Paul Farmer, Entretien avec René Bélance

Paul Farmer: Vous êtes né dans la Grande Anse, n’est-ce pas ?

René Bélance: C’est exact ; je suis né à Corail, qui est un petit village dans la Grande Anse, près de Jérémie. J’ai fait mes études primaires à Corail et je suis venu à Port-au-Prince pour faire mes études secondaires. Après le lycée, je suis rentré à l’École Normale.

Vos études primaires, vous les avez faites dans une institution religieuse ou publique ?

Je n’ai jamais été à une institution religieuse. J’ai étudié au lycée ; c’était le Lycée Pétion à l’époque, là où Depestre a étudié également. C’est d’ailleurs là qu’on s’est connus.

Mais vous n’y étiez pas en même temps ?

Non. J’avais publié mon premier livre quand j’étais encore en lycée. En souvenir de mes études, j’ai apporté quelques livres aux meilleurs étudiants qu’on me signalait au lycée. Depestre était en seconde à ce moment-là. Je le lui ai donné mon livre… et cela a sûrement eu une influence sur sa poésie.

Quand est-ce que vous avez commencé à écrire ?

J’ai commencé à écrire très tôt : dès ma première année au lycée. Mais ce n’est que vers la troisième que j’ai commencé à produire des choses que j’ai gardées. Quand je suis arrivé en seconde, j’ai eu un poème qui a été publié dans une revue. Je pense que cela m’a lancé dans le circuit intellectuel.

Et c’est un poème que vous alliez publier plus tard ?

Oui, je l’ai publié dans mon premier recueil, que j’ai d’ailleurs gardé. C’était mon professeur de seconde qui l’avait préfacé. Ce recueil a été publié parce que, à la fin de mes études au lycée, un ami d’enfance m’a dit qu’il allait faire une conférence sur moi à Corail. Je lui demandais s’il était fou : « d’ailleurs qu’est-ce que tu vas dire ? ». « Je vais raconter ta vie d’étudiant ; ils doivent savoir ce que tu as fait pour arriver »… et puis il a fait la conférence. Il y avait des jeunes filles qui lisaient des poèmes que j’avais écrits ! Il y avait à Corail un homme qui avait été officier et qui m’estimait beaucoup. Il m’a dit qu’il fallait publier ce livre-là, et il m’a donné trente dollars [haïtiens = 150 gourdes] de souscription pour que le livre puisse paraître. J’étais embarrassé avec les 30$ et il fallait publier quand même ce livre. Alors je suis rentré à Port-au-Prince et j’ai fait des souscriptions. J’ai pu réunir une cinquantaine de dollars, et ainsi j’ai édité le premier recueil de poèmes. [NDLR: Rythme de mon cœur est publié en 1940 avec une préface de Léon Lahens ; Bélance avait 25 ans.] J’étais déjà engagé.

Vous aviez quel âge ?

À cette époque-là, je devais avoir 22 ans.

Alors on est poète haïtien à seize ans ! ?

Oui, ordinairement, ça arrive très jeune. J’ai attendu un peu [avant de publier] le second. Il était bien meilleur ; il s’appelle Luminaires. Je l’ai publié en 1940 [1941] ; c’est Luminaires qui m’a imposé comme poète. Par la suite, j’ai publié l’autre, Survivances. C’est celui-là que j’ai donné à Depestre. Ensuite, j’ai publié un autre [recueil] qui s’appelle Épaule d’ombre.

Qu’est-ce que vous faisiez pendant que vous écriviez ?

Il me fallait vivre, parce que je n’avais pas les moyens. J’ai eu une bourse de neuf dollars par mois pour étudier la pédagogie à l’École Normale. J’ai passé mon examen, et quand j’ai été diplômé, on m’a employé comme instituteur. J’ai travaillé dans une petite école primaire, et comme instituteur.

Ici à Port-au-Prince ?

Oui, ici à Port-au-Prince. Il y a bien longtemps. J’ai fait toute une carrière d’instituteur. Et puis, un jour, j’ai eu une bourse de l’Unesco pour le Mexique.

C’était en quelle année ?

C’était en 1950. J’ai étudié pendant deux ans au Mexique. J’ai eu une éducation de base de développement de communauté et je suis revenu on Haïti en 1952 et j’ai fondé un centre de l’éducation de base dans le Nord. J’ai formé là des instituteurs polyvalents pour l’enseignement rural de développement communautaire. Je suis parti en 1955 pour Port-au-Prince où j’ai été nommé directeur de l’École Normale Rurale. Je suis resté un an et je suis passé à l’enseignement secondaire.

Et vous écriviez ?

Oui, j’écrivais à ce moment-là. Et alors de là, j’ai fondé une école et c’est de là que j’ai été appelé à Puerto Rico comme professeur. Je suis allé à Puerto Rico en 1959.

Alors vous étiez ici à l’ascension de François [Duvalier au pouvoir] ?

Oui, j’étais en Haïti pendant ces années sombres. Par la suite, je suis resté trois ans à Puerto Rico. De là je suis allé à Berkeley où j’ai étudié. J’ai enseigné à Berkeley comme assistant. De là je suis allé à Walla Walla, dans l’état du Washington. Ensuite j’ai enseigné à Williams College, à Williamstown, dans le Massachusetts.

Je suis né à Williamstown !

J’étais très heureux à Williamstown. On m’a beaucoup aimé, et j’ai beaucoup aimé Williamstown. C’était vraiment deux bonnes années que j’ai passées là-bas.

Vous ne m’avez rien dit des poètes qui vous ont influencé.

D’abord, j’ai subi l’influence du symbolisme de Verlaine qui m’a vraiment marqué. Je me rappelle un vers de son Art poétique qui dit « Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! » – cela m’a beaucoup impressionné. Je suis passé par un entraînement en pratiquant un poète qui est froid ; il s’appelle Paul Valéry. C’est de Valéry que j’ai appris à dominer cette éloquence qui était naturelle en moi. Par la suite, j’ai rencontré Césaire, Jacques Roumain et puis André Breton. Il y avait Magloire-Saint-Aude aussi ; nous avons écrit à la même période. Dialogue de mes lampes a paru le même mois où j’ai publié Luminaires, mon deuxième volume. Ce sont deux livres qui avaient marqué l’époque. Tous les jeunes poètes les ont lus.

Il n’y a quand même pas de grande similarité entre les deux livres.

Non. Lui et moi, nous avons été de tendances opposées. D’ailleurs, ceci a été signalé par Jacques Roumain. Il a écrit une préface au livre de critique intitulé Essai d’explication de Dialogue de mes lampes [d’Édris Saint-Amand]. Pour Jacques Roumain, la poésie de Magloire-Saint-Aude est une poésie négative, c’est-à-dire une poésie qui critique la société, qui refuse la société. Et pour moi, il appelle ça plutôt une poésie qui indiquait la route à suivre, une sorte de démarche de réforme de la société.

Mais je vois un poète bien pessimiste en votre poème « Geôle ». [lire le poème]

Ce n’est pas forcement vrai, mais d’autres ont constaté cette opposition. Par exemple, je ne sais pas s’il a lu cette préface [de Jacques Roumain], mais Ghislain Gouraige a fait une thèse sur moi et sur Magloire-Saint-Aude. Il a considéré Magloire-Saint-Aude comme un poète pessimiste, et il m’a présenté comme un poète optimiste.

À mon retour en Haïti en 1981, quand j’ai vécu les dernières années de Duvalier et quand j’ai pu voir la vie du peuple haïtien et la transformation dans tout ce qui a été opéré dans son orientation, je suis devenu un peu pessimiste. Avant, j’avais confiance ; c’était le professeur en moi qui croyais qu’il pouvait instruire des gens, les éduquer, les orienter vers un avenir meilleur, vers un idéal. Maintenant – au moins sous la dictature – c’est l’observateur qui voit la réalité. On se disait avec le départ des Duvalier, qui sait ?

Quelque chose qui me frappe en traduisant Métellus et Depestre, c’est la façon dans laquelle ils ont été marqués par l’école indigéniste. Malgré votre emploi régulier de « la couleur locale », vous semblez avoir dépassé l’indigénisme.

C’est Paul Laraque qui a écrit que j’ai « dépassé l’indigénisme ». Dans une certaine mesure c’est vrai ; je suis indigène, mais j’ai pris l’essence de l’indigénisme. Pour moi, ce n’est pas une « couleur locale » extérieure… Je pense que Magloire-Saint-Aude représente un modèle non seulement de l’indigénisme mais aussi de la négritude, tout en écrivant une poésie de caractère nettement universel. Il plane au-dessus de tout. Les problèmes qu’il pose, ce sont des problèmes d’un caractère métaphysique, n’est-ce pas, des réflexions sur la condition humaine. Mais pour moi, il reste haïtien parce qu’il présente son cas à lui, même si l’image il présente au monde est une image intérieure. C’est dans cette optique-là que je me situe : beaucoup plus proche de Magloire-Saint-Aude [qu’aux membres de l’école de l’indigénisme]. Nous avons travaillé à la même époque ; nous avons beaucoup en commun.

Sous l’influence de Rimbaud j’ai essayé d’exprimer le monde intérieur ; c’est une projection de ma réflexion sur la condition humaine dans laquelle je suis impliqué. Bien entendu, je suis haïtien ; tous les problèmes dont je parle sont des problèmes d’Haïti, mais ils sont situés dans une perspective un peu plus large. Je crois que c’est cela que j’ai essayé de faire.

Est-ce que la plupart des poèmes que vous venez de publier [Nul ailleurs, 1984] ont été rédigés ici en Haïti ?

Je dirais la moitié ou deux tiers. Les dates sont là ; il y en a qui datent déjà de 1947, 1948, et ça va jusqu’à 1970 ou 1975. Le peu que j’ai écrit aux États-Unis, ils sont là aussi.

Parlez-moi du poème « Geôle ».  [lire le poème]

C’est un poème que j’ai écrit à l’occasion de l’arrestation d’un ami qui était journaliste ; il s’appelle Daniel Arty et le poème lui est dédié. Il avait été arrêté, et on m’a dit qu’il avait été battu mais qu’il est resté très digne de lui-même. C’est une révolte que j’ai exprimée par ce poème. Il y a de la violence, mais elle est contenue, je crois ; c’est encore le fait de dominer l’éloquence ; on lui donne encore plus de poids.

Vous disiez que vous êtes parti, et quand vous êtes rentré, vous vous trouviez un peu plus pessimiste ?

Oui, je me découvre un peu plus pessimiste. J’ai des doutes sur l’avenir de ce pays. Trente ans de répression ont presque tué tout esprit de réflexion critique. Et je n’ai plus de confiance dans le discours de l’éducateur, de la possibilité de l’éducateur de changer la nature des choses comme je le pensais auparavant.

Ces derniers soixante jours, il n’y a pas eu de changement ?

Le départ des Duvalier m’a donné un peu d’espoir mais quand même il y a les retombées, n’est-ce pas ; ça reprend… Le peuple probablement va se retrouver isolé, mais l’espoir que j’ai maintenant c’est [en] cette liberté que nous avons pu conquérir. Je crois que ce sera difficile de déchouker cette liberté-là.

Mais si on lit des livres d’histoire, on est un peu pessimiste.

Je pense que ce pessimisme de la vie vient justement des livres que j’ai lus sur l’histoire d’Haïti. Depuis 1804 jusqu’à aujourd’hui rien n’a changé ; ce sont les mêmes procédés, les mêmes attitudes, les mêmes faits qui se reproduisent et alors ça rend un peu chagrin. J’ai donc laissé tomber les livres d’histoire ; je reprends l’atmosphère qui règne en ce moment en Haïti.

Maintenant, mon optimisme est assez nuancé et ce pessimisme que j’ai n’est pas absolu, parce que je sais que les moyens sont là. Nous avons parlé tantôt de la disponibilité du peuple haïtien, sa génie, ce peuple bien créateur – il y a des dons réels, mais ils n’ont jamais été exploités, ils n’ont jamais été utilisés. On ne lui a pas donné les moyens de développer ses facultés et c’est ça qui me rend optimiste mais pessimiste en même temps. Si on ne crée pas l’éducation lui permettant la contribution de toute sa valeur, elle restera toujours dans cette médiocrité et dans cette misère. Mais si nous arrivons à pouvoir partir sur de meilleures bases et lui donner les moyens de se développer, alors là, tout est possible.

Je constate qu’il y a beaucoup de poètes en Haïti.

C’est un phénomène particulier en Haïti. Comme j’ai dit, c’est un peuple qui a des dons, il n’y a pas de doute là-dessus. Il y a de très mauvais poètes aussi. Ce qui se passe, c’est qu’en Haïti il n’y a que la politique qui donne des moyens de s’enrichir. Voilà pourquoi il y a eu Duvalier et tant de gens qui ont volé… et qui ont fait tant de crimes. Or, pour arriver au niveau de la politique, il faut avoir publié quelque chose quand même. Si vous n’avez pas écrit un article dans un journal, vous n’êtes rien. Et alors, qu’est-ce qui se passe ? Vous avez le roman, ou vous avez les essais, mais c’est difficile. Il est plus facile de devenir poète.

Voilà la conception qui a existé dans la production poétique ; c’était une conception romantique : c’est l’inspiration qui fait le grand poète. Peut-être que c’est vrai, mais ce n’est pas tout. Le type qui tombe amoureux d’une jeune fille et écrit un poème, des alexandrins, disons, là où il y avait une bonne soirée au clair de lune, il décrit la nature et puis voilà, il est inspiré. Mais il y a le métier du poète qu’il faut étudier. Ceux-là, dans la grande majorité de cas, ils n’ont pas eu l’éducation, la préparation qu’il faut pour avoir l’aspect technique et approfondi de la question. Alors tout le monde devient poète ; ils ne deviennent pas romanciers facilement. Et puis il y a des historiens. Tout le monde devient historien parce qu’il peut raconter des histoires !

Pour un pays de cinq à six millions d’habitants – dont la plupart ne sont pas lettrés d’ailleurs – il y a quand même pas mal de bon poètes.

Eh bien, oui. Je dis ça, c’est le talent qui prédomine, c’est un peuple qui est doué. Et quand vous regardez le phénomène qui s’est produit dans la peinture naïve en Haïti, c’est extraordinaire. Ça veut dire que c’est un peuple qui est doué. Je parie que si on donnait l’instruction à tout de monde, quand ils pourront écrire en créole, ils vont produire des choses extraordinaires.

J’entends parler l’optimiste.

Moi, je suis très optimiste de ce côté-là ; ils produiront des œuvres remarquables. Il y a des villes qui ont produit pas mal de poètes : Jérémie et Jacmel et puis Port-au-Prince. Maintenant c’est à Port-au-Prince qu’ils préfèrent vivre. J’ai été le premier poète de Corail, mais il y en a d’autres. À Corail, dans la ville, il doit y avoir entre 2.000 et 3.000 personnes, pas plus.

Vous avez parlé de Magloire-Saint-Aude, mais y a-t-il eu d’autres poètes haïtiens qui vous ont influencé ?

Magloire-Saint-Aude ne m’a pas vraiment influencé, nous avons été plutôt contemporains. Sur un certain plan, il y a les indigénistes en général ; j’ai été attiré à l’indigénisme parce que j’ai eu un professeur au lycée qui était un poète aussi, un littérateur, un critique. Il a écrit une histoire de la littérature haïtienne et nous a un peu orienté vers cette intégration dans le pays. Mais celui qui m’a vraiment permis de découvrir quelque chose de précieux, c’est Morisseau-Leroy. C’est grâce à lui que j’ai découvert une voix. J’ai compris avec lui que la voix était quelque chose d’individuel, de personnel, et alors j’ai cultivé cela parce que dans la poésie de Morisseau-Leroy, c’est ce qui était le plus frappant pour moi, le plus saillant. Il avait sa voix à lui, il avait une façon de dire les choses. J’ai compris cela, et j’ai développé cela chez moi aussi, parallèlement. Il m’a vraiment marqué.
À partir de ça, avec la rencontre de Rimbaud, je suis allé encore plus loin dans cette voie. J’ai compris qu’il fallait descendre en moi ; c’est la descente en enfer comme dirait Rimbaud. Je descends en moi quand j’écris ; c’est comme ça que je procède pour retrouver cette voix-là pour exprimer les choses.

Un texte en particulier de l’œuvre de Morisseau-Leroy ?

Les poèmes, je dirais. La première plaquette qu’il a publiée s’appelait [Plénitudes]. C’était avant Diacoute. À un certain moment, je rencontrais Morisseau-Leroy très souvent. J’écrivais à la machine ; lui, il ne savait pas écrire à la machine. Il m’a demandé de taper ses poèmes pour lui. Tout ce qu’il écrivait, il me les donnait et je les tapais pour lui. Donc je suis entré en communication directe avec lui et avec sa poésie.

Est-ce vous l’avez vu quand il est rentré dernièrement ?

Il était très content de me voir. Il va revenir d’ailleurs. Il est reparti à Miami, mais il reviendra.

Il faudrait qu’on traduise ses poèmes.

Diacoute, c’est très bien, c’est très très bon.

Et d’autres poètes qui sont venus après ?

Ils ont tracé la voie qui est la voie haïtienne. Autrefois, le danger qu’il y avait en Haïti, c’est qu’on faisait une littérature d’imitation : les modèles étaient français. Avec l’indigénisme on a appris à rester chez soi et à être des Haïtiens. Mais leur indigénisme à ce moment-là était un indigénisme plutôt fonctionnel, qui est beaucoup plus extérieur à l’homme.

Vous y étiez quand Césaire est venu ?

Ça a été un grand moment de ma vie ; j’ai été très lié avec lui et puis on était devenus très amis. Il est resté huit mois en Haïti. Il a été envoyé ici en mission pour l’enseignement et c’est là que je l’ai connu.

Il a donné des cours ?

Oui. Mais tout le temps il faisait des conférences, il donnait des cours. Il m’a beaucoup encouragé quand j’ai été le voir. Il m’a parlé de ce que j’avais fait ; j’ai commencé à écrire Épaule d’ombre pendant qu’il était là. Il a été le premier à lire ces poèmes ; il en a lu peut-être trois ou quatre. Quand j’ai été le voir après qu’il avait lu les poèmes, il m’a fait remarquer que, selon lui, il y avait une double orientation dans « Vertige » : un aspect proche de Jacques Roumain et un aspect beaucoup plus proche des surréalistes. Après, quand je lui ai montré le dernier poème, il a été vraiment enthousiaste. Il m’a dit « Il y a une maturité dans ce que vous faites ». Je l’ai édité après son départ.

Êtes-vous resté en contact avec lui ?

Je l’ai rencontré à Québec ; c’était avant mon mariage, vers les années 1973 ou 74. C’était lui qui faisait un cours à l’Université Laval et il a accepté de venir. C’est la seule invitation qu’il ait jamais acceptée ; c’était parce que Lilyan Kesteloot était là [et l’avait invité]. J’ai participé à cette affaire-là. [NDLR: Kesteloot était professeure invitée à Laval en 1971-72.] Ensuite, quand je suis allé en Martinique en 1978 ou en 1979, je pense, je l’ai rencontré là. On s’est vus avec beaucoup de plaisir. C’est un grand type.

Vous écriviez toujours [quand vous étiez à Brown University pendant les années 1970] ?

Je donnais beaucoup de conférences, et j’ai publié des poèmes. Mais je suis très attaché à Épaule d’ombre parce que ça représente une époque de ma vie qui est vraiment extraordinaire.

Qu’est-ce qui s’est passé ?

C’est là où j’ai connu les gens les plus importants de mon environnement. C’est là où j’ai connu un ami qui est mort. Il s’appelait Antonio Vieux. C’est également l’époque où j’ai connu Philippe Marcelin et Thoby Marcelin, mon ami intime. C’est également l’époque où j’ai rencontré Morisseau-Leroy. Magloire-Saint-Aude, j’avais moins de relations personnelles avec lui parce qu’il était toujours un peu distant. Mais je le connaissais, on se voyait et il y a eu beaucoup d’événements. Il y avait une vie intellectuelle très intense à Port-au-Prince. C’était l’époque de Jacques Roumain. À ce moment-là, il y avait une sorte de brassage d’idées. C’est la période qui préparait déjà les événements de 1946. Donc tout cela se retrouve dans ce livre-là. [Épaule d’ombre]

Bien entendu d’autres livres ont un autre caractère. Par exemple, Luminaires est une autre forme. Cela représente la période où j’étais instituteur. Je me suis imposé une certaine discipline d’écrire un poème chaque soir. J’arrivais bien fatigué à la table, puis je composais. Quand il y en avait une dizaine, j’ai décidé d’en faire un livre – celui qui a paru en même temps que Dialogue de mes lampes de Magloire-Saint-Aude. Ce livre-là [Luminaires] m’a fait connaître comme poète. On m’a classé immédiatement comme « surréaliste » parce que c’est un livre un peu difficile à lire !

Magloire-Saint-Aude était considéré comme un surréaliste ?

Et pourtant, le procédé d’écriture de Magloire-Saint-Aude n’est pas l’écriture automatique. Il corrige. Ce que les gens n’ont pas compris, c’est que le surréalisme ne veut pas dire que le poète doit passer par l’écriture automatique. Ce qui est important est la nature du langage, la façon de concevoir l’œuvre et, surtout, la présence de la métaphore.

Entre 1957 et 1959, vous étiez ici en Haïti. C’était des années dures pour vous ?

C’était des années dures, des années de Papa Doc, mais aussi des années de travail, parce que j’étais dans l’enseignement à l’École Normale : la formation des professeurs. Je dois dire que, à un certain moment, cette dualité – la poésie et l’enseignement – s’est arrêtée devant la nécessité de l’enseignement, puisque c’est un pays où il y avait et il y a encore 85% d’analphabètes. Je me suis dit qu’il fallait enseigner pour pouvoir avoir des poètes. C’était bien entendu un rêve : qu’avec les enseignants on pouvait arriver à faire l’éducation du peuple. Cela me permettait de vivre, de tenir, et ensuite de faire une œuvre, une tâche qui, pour moi, était difficile.

Mais je crois qu’il va y avoir un changement. Avec l’église catholique, par exemple, en ce moment, c’est la campagne d’alphabétisation. Le peuple haïtien veut l’instruction, et les paysans et paysannes sont prêts à faire des sacrifices pour que leurs enfants aillent à l’école. Mais à la campagne, il y a un problème, c’est le fait qu’ils ont besoin des enfants aussi pour le travail.

Port-au-Prince
23 janvier 1985


Cet entretien du poète René Bélance a été réalisé à Port-au-Prince par le docteur Paul Farmer en janvier 1985. Il est publié pour la première fois sur Île en île avec la permission de Paul Farmer.

© 2005 Paul E. Farmer et Île en île


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mis en ligne : 9 mars 2005 ; mis à jour : 21 octobre 2020