Franz Benjamin, 5 Questions pour Île en île


Le poète Franz Benjamin répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 26 minutes réalisé dans les bureaux des Éditions Mémoire d’encrier à Montréal par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.

Notes de transcription (ci-dessous) : Fred Edson Lafortune.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Franz Benjamin.

début – Mes influences
05:35 – Mon quartier
10:04 – Mon enfance
15:56 – Mon oeuvre
22:52 – L’insularité


Mes influences

Plusieurs auteurs m’ont marqué à différentes étapes de ma vie : Frantz Fanon, pour Les damnés de la terre et Peau Noire, masques blancs, et Jacques Prévert : sa poésie a été pour moi un vrai coup de foudre. J’ai beaucoup aimé les poètes haïtiens comme Roland Morisseau et Anthony Phelps. C’est une poésie riche, lumineuse, d’une grande sensibilité. J’ai lu et relu La chanson de Roland de Roland Morisseau, un recueil majestueux.

À l’époque où je commençais à griffonner mes rudiments de poèmes, un professeur à l’école m’avait fait découvrir Lettres à un jeune poète de Maria Rainer Rilke. C’est un recueil que je suggère à tous les jeunes artistes, particulièrement les jeunes écrivains : un recueil sur le pourquoi de l’écriture et sur la création en générale. Lettres à un jeune poète est une correspondance entre Rilke et un jeune poète, Franz Xaver Kappus. C’est un recueil qui parle de l’expérience de l’écriture, un recueil fondamental qui m’a beaucoup marqué.

Mon quartier

J’ai deux amours, Port-au-Prince et Montréal. Parfois, je veux parler de Port-au-Prince dans un texte, et à la fin, je me rends compte que je suis en train de parler de Montréal. L’inverse est aussi vrai. Le quartier qui m’inspire le plus est Rivière-des-Prairies. C’est un quartier très paisible, représentant à la fois l’urbanité et la banlieue. Il y a 50 000 personnes qui y vivent. J’aime aussi la diversité qui s’y trouve. Pas d’homogénéité ethnoculturelle. On y trouve à la fois des jeunes et des moins jeunes. C’est un quartier inspirant à cause de la rivière. Il offre ce que Montréal a de plus merveilleux et de plus beau. Parfois il m’arrive de transporter Rivière-des-Prairies à Port-au-Prince. Il y aussi certaines odeurs de Port-au-Prince que je ramène ici.

Mon enfance

J’ai fait mes études primaires à l’école Dominique Savio. Avec les élèves, j’allais à l’église tous les dimanches. Il fallait s’habiller tout en blanc ; on remettait les bulletins le premier dimanche de chaque mois. Mes parents étaient très heureux de venir me chercher à l’école, ils savaient que mon bulletin allait être très bon.

Un dimanche, mon père m’a accompagné. Le malheur a voulu qu’on ne m’ait pas remis le bulletin ce jour-là. C’était mauvais signe. Les élèves à qui on ne remettait pas le bulletin avaient échoué. En ce sens, mon père a tout de suite déduit que j’ai échoué.

Le problème : la nouvelle secrétaire qui venait d’arriver a commis une erreur en envoyant mon bulletin dans une autre classe. Pourtant ce jour-là j’étais deuxième dans la classe. Mon père et moi, nous sommes allés du côté de Lalue à Port-au-Prince pour manger de la crème glacée. Nous y sommes restés toute une journée. C’était mémorable, car j’en ai profité. J’ai mangé six ou sept crèmes glacées.

J’ai aussi le souvenir de ma mère qui, chaque premier du mois, nous réunissait tous pour nous demander nos souhaits pour le mois. C’est une tradition qu’elle a toujours eue. Je n’avais jamais d’objectif particulier. Mes frères en avaient toujours et ma sœur, pas moins. Un jour j’en ai eu un : quitter la maison, parce que ma mère avait cette mauvaise habitude de ranger mes livres, et j’avais horreur de ça. Quand elle les rangeait, je ne pouvais plus les retrouver. Jusqu’à présent, j’ai horreur qu’on range mes affaires.

Mon œuvre

Je suis une espèce d’éponge, tout m’inspire. Je suis ouvert à toute sorte d’expériences : la terre, la nature, les gens, la justice sociale, l’injustice… tout m’inspire. Ma première plaquette de poésie s’intitule Valkanday. C’est un recueil en créole où j’ai voulu rendre hommage à ma grand-mère, une femme qui m’a beaucoup marqué. Elle allait au marché une fois par semaine pour acheter son tabac (parce qu’elle fumait à la pipe). Un jour elle m’a ramené un livre de la collection Martine. Comme elle était analphabète, elle m’a demandé de le lui lire et de lui raconter l’histoire. C’est comme ça que j’ai appris à aimer la lecture ; c’est elle qui m’avait initié à la lecture. Venant du nord d’Haïti, elle m’avait laissé tous ces mots du créole très coloré et riche qu’elle parlait.

Dans Chants de mémoire, j’ai invoqué deux thématiques : la mémoire collective (du Montréalais d’origine haïtienne, ou du Haïtien, que je suis, et du Noir que je suis) et la rencontre. La mémoire, dans « Chants de mémoire » et « Savannah », par exemple, et celle des expériences montréalaises, comme « Montréal au mois d’aimer », une déclaration d’amour pour Montréal.

La rencontre et les expériences dans Dits d’errances (publié chez Mémoire d’encrier) sont plus personnelles.

Lettre d’automne est une correspondance entre deux exilés : un exilé politique vivant à Montréal depuis une trentaine d’années et une femme vivant à Port-au-Prince. Cette correspondance est centrée sur la thématique de l’exil et celle de l’amour. C’est un projet qui m’est venu avec des exilés pour la plupart d’origine haïtienne que j’ai rencontrés à Montréal comme à Paris. J’ai aussi des amis chiliens qui m’ont parlé de leurs expériences d’exil sous la dictature de Pinochet. J’ai voulu donc rendre hommage à tous les exilés. C’est Émile Ollivier qui me parlait de l’exil comme l’expérience totale du déracinement. J’ai croisé des gens qui sont devenus fous, meurtris à cause de l’exil, n’ayant plus de repères. Ce qui m’a beaucoup frappé en écrivant Lettre d’automne, c’est la cassure, la déchirure, la tristesse et la désolation qu’on peut vivre quand on est un exilé. Je ne suis pas moi-même un exilé, j’ai suivi mes parents tout simplement. Je connais plutôt en tant qu’écrivain des exils intérieurs.

L’Insularité

À l’école, j’ai appris qu’une île est une terre entourée d’eau. Une définition de fermeture. Une île est plutôt un lieu où l’on a toutes les possibilités de voyage. Un espace ouvert. C’est ainsi je conçois mon insularité ici à Montréal. Pour moi New York et Paris sont des îles dans la mesure que ce sont des espaces d’ouverture et de rencontre. Une île, c’est la possibilité d’être qui on est, ce qu’on est, tout en étant ouvert à l’Autre et aux nouvelles expériences.

En tant qu’une île, Montréal est pour moi le lieu de toutes les partances et de toutes les appartenances.


Franz Benjamin

Benjamin, Franz. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Montréal (2009). 26 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 25 mai 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 2 janvier 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.
Notes de transcription : Fred Edson Lafortune.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 3 janvier 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020