Mahirava Toromona, Flora Devatine: vers une écriture polynésienne : le balancier de la pirogue

Portrait de l’auteur
par Mahirava Toromona

Pour pouvoir comprendre le rôle social et culturel important qu’entendent jouer aujourd’hui les auteurs polynésiens, dont Flora Devatine, il est nécessaire de situer le Polynésien dans son histoire.

Depuis l’arrivée des premiers européens et plus encore avec le développement des échanges entre la Polynésie Française et la France, Tahiti, plus que les autres îles, se serait détournée de son identité et de sa culture pour adopter celles des Européens, de cet « Autre » assimilateur.  On assiste alors à une quasi disparition de la culture « ma’ohi », propre à la Polynésie. Flora Devatine développe ce constat alarmant dès 1979 dans « Problèmes rencontrés en Polynésie pour la conservation du patrimoine culturel et le développement des cultures océaniennes: évaluation et propositions » (Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes n° 206, 1979 – écrit pour l’UNESCO, 1977).

Mais depuis une trentaine d’années, on prend conscience de l’importance de conserver le peu du patrimoine culturel qui reste: c’est « le renouveau culturel ma’ohi ». En effet, dans les années 1970, la « jeune génération d’apôtres du renouveau culturel ma’ohi » se forme. Ces jeunes étudiants (dont Henri Hiro, un poète polynésien, aujourd’hui décédé) partis faire leurs études en France et conscients alors, qu’ils n’étaient pas comme les « Français de France », s’engagent à leur retour dans leur pays d’origine, leur « fenua », à faire reconnaître leur patrimoine culturel. (« L’influence de Segalen et de Gauguin dans le renouveau culturel tahitien » in La Mémoire polynésienne, l’apport de l’Autre, 1992).

Dès lors, de nombreuses actions (rencontres avec chants et danses, concours de littérature, promotion de la culture polynésienne à l’extérieur…) ont été menées pour la reconnaissance par le Polynésien d’abord (qui l’avait rejetée), puis par les Européens, d’une conscience polynésienne avec sa propre culture et aussi sa propre littérature.

Mais là encore un autre problème se pose. La Polynésie est essentiellement de tradition orale. Or pour pouvoir laisser des traces de sa littérature, elle est obligée de passer du stade de l’oral à celui de l’écrit. Aujourd’hui, le débat incessant entre oralité et écriture démontre que ce n’est pas le cas. Actuellement, la littérature polynésienne relèverait donc de « l’oraliture »: d’une littérature écrite mais à caractère oral.

Le Polynésien se retrouve entre deux pôles et la recherche d’une identité entre ces deux mondes: culture « ma’ohi » et culture occidentale de l’autre, oralité et écriture. Henri Hiro a déjà exprimé avec force ce déchirement dans une de ses pièces: Oihanu (dieu de la culture). Flora Devatine a assisté à cette représentation et a dit avoir ressenti chez les acteurs cette soif dans la recherche d’un aboutissement. Et son poème de 1977, « Te manava ihotupu, la conscience polynésienne », est une réponse à l’appel de « ces enfants qui sont à la recherche de leur terre, leur identité, leur culture », à ces enfants « au regard sombre, au regard clair », « mata ru’i, mata tea », « hia’ai ao », « qui ont soif de lumière »:

 

A ha’amahu i te mamae
E mamae ora ho’i tena,
Te mamae hatuatua
I te manava o te faiere.
A hi’i maite i te uta’a!
E mo’a te Aiu, e mo’a,
E Manava Ihotupu.
Endurez vos douleurs!
Ce sont les douleurs de vie,
celles qui enserrent
Les entrailles de l’accouchée.
Portez votre fardeau!
et prenez-en soin!
L’Enfant est Sacré,
Il est la Conscience Polynésienne.
(traduction de l’auteur)

Seulement cette recherche ne se fait pas sans douleur. Mais il faut assimiler cette culture double, « manger la culture »: « c’est […] de la nourriture à manger, à assimiler, bonne pour le corps, pour le coeur, pour l’esprit, pour l’âme » (« La mémoire polynésienne, une création », page 36).

Dans ce monde en recherche, Flora Devatine apparaît alors comme une femme attachée à sa terre et à sa culture et qui a su trouver sa place.

Une femme accomplie

Devatine est fortement attachée à sa terre. Après le collège et un bref passage dans la vie active, elle a dû quitter Tahiti pour la France afin de poursuivre ses études. C’est en quittant son île natale qu’elle a compris son attachement au « fenua » (terre natale).

Une correspondance régulière avec sa mère pendant sept ans écrite uniquement en tahitien a pour effet l’intériorisation, l’enracinement de sa langue maternelle.

En exil, elle développe alors un imaginaire lié à cet attachement dans un premier travail montrant un souci des détails élémentaires considérés comme insignifiants, tel que le décrit la poétesse Marie-Noël dans « Mais qui de la feuille en a souci ».

Cet univers imaginaire se déploie dans ses Humeurs où le paysage du Pari (côté sauvage de la presqu’île, entre Tautira et Teahupoo) est évoqué picturalement:

Au « pari », battu par les vagues,
Et baignant
Dans les embruns du large,
Les amours comme les rêves
Ont le goût salé
Des amours païennes.
« Au pari », Humeurs, page 150.

On retrouve aussi ce coin de terre chéri dans Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale, dès le sous-titre: Te Pahu a Hono’ura. Hono’ura est un personnage de la mythologie polynésienne dont le tambour (« te pahu ») représenté par une pierre se trouve au Pari (tambour dessiné sur la couverture du livre).

L’auteur est aussi attachée à sa culture et ses traditions. Issue d’une famille de compositeurs, d’orateurs et de musiciens, Devatine est dès l’enfance baignée dans cette culture orale polynésienne et son travail de recherche consistant à rassembler tous les documents existant, héritage de ses ancêtres, bribes de « parau tupuna » (paroles ancestrales), de « tomite » (comités), de « parau pa’ari » (paroles de sagesse), (Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale, 206) lui permet d’accéder à la connaissance de la langue, des mots.

Par ces liens étroits avec la culture, Flora Devatine va alors s’affirmer dans ses recherches.

Pour elle, la langue « est l’âme, l’essence d’un peuple. La reconnaissance de la culture du peuple polynésien passe par la reconnaissance de sa langue » (Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes 206: 391).

Devatine est convaincue que pour accéder à une conscience polynésienne, il faut s’exprimer, laisser des traces.

Depuis sa jeunesse, l’écrivain est à la recherche d’une expression. Elle s’est essayée à la peinture mais très vite, elle va choisir l’écriture, plus pratique et à la portée de tous et surtout parce que « l’écriture est le centre d’une culture ».

Dès lors, Devatine va s’affirmer à travers la poésie, forme qui lui permet de s’exprimer comme ses ancêtres, dans des « paripari fenua ».

La tradition orale polynésienne se transmet en effet généralement sous formes de discours (appelés en tahitien « ‘orero »): paroles, chants ou gestes. Le « paripari fenua » est, avec le « fa’atara », l’un des types de poèmes, de discours poétiques les plus fréquents. Durant les rencontres entre districts, les orateurs, qui détenaient l’art de la parole et avaient un don exceptionnel de mémorisation, parlaient au nom de leur district et de leur chef et s’attachaient dans leurs discours à montrer en les nommant tous les lieux fondateurs et prestigieux de leur région. Le « fa’atara » a pour fonction de glorifier un lieu ou un personnage et dans ce discours l’orateur ajoute un très fort sentiment d’orgueil et de défi.

Cette affirmation de soi est possible justement grâce à sa connaissance des mots. « Le mot n’est jamais anodin, tout a un sens, une histoire. Le mot est chargé d’une culture ».

Aussi, selon l’auteur, pour pouvoir avancer et écrire, faut-il d’abord connaître ses origines, sa généalogie. « La langue écrite n’existant pas, écrit Teuira Henry dans Tahiti aux temps anciens (161), l’instruction était toute orale, nécessitant un effort de mémoire considérable. Les prêtres enseignaient (entre autres choses) les généalogies; au moyen desquelles ils comptaient les générations et qui servaient de chronologie ».

C’est grâce à cette formation reçue – « celle des rimes originelles et des orateurs » – que Flora Devatine est devenue le poète que les gens reconnaissent aujourd’hui à Tahiti:  « elle a voué un culte privé à sa langue maternelle dont elle aime les aspects poétiques. Aussi chante-t-elle son pays dans des compositions où elle magnifie la terre et les hommes » (Hubert Coppenrath, « L’Académie tahitienne », Journal de la Société des Océanistes 31 (septembre 1975): 270).

C’est parce qu’elle a su s’affirmer en tant « qu’écrivain-poète » que Flora Devatine est consciente de la difficulté de franchir ce qu’elle appelle le « mur de l’écriture ».

Et le sentiment d’incertitude exprimé dans Humeurs (page 30), peut être aussi celui du Polynésien qui hésite à se lancer dans l’écriture:

J’ai voulu tout voir et tout connaître,
Alors je me suis lancée sereine
Sur le chemin vaniteux
De la Connaissance […]
Mais je ne me suis qu’égarée

Ce voyage initiatique entre l’oralité et l’écriture peut être alors l’image de deux rivages dont il est difficile de quitter celui tant connu. (Cette image du voyage sera mise en valeur par celle de « la pirogue de l’écriture » que nous verrons plus loin.)

Je ne veux pas partir.
Je ne veux plus partir.
Je veux vivre
Sans avenir
Dans mon île.
               Humeurs, page 88

L’écrivain avoue ses limites entre ces deux rivages. Mais ce métissage dans la langue et la culture, cette « tresse «tupunament» alimentaire des «orero» du «fenua» et intellectuellement occidentale » (Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale, 212) qui était autrefois un handicap, est maintenant une richesse.

Dans Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale, l’auteur démontre ce dépassement dans sa façon d’utiliser, de jongler avec les mots tels que « maohitude » (145), « tupunament » (212) ainsi que dans son article du Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes avec « nana’oture », « nene’iture » (271: 33).

(Devatine « tahitianise » les mots français ou francise les mots tahitiens. Par exemple, « tupunament » est composé du mot « tupuna » qui désignent les « ancêtres » qui nous accompagnent toujours dans la vie. Le mot « nana’o » veut dire la même chose que « nene’i »: imprimer, éditer, tatouer. Ces mots désignent le geste de tatouer qui ne peut prendre toute sa profondeur et sa puissance évocatoire qu’en tahitien. Dans ce mélange des deux langues, l’auteur retient le sens fort de chaque terme.)

Et ce voyage initiatique est décrit dans Humeurs (177-178):

Au rythme des vagues, […]
Ainsi progresse l’homme, […]
Car long est le chemin,
Le chemin de son destin

Flora Devatine montre alors que, malgré les difficultés et les souffrances, le syncrétisme est possible:

Et si tu le veux bien,
Nous irons,
D’une branche à l’autre,
De la mienne à la tienne,
Embrasser, à nous deux,
Tout l’horizon,
L’univers.
Humeurs  (111)

On assiste à la naissance, aux balbutiements de la littérature polynésienne:

Excusez ma pauvreté, 
Car je découvre [...] 
Comme un enfant 
Qui, se découvrant 
Une conscience, 
Apprend à penser, 
[...] à s'exprimer 
[...] 
Naissance d'un triolet 
Naissance d'une pensée. 
               Humeurs  (179-180)

Cette liberté des mots est possible pour Devatine qui est une femme indépendante et qui pense que l’on doit « respecter l’expression vraie de chacun ».

Depuis sa naissance et sa jeunesse passée au bout de la presqu’île, Flora Devatine a toujours cherché plus loin dans ses limites et dans ce « Tahiti-entre-deux-mondes », elle a su trouver sa place.

Flora Aurima-Devatine photo @ Poerava Wong Yen Papeete, 2001

Flora Aurima-Devatine
photo @ Poerava Wong Yen
Papeete, 2001

Un écrivain qui ouvre la voie

La Polynésie est encore au stade de la découverte de l’écriture et puisqu’elle a su trouver sa place dans ce domaine, Flora Devatine trace la voie au Polynésien encore hésitant.

Dans son deuxième livre, Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale, Te Pahu a Hono’ura, elle n’hésite pas à se mettre à la place du Polynésien pour traduire ses tourments et surtout pour lui signifier qu’il faut dépasser ce sentiment de crainte et s’approprier l’écriture.

Car l’écriture est pour l’écrivain ce que l’enfant est pour sa mère.

L’écriture est pour Flora Devatine une question existentielle. C’est comme une mise au monde de l’écriture, du livre. Et cette naissance peut être comparée à celle d’un enfant.

Dans Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale, il y a un crescendo dans l’exaltation face à l’acte d’écrire:

En écrivant, je m’écris, […]
J’écris pour témoigner […]
Je veux écrire! […]
Et j’écris […]
Pour éclater à la conscience!  (37-57)

Puis il y a un decrescendo où d’autres questions se posent; l’écriture devient une obsession.

Ce mouvement montant puis descendant fait penser au « cycle de l’accouchement ». L’écriture est vécue comme un enfantement: avant la naissance de l’enfant, comme l’est l’écriture, la mère est soucieuse et au moment de l’accouchement, la douleur ressentie auparavant explose.

Mais une fois l’enfant mis au monde, c’est un bonheur immense dans l’accomplissement. Puis d’autres questions surviennent à propos du devenir de cet enfant. Comme la mère pour son enfant, l’écrivain ressent la même chose pour son livre qui est une partie de lui et qui lui sourit.

Cette image de l’enfant se trouvait déjà dans le poème de 1977!

Flora Devatine est aussi l’un des premiers auteurs qui arrivent à transcrire par écrit la pensée polynésienne qui n’était autrefois que paroles et à percevoir l’écriture à travers le regard du Polynésien et celui de « l’Autre ». D’où l’écriture métissée qu’elle utilise:

Et par ces mots,
C’est se sentir
De son lieu,
De son temps,
En relation avec l’Autre!
Par l’accord des mots!
Par son accord avec ses mots!
Où l’agencement diffère,
Comme le balancier de la pirogue
S’attachant côté coeur!
               Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale  (129)

L’écrivain s’est donné pour but, à travers son travail d’écriture, de faire prendre conscience au Polynésien, qui ne l’a pas peut-être pas encore compris, l’importance d’écrire, de s’exprimer, pour laisser des traces et accéder à une conscience polynésienne. Tout cela devient son leitmotiv depuis son premier poème publié en 1977.

Mais la mission qu’elle s’est donnée, celle de faire avancer la « pirogue de l’écriture », se révèle une entreprise difficile (l’auteur développe elle-même cette image qui renvoie à celle des deux rivages):

Je serai 
Le balancier 
De ta pirogue, 
[…] 
Mais ne pèse pas, 
Trop de mon côté, 
Pour ne pas 
Briser l'équilibre 
 "Le balancier", Humeurs  (113-114)
Ma frêle embarcation 
Entre deux vents 
A été prise, 
[…] 
C'est miracle 
Si elle ne s'est pas perdue. 
 "Ma frêle embarcation", Humeurs  (169)

Le Polynésien a besoin d’un modèle qui les mène sur le chemin de l’écriture.

Son livre, Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale, Te Pahu a Hono’ura, serait alors comme les premiers fruits que les Polynésiens offraient autrefois aux dieux pour leur protection:

La présentation des prémisses, ou prémices, 
De l'Ecriture [...] 
Dans la Culture 
De la Nouvelle Polynésie! 
               Tergiversations et Rêveries de l'Ecriture Orale, page 210

L’auteur « s’est donné en sacrifice »: « c’est avant tout, afin d’inciter, de susciter des talents ignorés ou qui s’ignorent à se faire connaître, car elle pense que la culture polynésienne d’aujourd’hui – en formation – qu’elle soit tournée vers ses sources ou vers l’Occident, qu’elle s’exprime en tahitien ou en français, doit être encouragée » (Humeurs, pages intérieures de couverture, 1980).  C’est pour nous montrer la voie, nous rappellant par son poème de 1977 qu’il faut « être attentif, préserver la souffrance et deviner le monde pour sortir de la grotte obscure mûris ».

L’auteur devient une voix qui doit se faire entendre, un appel:

Je ne suis 
Qu'une voix 
Dans la nuit, [...] 
Qui crie 
 "Une voix", Humeurs  (170)

D’où l’importance de la publication: « on publie en espérant que les gens lisent en français comme en tahitien. Une personne qui lit est déjà une graine semée. »

Mais, comme elle le dit, « il ne suffit pas seulement de dire, il faut écrire pour montrer aux gens que tout le monde peut s’y mettre ».


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mis en ligne : 1 février 2002 ; mis à jour : 5 janvier 2021