Frankétienne, 5 Questions pour Île en île


Peintre, écrivain et « Trésor national vivant » d’Haïti, Frankétienne répond aux 5 Questions pour Île en île. En fait, il répond à deux questions, et parle de son dernier ouvrage paru à l’époque, Amours, délices et orgues.

Entretien de 25 minutes réalisé chez l’auteur et artiste à Delmas (Haïti), le 13 janvier 2009 par Thomas C. Spear.
Caméra : Kendy Vérilus.

Notes de transcription (ci-dessous) : Marie-Edith Lenoble.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Frankétienne.

Notes techniques : filmé en fin de journée avec une lumière artificielle florescente, l’image est un peu floue et, pendant l’entretien, il y a du bruit de fond important de la circulation et de la ville.

début – Mes influences
07:43 – Ma peinture actuelle
08:45 – Amours, délices et orgues
18:12 – L’insularité


Mes influences

Au niveau local : Jacques Roumain, pour son écriture particulière, pour le métissage du créole et du français. Jacques-Stephen Alexis, pour son engagement, sa dimension éthique, politique, et aussi le brassage des éléments concrets et mystiques, sa connaissance du vaudou, surtout dans Les arbres musiciens avec le personnage remarquable de l’enfant à la couleuvre. Et pour la poésie : Magloire Saint-Aude, « surréaliste avant la lettre ».

Ses contemporains, des amis créateurs : Émile Ollivier et René Philoctète.

Au niveau général : Rimbaud, Apollinaire, tous les surréalistes du début du 20e siècle.

James Joyce : « Au point de vue romanesque, un écrivain comme James Joyce m’a beaucoup influencé. Quand j’ai lu Ulysse, j’ai été émerveillé. Et quand j’ai lu Finnegans Wake, là j’ai été totalement abasourdi par cette masse, ce fleuve de mots qui ne relèvent ni de l’anglais ni du latin. On ne savait pas ce que c’était… »
On retrouve l’influence de Joyce dans la spirale et la schizophonie : la prééminence du son sur le sens. La musique révèle à la fois le sens et le non-sens. L’écriture, c’est « un brassage d’utopies, de fantasmes, de poussières et d’illusions ». Paradoxe de la force et du néant de l’écriture : écrire pour traverser sinon l’enfer, le purgatoire, pour tromper la douleur, le malheur.

« Il y aura toujours un sens ; ce qui m’intéresse, c’est la musique, c’est ça la schizophonie… »

Et aussi les écrivains latino-américains : García Márquez, Jorge Luis Borges, Julio Cortázar, « qui sont dans la ligne esthétique que j’ai choisi, à savoir une certaine opacité, ce que j’appelle la dimension chaotique de l’univers ».

Le Peintre

« Visa pour la lumière ». Au lieu d’un fond blanc, gris ou polychrome, il explore le fond noir qui donne un relief aux sujets, aux lignes filiformes et aux couleurs avec une luminosité particulière.

Amours, délices et orgues

« Je suis un poète qui écrit des romans. »

Amours, délices et orgues est lié à un événement vécu dans son enfance. Ces trois mots, au pluriel, deviennent féminins. Frankétienne se rappelle avoir posé la question à un professeur sur l’origine de cette particularité qui ne sachant que répondre l’a injurié, et puni.

« Amours », « délices » et « orgues » sont devenus le « triplet » autour duquel est née une spirale. Autour de ce noyau ont lieu des « éclatements de nature sensorielle, psychique et spirituelle ».

La spirale évoque Gaston Jean-Jacques, son oncle, et un très bon ami, le musicien Gerald Merceron, mort à 49 ans du sida. À travers des conversations philosophiques et esthétiques sur la musique, la littérature, la peinture, la spirale rend hommage à cet homme mal compris à son époque à cause de sa maladie, « malédiction du 20e siècle ».

« Bêtise humaine de juger l’homosexualité comme un péché, comme un crime absolu. Que doit-on penser des assassins, des trafiquants de drogue, des zinglindos ? Quand on voit ce qui se passe au Proche orient, Moyen-Orient, Afrique, comment appeler ces fabricants de malheur ? Quel regard doit-on jeter sur nos dictateurs qui ont assassiné un pays, qui ont détruit Haïti ? C’est un livre dans lequel de manière sincère et révoltée avec une sorte de rage, colère, je me suis élevé contre l’inacceptable, l’injustice. »

Extrait lu (de la page 39) :

Tonton Gaston et le Bel-Air [le Bel-Air, c’est mon quartier, quartier où j’ai vécu tout jeune] – s’entremêlent s’entrelacent s’entrelianent s’entrebouchent s’entrechattent s’entrechiennent, et s’entrechosent à danser babel rapjazz créole dans ma tête pleine d’étoiles à résonance onirique d’amours délices et orgues.

Au lait des mots de la mémoire qui tangue à faire la france en terre créole entre vide et plénitude le jeu cruel du songe saturé d’illusions à côté du mensonge toujours fidèle à l’écriture je dis mon île ma ville mon quartier et ma voix en métissage de soleil et de lune mes amours fabuleuses en grossesse de symboles le dérisoire pouvoir des signes face au massif du quotidien qui bouge et change malgré l’immobile éternité du rien

L’Insularité

« Tout être humain est enfermé dans une relative insularité qui n’est autre que la solitude ».

« Je est un autre »… mais malgré tout il y a une unicité des empreintes digitales, du code génétique, des filaments d’ADN.

« Je ne me suis jamais senti isolé des autres que ce soit au niveau de l’archipel caraïbe, du continent américain ou de la totalité de la planète, je me suis toujours senti un homme de la planète. »

« J’ai voyagé pour la première fois à l’âge de 51 ans. »

Mais avant même d’avoir voyagé, il était déjà en connaissance de tout ce qui se passait à l’échelle planétaire grâce à « une sensibilité éclatée, un imaginaire en expansion ».
Description de l’Afrique dans Ultravocal alors qu’il n’avait jamais vu l’Afrique. Fasciné à la fois par tout ce qui est saisissable au premier degré autant que par ce qui est intangible et ce qui est loin de lui.

Le mariage du proche et du lointain, de l’ici et de l’ailleurs :

« Je ne considère pas la ceinture marine comme un obstacle, la mer pour moi, c’est plutôt un pont, une passerelle vers l’ailleurs. »

Depuis ces trente dernières années, les États-Unis, c’est tout proche, ce qui se passe dans la Bande de Gaza, cette barbarie continue que nous vivons chaque minute, au quotidien.
La télévision, la radio, les journaux, les portables, « ça facilite tellement de choses ». Il lui arrive presque chaque jour de communiquer avec des amis qui se trouvent sur d’autres continents.

Le voyage intérieur :

« Je suis un homme de paradoxes et de contraintes. »

Il y a chez lui ce sentiment de solitude quand il rentre en lui, quand il fait ce « voyage intérieur », quand il cherche encore à découvrir qui est Frankétienne. Mais il y a beaucoup de passerelles et beaucoup de ponts qui le relient aux autres.

« Je suis dans un brassage perpétuel plein de richesses, plein de nouveautés, plein d’inattendu. C’est ça qui alimente la spirale. C’est le mouvement qui ne s’arrête jamais, c’est le jour et la nuit, c’est le blanc, c’est le noir, avec toutes les nuances intermédiaires. Moi je suis de tous les continents, de toutes les langues, de tous les archipels tout en étant encore Frankétienne. C’est un paradoxe. »


Frankétienne

Frankétienne. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Delmas (2009). 25 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 15 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 6 novembre 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Kendy Vérilus.
Notes de transcription : Marie-Édith Lenoble.

© 2010 Île en île


Retour:

 

/franketienne-5-questions-pour-ile-en-ile/

mis en ligne : 7 novembre 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020