu’ils appellent le métissage ; j’y vois, pour ma part, une latinité plus délicieusement palpable, plus vraie donc, que celle dont s’enorgueillissent tous les humanistes d’ici, admirablement désafricanisés par une Sorbonne débilitante.

Futile comme l’esprit de Paris, discrètement parfumée comme une boutique des arcades, telle m’apparaît donc Yolande, dans le secret de mon cœur, lorsque je cherche à séparer ce qui, dans le mélange de races, appartient à ma nation.

Mais j’avais à peine jadis retrouvé, à ses côtés, notre Méditerranée imaginaire, que l’autre culture affirmait entre nous sa présence obsédante. Les bracelets aux poignets et aux chevilles, les colliers se haussant jusqu’au menton, les lourds anneaux perçant le nez, tout cela que je n’ai connu qu’à travers les relations des voyageurs, et qui évoque, pour moi, irrésistiblement l’Afrique, tout cela me devenait soudain tangible, étincelant, sonore, par ce goût de Yolande pour les bijoux, même de pacotille, par les couleurs voyantes de ses châles et de ses ceintures, par tous les pendentifs, bagues, broches et boucles d’oreilles dont elle s’ornait avec une satisfaction immodérée, jetant des feux comme un fétiche de là-bas, femme à la peau noire soudain transformée en idole païenne…

Par tous pays, me direz-vous, ce sont nos sœurs qui font la prospérité des lapidaires, et vous me rappellerez l’air des bijoux d’un opéra célèbre. Mais ce penchant pour les pierres et les métaux de prix est poussé ici beaucoup plus loin qu’ailleurs, et, de ce point de vue, une réunion mondaine, à niveau social égal, présente, en Haïti ou en France, des aspects différents.

Ainsi l’élégance naturelle de la Parisienne s’allie ici au goût du primitif pour tout ce qui scintille. Et on ne me forcerait pas beaucoup pour me faire dire que, dans l’originalité de cet alliage, le brassage des races n’est pas seul en cause, car je crains fort que, pour notre perdition, Satan, en tout ceci, n’ait utilisé son génie.


Roger Gaillard

Roger Gaillard lit deux extraits de ses chroniques des moeurs, Charades haïtiennes, publiées à Port-au-Prince aux Éditions de l’An 2000 en 1972 : Charade nº 37 (« La pacification ne pouvait pas ne pas être inhumaine… »), pages 95 à 97 et Charade nº 25 (« Femme à la peau noire, soudain transformée en idole païenne… »), pages 62 à 64.
© 1972 Roger Gaillard ; © 2020 Île en île pour la vidéo.

Enregistrée à Port-au-Prince par Jean-François Chalut, la vidéo fait partie d’une série de films tournés en Haïti entre mars et mai 1992. Voir la liste complète des vidéos d’auteurs haïtiens de Jean-François Chalut.


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mis en ligne : 8 août 2020 ; mis à jour : 5 janvier 2021