Flora Devatine, Présentation de la revue – Littérama’ohi

Littérama'ohi

Littérama’ohi numéro 1 (mai 2002), pp. 5-10

Présentation de la revue

par Flora Devatine

La présence, dans ce premier numéro de LITTERAMA’OHI, d’auteurs, d’artistes venant d’autres domaines de la culture et n’ayant qu’un lien lointain avec la littérature polynésienne,
Peut donner à penser qu’il y règne une certaine confusion.
Il n’en est rien !
C’est que la littérature polynésienne ne peut être abordée sans l’étayer sur ses assises humaines, sociales, culturelles, historiques.

L’existence et la reconnaissance de l’expression littéraire en Polynésie passent nécessairement par la connaissance et par la prise en compte de tous les aspects de la vie de la société polynésienne, telle que celle-ci est pensée, organisée et vécue par les Polynésiens aujourd’hui.

C’est dire qu’il faut dès lors, en vue de son avancée délibérée dans le nouveau domaine de la littérature, appeler à revisiter faits et gestes de la vie des gens, les lieux et modes d’expression de la pensée créatrice polynésienne, que ce soit pendant les multiples rassemblements religieux, politiques, qu’à l’occasion des événements culturels propres à la société polynésienne contemporaine, à la fois traditionnelle et moderne, dans ses formes et ses manifestations,

Il faut revisiter ce qui est jusque-là du domaine de l’oralité mais qui ne peut être saisi que si les interlocuteurs de part et d’autre s’expriment dans une langue comprise des partenaires, avec un esprit disposé et disponible, reconnu et reconnaissant, apprivoisé, confiant enfin,
Il faut créer ce qui favorise l’ouverture, permet l’accueil dans le fare mental polynésien, et rend l’échange possible.

Si l’on s’en tient à la littérature au sens occidental et académique du terme au 21° siècle, il est clair que le nombre des écrivains polynésiens n’excéderait pas les doigts des deux mains,
Or la littérature polynésienne ne peut pas être appréhendée ici comme ailleurs, c’est aussi cela qui en fait sa spécificité, du moins, aujourd’hui.

En fait il s’agit pour l’heure de reconnaître une conscience polynésienne existant depuis toujours et ne s’exprimant qu’aujourd’hui après une longue traversée du désert, arrêtée qu’elle était jusque-là par des préjugés et son classement, pendant longtemps, en tant que pensée frustre, superficielle, puérile,

Tout ce qui l’empêchait de s’exprimer, pendant que consciente, elle était, d’un jugement reposant sur l’ignorance ou la non conscience de l’existence d’une réflexion polynésienne en constant approfondissement et renforcement, comme ailleurs,

Mais c’était alors un mouvement interne échappant à l’attention de ceux qui s’en tiennent à la surface et à l’apparence des choses, des gens,

Une pensée polynésienne qui ne s’est jamais coupée de sa source, même quand les Polynésiens eux-mêmes croyaient, imaginaient leurs origines, leurs racines oubliées dans le « po »,

Une pensée qui existe et résiste envers et contre tout, parfois dissoute ou endormie, parfois éveillée et attentive, confiante en son heure.

Mais c’est aussi par ailleurs, une pensée qui existe de façon éclatée, éparpillée dans la vie, dans les différentes manifestations de l’homme polynésien, et dans le langage au quotidien.

Or le propre de la littérature écrite, le propre des écrivains de tout temps et en tous lieux est aussi d’exprimer ces états d’âmes éclatés, explosés, éparpillés, défragmentés,
Des états qui portent la marque presque palpable de trous énormes à l’intérieur des corps et des esprits, celle invisible, cachée, retranchée d’un sentiment de confusion par intermittence, de sentiment d’inexistence, d’absence d’identité, de décalage, de non concordance, de frustration, de non être,

Tout cela, jusque-là insaisissable, parce que la pensée éclatée, dispersée ne s’exprime que dans son groupe, dans sa famille, en vase clos, dans la solitude et la violence de son être et de ses corps.

Aussi pour l’approcher et la saisir faut-il aller à sa rencontre, pour l’entendre, la lire dans tous les lieux de manifestation d’événements sociaux et culturels dits traditionnels et modernes des Polynésiens, dans toutes les formes d’expression modernes de son dit, de ses faits et gestes, de ses chants, de ses danses, de ses tatouages, de ses sculpteurs, de ses orero, de ses colères, ses violences,
Ces dernières étant à la recherche de lieux de dépassement d’elles-mêmes et de transformation, en toiles, en écrits, en gravures, en photographies, en théâtre, en chants, en danses, en musique, en rythme, en sonorités et résonances subtiles.

Il s’agit donc de réunifier les fragments de l’expression de cette conscience, passage obligé pour qui cherche à comprendre, à en avoir une vision globale de cette pensée, avant d’aborder le domaine spécifique de la Littérature proprement dite, au sens moderne, occidental, du terme,
Mais une littérature qui se révélera assurément avec une empreinte particulière, celle des hommes et des femmes de la Polynésie française,

Des fragments qui sont des « peho », des « vao », petites vallées intérieures difficiles d’accès, mais à rechercher, parce qu’elles enferment des vivres de la culture polynésienne,

Et ce passage est nécessaire !

Par ailleurs, il est vrai que la littérature polynésienne jusqu’à présent ne fait que poindre le bout de son stylo, de son crayon fetu’e, dans tous les sens du verbe !

Comme il est vrai que l’écriture polynésienne a commencé avec les premières pages d’écriture sur la plage, à l’école, écriture de lettres, écriture de chants, écriture de commentaires bibliques, écriture de récits familiaux, écriture de chants de geste, écriture des puta tupuna, des généalogies, des recettes médicinales…
Et au-dessus de tout, l’écriture de leur nom.

Comme il est vrai qu’il y a eu quelques ouvrages publiés par des Polynésiens au début du 20° siècle,

Et que les premières publications annonciatrices de ce que l’on va commencer à désigner sous le nom de littérature polynésienne ne voient le jour qu’à la fin des années 70, sans que cela n’ait soulevé d’intérêt particulier pour ces tentatives d’auteurs polynésiens.

En dehors de quelques textes dans un ouvrage de Lectures polynésiennes, ou une mention dans des thèse de doctorat, de premiers extraits plus conséquents dans une revue des littératures francophones,
Des articles sur la littérature polynésienne,

Tout récemment la première anthologie de la littérature polynésienne,

Mais d’une façon générale ces mentions ne se départissent pas d’une forme d’amalgame entre les écrivains de passage en Polynésie ayant écrit sur la Polynésie et les auteurs d’origine polynésienne : il y a peut-être à spécifier que les premiers étaient des écrivains français de l’exotisme faisant état de leurs mythes, de leur vision du monde, de l’autre vu par eux, droit que les Polynésiens leur reconnaissaient, bien qu’en s’y sentant piégés.

Comme il est vrai que l’organisation de concours littéraires, depuis la mise en place de l’Académie tahitienne, reprise il y a deux ans par le Concours Prix du Président, l’organisation de concours de poésies dans les écoles, de Concours « vive l’écrit » en milieu scolaire, de concours de nouvelles pour les jeunes et les moins jeunes, organisé par le Journal les Nouvelles, de Cours et de Concours de ‘orero par des associations culturelles, par des écoles, par le Ministère de la Culture, par le Ministère de l’Éducation, à la MJMC ou au Conservatoire de la Musique, des Chants et des danses,
Comme il est vrai que la publication des récits recueillis par le Département des Traditions orales,
Sont des événements qui encouragent, agissent dans le sens de l’enracinement de la littérature polynésienne écrite,

Comme il est aussi vraisemblable que la parution d’articles tels que « Y a t-il une littérature ma’ohi ? », « Dans quelle langue écrire en Polynésie française ? », suivis d’autres articles (voir Dixit), ait eu quelque effet dans la reconnaissance progressive de la littérature polynésienne des écrivains francophones,
Du fait même d’en avoir parlé.

Enfin la mise en place du 7° Salon du Livre Outre-Mer consacré pour la première fois et spécifiquement à la littérature du Pacifique (13-14 octobre 2000 à Paris) puis la soirée consacrée à la poésie polynésienne à la Maison de la Poésie au Théâtre Molière (mars 2001 à Paris), emboîtant le pas aux salons du livre de Ouessant,
Et l’intérêt de plus en plus manifeste des Universités françaises et étrangères, pour la littérature polynésienne, témoignent eux aussi aux plus hauts niveaux, tant territorial que métropolitain, d’un changement de comportement, d’une évolution dans les mentalités.

C’est donc au carrefour de ces rencontres, de ce foisonnement d’intérêts que s’est faite la mise en place de la revue Littérama‘ohi pour répondre à la demande de reconnaissance de ceux et de celles qui depuis trop longtemps déjà acceptent de s’exprimer dans la danse, dans les chants, dans les arts,
Et de plus en plus prennent le risque de s’écrire, de se dire, et de passer à la publication de leurs écrits,

Une demande de reconnaissance de leur existence et de leur identité en tant qu’auteurs, créateurs polynésiens dans leur réalité d’aujourd’hui, d’hommes, de femmes aux racines multiples, diverses, croisées, mêlées, entremêlées, emmêlées, implantées, enracinées en terre polynésienne,
Qui ont à en dire et à transmettre,

Une évolution et un enracinement, à la fois, dans lesquels ils veulent s’engager plus ouvertement, plus délibérément,

Avec pour l’heure, des ressentis de leur existence ou de non-existence, des sentiments divers d’ identité ou de non identité, de violence, de turbulences,
Mais aussi des prises de conscience, des crises de transcendance, des joies et des bonheurs,… des choses qui sont dites, partagées, traversées, ré-accordées, confortées, mises en résonance,

C’est en cela que ceux qui ont quelque chose à en dire, comme les artistes, les créateurs, ont leur place dans la revue Littérama‘ohi lancés par sept écrivains polynésiens,

Écrivains et artistes qui, souvent seuls, font la traversée du désert,
Certes, en premier lieu pour eux-mêmes mais aussi pour le groupe social, auquel ils appartiennent,
Et c’est alors quelque chose de l’ordre de ce que nous disions déjà en 1977 en comparant les générations d’alors aux « taraehara », aux « pua’a tapena », ceux qui s’offrent en sacrifice, et sont sacrifiés, pour que la Conscience polynésienne se perpétue, naisse et renaisse, évolue, soit féconde,
Et c’est en cela et avec cela que les Polynésiens peuvent rejoindre d’autres compagnons de route, ces voyageurs dans l’imaginaire de la créativité,
De la création d’œuvres esthétiques de l’esprit,

À partir desquelles se mesure et se fortifie son « pa’ari », le « pa’ari ro’a », des Polynésiens, caractéristique de la maturité et de la qualité intrinsèque du bois,
C’est à dire « sagesse, savoir et connaissance » qui viennent de leur intériorité, de leurs racines, de toutes leurs racines, de toutes origines,

De ces choses qu’une fois devenus « ta’ata pa’ari », ils pourraient exprimer dans les écrits, dans des dits, qui à partir de maintenant devraient être systématiquement transcrits, écrits.

Il devrait en être ainsi des commentaires bibliques exprimant les chemins par lesquels passent la pensée, la réflexion qui poussent dans leur développement, leur approfondissement.

Si tous les Polynésiens qui commentaient les versets bibliques pouvaient être lus, on se rendrait compte, au delà de l’objet premier, biblique du commentaire, de la richesse de l’expression et de la réflexion de ceux qui ont été formés à la prise et à l’exercice de la parole, et en sont devenus les maîtres,

Et l’on aurait de très nombreux écrivains polynésiens, bien entendu, de langue polynésienne, en l’occurrence tahitienne, pa’umotu, marquisienne, mangarévienne, rapa.

F.D. (21-04-2002)


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mis en ligne : 21 mars 2007 ; mis à jour : 7 décembre 2020