Ernest Pépin, Du Tambour-Babel au Babil du songer

par Kathleen Gyssels

Avec la publication de son troisième roman, Le Tango de la haine, le Guadeloupéen Ernest Pépin se place résolument dans la très productive filière créoliste.  Ce serait oublier qu’il est avant tout poète, débutant en 1984 avec Au verso du silence. En 1991 un deuxième recueil, Boucan de Mots Libres, affirme plus nettement sa vocation créole par le fait même qu’il est bilingue et que, de surcroît, il a été couronné par le prestigieux prix « Casa de las Américas » à la Havane. Le jury de cette institution désormais consacrée se compose de voix résonnantes de la Jamaïque (E. Wilson), de Cuba (Nara Araujo) ; la traduction espagnole des poèmes français est de la main d’une Cubaine, elle-même, poète, Nancy Morejón.

À cette première consécration intercaribéenne s’ajouta une autre qui, elle aussi, se déroule en marge du phénomène des prix littéraires parisiens.  Pépin remporta en 1997 le prix RFO avec Tambour-Babel, roman qui réhabilite le personnage du « tanbouyè » inventant de ses doigts magiques une « langue pour remplacer toutes les langues ».  Tel Raymoninque, le « vonvon noir », le « divin joueur du tambour N’Goka » d’Un plat de porc aux bananes vertes (1967, André et Simone Schwarz-Bart) Eloi « faisait danser les arbres, donnait du ballant au vent, résonnait au coeur des animaux et voltigeait les hommes dans une transe irrésistible ». Mais son art risque de disparaître, ni son fils légitime, Napo, ni son fils spirituel Bazille ne rivaliseront avec lui. Tradition léguée de père au fils, le lewoz est piètrement interprété par la jeune génération, au point que cette langue qui peut dire « ce que langue ne peut dire » est menacée de disparition.  Musique d’origine africaine, le lewoz et autres rythmes (toumblack, roulé, grage, kaladgia, mindé, ….) joués sur les tambours atteste, contrairement à la biguine et la mazurka, danses de la plantation nettement empruntées aux « Béké », les origines nègres, de la « Mère Afrique » qui, dans une Guadeloupe de plus en plus modernisée et assistée, ressemble à un cadavre qui « flottait encore sans irriguer le quotidien. Ce n’était plus qu’un baobab desséché, un fétiche fatigué » (Tango de la haine, p.125).

Au même titre que le conteur et la conteuse, la figure du tambouyè est célébrée et commémorée dans l’écriture. Ainsi, Salve et Salive rendait hommage à un des plus célèbres joueurs ka, Velo (1931-1984), célèbre percussionniste guadeloupéen qui fit des tournées en France avec « La Brisquante » et dont les funérailles furent massivement assistées par une foule tétanisée par la mort de celui qui séduisait chacun, touriste ou non.

À côté des traditions musicales, cet ancien prof de lettres, aujourd’hui chargé de mission au cabinet du Conseil culturel de la Guadeloupe et critique littéraire, s’inspire aussi largement des croyances magico-religieuses dont son île regorge. Ainsi, L’Homme au Bâton emprunte son titre à une croyance populaire selon laquelle une espèce de « succube » ou « dorliss » s’introduit dans les chambres de vierges pour les dépuceler et les rendre enceintes. Explication fantaisiste, superstitieuse, « histoire » collective pour compenser l’absence des pères et l’irresponsabilité des hommes antillais, ce mythe intéresse Pépin dans la mesure où il peut le défolkloriser, le sortir de son « Umwelt » obscurantiste.

Avec Le Tango de la haine, Pépin fait oeuvre de sociologue, se penchant sur les très tendus rapports entre les sexes aux Antilles. À lire cette guerre impitoyable entre hommes et femmes, se soldant par une inflation de divorce, histoire d’ « américanisation du divorce… de désacralisation du mariage » (Tango, p. 134), on pense à Fritz Gracchus (Les lieux de la mère dans les sociétés afro-américaines, 1980) et aux articles de Jacques André (« Le lien et le rien. À propos de la mère focale dans la famille noire antillaise », 1983).

Le conflit qui déchire Abel et Nikita est imputé pour une large part aux rôles figés, socio-culturellement et surtout historiquement moulés par l’Histoire triséculaire d’esclavage et de colonisation. Les hommes seraient victimes de l’émancipation féminine, leur machismo désuet et carrément inutile devant les émancipées qui renvoient dare dare leurs anciens maîtres :

Les hommes frimaient encore, mais un à un ils rejoignaient l’armée des vaincus. La douleur les poussait dans un univers d’éclopés : dépression nerveuse, suivi psychologique, tentative de suicide, tentative de meurtre, chômage volontaire (pour ne pas payer une pension exorbitante), prison… (Tango, p. 121)

Deuxième raison de l’effondrement des familles, de l’individualisme fleurissant, de l’exil de la solidarité, il y a le mimétisme écervelé, l’aliénation (« Nous nous sommes persuadés que la vraie vie est ailleurs, en métropole », p.128), la  modernisation des assistés, la consommation de biens métropolitains, bref, après la colonisation, c’est à la mondialisation de faire dériver la Guadeloupe :

Tout l’imaginaire grand-îlien avait reflué devant la déferlante de la mondialisation. […] La culture grand-îlienne se muait en folklore pour touristes sans que pour autant les autres modes d’exister fussent maîtrisés.  Le vieux code issu de la plantation se faisait submerger par un autre à la fois cosmopolite, citadin et petit-bourgeois : […] On importait champagne sur champagne, voiture sur voiture (Tango, p.125)

Cet état de choses ne fait qu’accuser l’écart entre les rêves de la créolité et la réalité :

Nous parlions de culture créole tandis que les avions déversaient des sapins de Noël, des dindes et même de la neige. Nous recherchions les formes d’une souveraineté et de plus en plus nous étions dépossédés de tout. Nous voulions nous ouvrir au monde mais le monde ne nous donnait que des tour operators, des hôtels défiscalisés, et des montagnes de drogue. Et de plus en plus nous habitions une réserve dorée par les fonds européens en nous déchirant entre nous pour faire passer le temps ou pour nous donner l’illusion de résister.  (Tango, p. 127)

Cette image désolante qu’offre la « Grande-Ile » revenait dans plusieurs poèmes « Rap » où le songeur très cynique raillait tous les phénomènes de cette déperdition, tel les « défilés de mode et des concours de miss/mains devant/mains derrière » (Babil du songer, p.134).

Pépin tire aussi  amplement profit du paradigme migratoire cher aux auteurs de la diaspora noire, et plus spécifiquement antillais. De toute « errance » dans l’un ou l’autre pays, il ressuscite le souvenir, creusant l’exil comme condition dysphorique.  Nomade moderne, autre trait partagé par nombre d’auteurs postcoloniaux, Pépin  pratique ce « nomadisme circulaire » prôné par Edouard Glissant, « mentor », parmi d’autres, d’Ernest Pépin. Babil du songer s’ouvre par ailleurs avec un « dit » de Glissant :

Toute Parole est une terre
Il est de fouiller son sous-sol
Où un espace meuble est gardé
Brûlant, pour ce que l’arbre dit.

Dans le premier mouvement de Babil du songer, Montréal, lieu d’exil pour beaucoup d’auteurs haïtiens, dont  Emile Ollivier qui fut avec Pépin l’invité d’honneur à un colloque à Dublin (septembre 1999, cf. photo), est approprié par le visiteur qui reprend la célèbre devise de De Gaulle :

« Je me souviens »  « je me souviens »
déclinent les voitures
« je me souviens »
prophétisaient les persiennes baissées
sur le don et l’abandon
« je me souviens »
la doucine du voilier
et l’extase du vent de connivence
« je me souviens »
la secrète odyssée de tes yeux
à la lisière des mots. (Babil, p.31)

Le souvenir devient ressouvenir, ou comme le dit l’Africaine-Américaine Toni Morrison « rememory » pour Beloved (1987) ; élaboration poétique et effort créatif de ressusciter l’espace-temps montréalais :

La hache argentée des gratte-ciel
plantée dans Montréal
Des calèches transportent la joie à l’abandon du
fleuve
des ponts bondissent en vain
la proie des eaux se dérobe comme mon esprit
en buée de lumière
je mange la noix silencieuse d’une larme
dans la déraison votive du silence… (Babil, p.30)

Poésie insulaire, pétrie de l’amour pour l’île natale, Karukéra, le recueil rappelle le Marie-Galantais Guy Tirolien, à qui Pépin rend par ailleurs hommage :

Des morceaux de continents ont voyagé avec
nous.
Ils ont donné à nos corps ces yeux qui vont en
marche arrière.
Petite terre
révolte des fonds marins
peut être mamelle de manman dlo
petite terre
éruptive
prise d’une seule tremblade
à l’heure des cyclones
petite terre
bossue et cabossée
comme un choc de cultures
petite terre
voyante comme une fusée de détresse    (Babil, p. 84)

Ile au carrefour de plusieurs cultures, marquée par le passé esclavagiste, la Guadeloupe est aussi et avant tout un décor colonial où la canne rappelle à tout jamais la tare du travail servile, même si les Noirs ont inventé une devinette rusée comme pour en détourner la violence flagellante :

DLO DOUBOUT

Est-ce la canne dressant son ergot de pluie
sucrée?  Est-ce la canne? Et sous la meule où tant
et tant de mains furent broyées, le jus répand ma
soif.

Est-ce la canne et ses piquets qui gardent la
mémoire de ma sueur, de mes larmes et de mon
sang?

Toujours la lance de cette canne n’eut d’autre
crible que la raideur de mon debout.

Ah, que je fasse soif de toute flèche! (Babil, p. 99)

En même temps, l’Antillais chante la beauté et la bonté de celle qui resta jusqu’à peu invisible et inaudible dans l’écriture antillaise : la femme, quel que soit son phénotype, l’Indienne (jamais appelée « coulie », mais respectueusement « tamoule »), la métisse, voire la Créole :

       Ma caravelle 
       ma roche gravée 
       il a fallu tant de bateaux négriers. 
                    tant de convois d'Inde 
                    tant de voiliers d'Europe 
       pour te créer à l'image de la terre   (Babil, p. 120)

Babil du songer allie harmonieusement les thèmes qui préoccupent le romancier, l’impact de l’espace insulaire sur l’identité de l’auteur, la vocation de ressusciter le passé antillais, le désir de chanter l’amour et la femme, la réhabilitation des coutumes afro-caribéennes, musicales et orales (les références aux personnages folkloriques comme Manman dlo, la Mami Wata). L’écriture poétique et romanesque n’en font qu’un chez cet écrivain qui est aussi essayiste et qui s’intéresse vivement à tout ce qui fait la réalité antillaise. Dans chacun de ses romans, nous retrouvons les paradigmes obsessionnels qui préoccupent les Antillais.  D’abord, la réflexion (au double sens) sur la place et la fonction de la parole et de son écho scriptural, l’écriture, parole imprimée, livre édité. colère, l’indignation, le « mot étant d’abord son », comme l’a rappelé à plusieurs reprises Edouard Glissant dans Le Discours antillais.  Ainsi, se traduit l’insécurité linguistique que se partagent de nombreux créolophones, toujours inquiets quant aux effets de sa parole, toujours incertains quant à la maîtrise de la parole dominante, le  « Français de France ». Ce qui saute aux yeux dans chacun des paratextes pépiniens, c’est effectivement la référence à une parole (ou son contraire : silence) : Nancy Morejon opta pour Remolino de paroles libres, traduction impropre de « boucan » : tapage, vacarme, sème important puisque la parole poétique, comme l’écriture romanesque de Pépin sont l’épanchement d’une charge : Salve et Salive (1986) confirme cette détonation de paroles, cette décharge émotionnelle de celui qui prend la parole, tel l’enfant qui balbutie, babille, ayant peur de « déparler », comme l’exprime le préfacier dans Ti Jean L’horizon (1979, Simone Schwarz-Bart) : « (Le nègre) parle et se retrouve vide avec sa langue intacte dans sa bouche et ses paroles sont allées rejoindre le vent ».  Dans « L‘Oratorio », le poète implore :

Prenez ma parole
et ses grondements de fauve
dans la gueule des ravines
je ne suis pas colère
à la solde des cyclones
et depuis longtemps j’ai chevauché
le gonflement du cri
aux veines des rivières salées   (Babil, p. 52)

À l’instar de Patrick Chamoiseau qui s’auto-consacre « Marqueur de paroles », Pépin se désigne « Laveur de mots », tambourinant à l’oreille en nous faisant écouter non une confusion babélique, mais plutôt un chant universel, s’irriguant à la fois aux grands auteurs canonisés (Borges, Char, Saint-John Perse, Glissant) et à l’oraliture de l’arrière-pays guadeloupéen.

– Kathleen Gyssels


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mis en ligne : 3 décembre 1999 ; mis à jour : 29 octobre 2020