Frédéric Ohlen, « La peau qui marche » et autres poèmes

(extraits de poèmes)

La peau qui marche

Tout est glissement
Du monde qui se meut au calame qui va
Du sens de tes pas à la lumière qui passe
Du berceau de tes bras à l’arbre sur nos tombes

*

Qui es-tu ? Une chair enflée d’un songe
Où vas-tu ? Par le chemin bleu qui somme le nom de Dieu
D’où viens-tu ? De la nuit qui n’est pas la nuit
Quand nous nagions aveugles et nus dans la sueur des soleils

*

Ils ont cerclé de corde la place
Ils nous ont désigné la cible
La lumière illicite du juste
Qui ne craint pas nos coups

*

Ils ont posé des électrodes sur son sexe
Ils l’ont enterré au petit matin dans un terrain vague près du port
Ce n’était pas sa faute ce n’était pas la leur
Juste le prix d’un mot plus vaste que la mer

*

Crève-moi les yeux j’aurai toujours mes doigts
Tranche-moi la main j’aurai toujours ma bouche
Couds-moi les lèvres et mon silence parlera
Tue-moi et ta vie sera vaine

*

Ta maison jamais ne fut ciel ni rosée
Ta maison de tôles brûlantes
C’est l’enfant aux yeux de crachat
Dans l’écuelle du malheur

* * *

Le Chant du Marron

                                                  à la Réunion

Moi le sans-nom comme vous j’ai mangé
Le riz monotone de mes jours
Mi sang-cari comme vous j’ai lavé
Mon linge parmi les songes
Comme vous j’ai haï
Les cirques de mon âme
Quel îlet où jamais
Ti-blanc ne marcha

N’est mi sentier cabri
Vendu jadis aux gens d’armes et de bruit
Mais la cime usée par le ciel
Mi là non point couché à l’ombre des tombeaux
Entre mandarins et marins
Mais sous l’aisselle velue des pontons
Au lit jamais tari
Où jouent les fouets bleus du soleil

Mi avais pour unique demeure
Case couleur de rouille mangée de bringelles
Et puis martin trésor martin triste
Pour tailler la canne aux seins lourds
Pour que scintille encore l’aile du paille-en-queue
Dans l’air mouillé de sueur
Le cœur d’un enfant nu
Posé sur mon épaule

Comme vous je ne savais pas lire
Ni leurs peaux rouges ni leurs cols
Ni leurs chevaux lustrés ni leurs voitures climatisées
La beauté rance de leurs filles
Mais les rocs muets de la Rivière-des-Pluies
Mais la plaine creusée scalpée qui s’arquebuse
Mais les feuilles de badame au ras des terres courant
Pincer les fesses du tonnerre

Mi n’avais pas de varangue où dormir
Juste la terre à tordre noirci d’un sucre amer
Mi n’avais pas de grand lit d’acajou
Ni de malle des Indes ni de miroir qui ment
Juste la terre à tordre noirci d’un sucre amer
Ne sachant celui-là qu’on prie dans les églises
Par le sou des bougies ou les tambours anciens
Ne sachant celui-là le nommer dieu d’amour

Je ne savais pas je ne savais rien c’est normal
Mi couleur de lave froide de fumier
Homme cousu main contrefait marqué mis au rebut
Homme claudiquant puant le musc la carie
Homme au torse en dagues de Tolède
Homme voleur de letchis et de tamarins
Buveur de bières dodo d’ors mystérieux
Où trempent dix ans durant l’orchidée des montagnes

Mi mage agace le sexe des vanilles
Fécondeur morne et cuiseur d’arômes
J’ose aux ravines dire mon vrai nom qui ne sonne
Celui que la Nuit donne aux galeux qui la suivent
Vous ne le trouverez pas sur un drap de pierre noire
Ou dans le mauvais bois de ma croix de fortune
C’est le nom que j’emporte tout en haut des vallées
J’y passerai flottant le gouffre de la Vie

Mi laisse à vous vos marbres vides
Mi va mourir maître et marmailles pardonnez-moi
Mais ma tête et mes os en costume de lin
Dans la boîte où l’on sèche ne les mettez pas
Là veux toujours sentir les sales bêtes des bois
Pas les molles écumes des Dames de la mer
Par les flammes qui bâillent sous les cils blancs des morts
Mais l’haleine de la Lune et sa bouche de femme

* * *

Paprika

À Ouano
à la Ouenghi

les fillettes affolent
les makos

au bout de longues longues chaînes
amorcées de charogne

Cette nuit
Grandes-Dents s’est noyé

Il flotte

gueule molle que mordent
les courlis de l’aube

Onze heures
L’infecte masse infuse

L’air saigne

Nez froncés
nous voici
tâtonnants
dans cette bouche
castrée
du plaisir de saisir

L’appel au loin

Laisser le squale
sébum de crabes
fielleux torrents
Remonter la route de paprika
vers le camp

La hache du soir descend
Le faitout du soleil a digéré ta force

Mouche ailée
quel hameçon nous remonte
et nous ôte nos crocs

L’orpiment du malheur
le confort scélérat
la fadeur d’une vie
d’anatife et de beagle

Et

tu meurs

sans savoir

quel pêcheur blanc
te hale sur le sable

* * *

Shamrock

[…]

Suffit-il d’accrocher

Les soirs de Saint-Patrick
Au revers de sa veste
Une feuille fanée

Suffit-il de braire

Sa bière et ses fanfares
Vite boire au pichet
Les vérités crachées

Suffit-il de mordre
Le raisin bleu des jours

Voir

Sentir

Aimer

Grandir

Est-ce
bien cela
Ce qui s’appelle

vivre

Ivre d’une lumière
Qui ne vient pas de vous

Est-ce

Se lever matin
Sa peau d’homme sur l’épaule
La tête balayée
Du dard blanc de la foudre

Pour rêver

D’un bonheur
Qui n’aurait pas de fin

N’est-ce pas

Se tourner
Vers cet autre soi-même
Vers ce frère

En tous temps
Contre soi
retenu

Celui-là qui ne prie

Les dieux verts de la Chance
Et qui
va

Pauvre de ville en ville
Ses joues maigres tatouées

D’un grand trèfle noir

* * *

Je ne demande pas

fussions-nous par les âges
épars dans vos vertèbres
le magique stolon d’une voix qui s’achève

Je ne demande pas

sous l’ordre humain
le lait confondant des sources
noir si noir l’oiseau qui nage entre les astres

Mais l’orbe de tes bras bénis ma terre

ma terre brute bannie par les parlers sucrés
terre sans bise où s’abat l’orme des solitudes
terre froide à qui passa ne rêvant que d’ailleurs
terre usée revêtue des armes de la foudre
terre têtue se terrant dans les plus humbles choses
terre à peine tatouée d’hommes et de villages
terre nue sereine sanglotante avilie
terre rouge s’araignant dans l’erg de mon âme
terre crotale guéable à qui n’argue de rien
terre unique névé jusqu’à la fin des rêves
terre risible pour ceux qui n’ont pas d’os ici
terre aux lèvres trop pleines aux sexes débordants
terre biche aux yeux de feu qui roulent sous la dent
terre femme pour l’or chaud des paumes sans patrie
terre cave où la lumière vient toujours du dedans

je te nommerai mère
quand même je n’aurais plus d’amour et de mensonge


Le recueil de Frédéric Ohlen, La peau qui marche et autres poèmes (Nouméa : L’Herbier de Feu, 1999) est composé de cinq « livres » écrits de 1993 à 1996 : La peau qui marche ; Impairs ; Cinquante-Douze Poèmes cybernétiques ; B & B poésie, Eleven Irish Poems et Demande au vent du soir.

Les cinq extraits ci-dessus sont tirés de :1.) La peau qui marche (« 333 quatrains »), pages 9-64 ; 2.) Impairs (« Le Chant du Marron »), pages 69-71 ; 3.) Cinquante-Douze Poèmes cybernétiques (« Paprika »), pages 215-216 ; 4.) B & B poésie, Eleven Irish Poems (« Shamrock »), pages 311-313 et 5.) Demande au vent du soir, pages 383-384.

© 1999 Frédéric Ohlen


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mis en ligne : 10 mai 2005 ; mis à jour : 10 octobre 2021