Entretien avec Daniel Boukman et Georges Mauvois, deux grands messieurs du théâtre martiniquais

par Stéphanie Bérard

Stéphanie Bérard : Vous êtes tous deux dramaturges martiniquais et écrivez des pièces de théâtre depuis plus de trente ans, mais vous avez des parcours inversés en matière d’écriture théâtrale et de créole. Georges Mauvois, vous commencez votre carrière de dramaturge par du théâtre en créole et du théâtre bilingue et ne venez que tardivement au théâtre en français, alors que Daniel Boukman, vous commencez à écrire des pièces en français, et n’intégrez le créole à votre théâtre que depuis quelques années. Pourriez-vous brièvement retracer votre parcours d’écrivain et le rapport que votre écriture dramatique entretient avec la langue créole ?

Georges Mauvois : J’ai écrit mon premier texte sous la pression des circonstances. À l’époque j’étais militant politique, je précise militant communiste, et je souhaitais, parmi mes moyens de lutte, utiliser le théâtre, lequel s’adresserait en premier lieu à ceux qui m’intéressaient particulièrement, c’est-à-dire les gens du peuple. Et pour m’adresser à ce public, j’ai compris – ou j’ai cru comprendre – que la meilleure façon d’écrire mes textes, était de le faire non en français, obligatoirement, mais dans la langue parlée dans la réalité. C’est pourquoi, ma première pièce, que j’ai écrite pendant une période de vacances et qui s’appelle Agenor Cacoul, je l’ai faite en créole et en français, les deux langues étant utilisées concurremment ou alternativement selon le lieu où se situe l’action ou la qualité du personnage qui s’exprime. DansAgénor Cacoul, on retrouve ce qu’on va retrouver ailleurs dans des pièces ultérieures, c’est-à-dire à la fois des personnages qui, en situation de pouvoir et de savoir, parlent français, et, d’autres, en situation de lutte et de résistance, parlant créole. Je continue d’utiliser, à l’occasion les deux langues à la fois. Par la suite, j’ai écrit d’autres pièces complètement en créole, parce que l’action a lieu en milieu populaire créolophone, et d’autres entièrement en français, parce qu’elles se passent en milieu où l’expression en créole ne s’impose pas. C’est par exemple le cas d’ Ovando.

Daniel Boukman : Il faut savoir que les premières pièces que j’ai écrites, elles sont essentiellement en français, sauf une, Les voix de sirènes, où il y a un court passage en créole : c’est le moment où l’esclave africain devient créole, devient fils de la Martinique, et mélange la terre d’Afrique et la terre de l’île. J’ai écrit toutes ces pièces en français ; c’était en Algérie, j’étais donc loin de la Martinique, loin de ce qui s’y passait, et dieu seul sait s’il s’y passait des choses dans les années 60 ; ce sont les années de l’éveil, de l’éclosion, de la conscience nationale, je suis loin du pays. Ne pouvant pas transformer ou essayer de transformer la réalité nôtre avec d’autres Martiniquais, j’essaie de la transformer par la parole écrite. Et puis, c’était mes 25 ans… J’ai écrit essentiellement en français. Et je me suis aperçu en 1976 (je renouais contact avec le pays, je pouvais de nouveau voyager) j’ai compris qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Je voulais faire un théâtre militant, tant sur le plan esthétique que par le choix du thème, or il y avait une contradiction : comment faire ce théâtre en évacuant un élément fondamentalement politique, à savoir la langue, la langue parlée par le peuple, par ceux qui sont les porteurs d’espoir, de changement ? Alors je me suis tu pendant dix ans, de 76 à 87. Pourquoi ? Parce que, à la différence de M. Mauvois, qui lui, militant, homme de terrain, nourri de langue créole, la pratiquant, l’écoutant… moi j’ai eu une adolescence qui n’était pas particulièrement créolophone, mais cette adolescence était quand même plongée dans un bain créole, et mes oreilles enregistraient, et mon inconscient était travaillé par ces structures, ces mots, la musique des mots, les images, bref l’esprit créole. Et le déblocage s’est fait par le biais de la poésie. Je me suis mis à écrire les premiers poèmes en langue créole, et une fois que cette libération, cette délivrance eurent lieu, je pus alors tenter d’introduire la langue créole dans les pièces de théâtre, ce que j’ai fait dans Délivrans ! et dans Es lakou dò ? Dans ces pièces, il y a cohabitation du créole et du français en fonction des personnages. Certains personnages dans Es lakou dò ? ne pouvaient que parler français ou anglais, et en face, dans le camp de la résistance que mène Man Doudou, c’est le créole qui est parlé. Mais j’ai l’intention d’écrire une ou plusieurs pièces en créole uniquement, parce que je pense que cette langue a besoin, entre autres, du théâtre pour mieux déployer ses ailes. C’est aujourd’hui, dans nos pays créolophones, une des fonctions, selon moi, du théâtre, du cinéma, de la télévision, de l’éducation tant scolaire qu’au sein des familles. Ce sont là des instruments qui peuvent donner une chance supplémentaire à la langue créole.

S.B. : Pensez-vous que le théâtre favorise l’utilisation du créole, plus que le roman ou la poésie ?

G.M.: Je pense que le théâtre se prête davantage que le roman à l’écriture du créole. Pourquoi ?

D.B.: Pourquoi ? Selon moi, le théâtre est la jonction de l’oral et de l’écrit. La rampe de lancement, c’est l’écrit, la pièce manuscrite ou éditée, mais la fusée en plein envol, c’est la parole. Et comme le créole est une langue essentiellement orale, il est évident que dans cet espace, elle se retrouve à l’aise. De plus, le créole est une langue, un langage soutenu par le geste, élément que l’on retrouve au théâtre. La poésie est aussi un support idéal, parce que la poésie est faite pour être dite, donc propice à la mise en lecture. Selon moi, le temps du roman en langue créole n’est pas encore vraiment arrivé. Il y a un préalable que souvent ceux qui se hasardent à écrire des romans en créole oublient, c’est la question du lectorat, de l’alphabétisation. Pour le théâtre, point n’est besoin d’alphabétiser.

G.M.: À mon avis, le créole se prête moins aux textes longs qu’aux textes courts. Dans le théâtre, il y a la brièveté qu’on ne trouve pas dans le roman. C’est pourquoi, du reste, je m’efforce d’aérer mes pièces, qu’il n’y ait pas de longueur, non seulement dans le déroulement de l’action, mais aussi dans l’écriture elle-même. Je m’efforce de toujours écrire court, peut-être par l’effet naturel de ma « créolité », mais aussi en étant conscient de la difficulté de faire passer le créole écrit. Il y aussi, comme genre se prêtant particulièrement au créole, le conte. Je me suis dernièrement essayé aux contes. En général, les textes sont très courts. C’est peut être un bon procédé pour donner au public accès au créole écrit.

D.B.: À ce propos, il y a un autre genre intermédiaire, la nouvelle, qui peut être un terrain d’expérimentation, parce que la nouvelle se caractérise par la concision, le ramassé, alors que le roman est bavardage ; il faut remplir des pages. Il y a parfois le beau bavardage, mais il y a aussi le bavardage fastidieux. Je rejoins l’idée de la condensation de la chose à exprimer. Mais bien sûr, ça dépend. Dans une pièce, si on veut montrer un personnage roublard, qui embobine par la parole, on peut délayer celle-ci. Cela dépend de la situation dramatique. En ce qui concerne le créole, il y a sans doute des terrains où il n’est pas prudent de le faire s’aventurer pour le moment du moins.

S.B. : Qui dit roman dit narration, description, ce qui rend peut-être problématique l’utilisation du créole, non ?

D.B.  : Pas du tout ! Simplement, il y a toute une réflexion à mener quant à la structure du roman en créole. Peut-être faut-il puiser dans le conte. Or, ceux qui se lancent dans le roman en créole (il existe des romans créoles écrits en français) souvent reproduisent les structures du roman européen, et ce n’est pas la meilleure des solutions.

G.M. : Dans mon dernier recueil de textes – les contes – j’ai glissé un texte, plus long que les autres, qui mérite peut-être d’être qualifié plutôt de nouvelle. C’est l’histoire de ce personnage qui fait un retour à la société après cent ans passés au fond d’une tombe. T’en souviens-tu ?

D.B. : Non , je ne l’ai pas encore lu.

G.M. : Elle fait une quinzaine de pages. J’ai craint que ce ne soit un peu long. Mais peut-être la nouvelle s’accorde-t-elle avec le créole tout autant que le conte. Comme tu le dis, il faut voir.

S.B. : Vous militez tous les deux depuis des années pour « la Défense et l’Illustration de la Langue Créole », pourrait-on dire. Pensez-vous que le créole soit une langue en péril ?

D.B. : Personnellement , je crois que oui, mais ce n’est pas désespéré. Il y a parfois des malades qu’on sait guérir quand on trouve la bonne thérapie. Mais je crois que, et là nous revenons à des problèmes politiques, le créole est l’objet d’agressions certes douces, mais d’agressions tout de même, en particulier de la part des appareils idéologiques d’Etat. Il n’y pas d’Etat martiniquais, c’est l’Etat français qui nous gouverne. L’un de ces appareils idéologiques d’Etat, c’est l’école. Or, quelle est la place du créole à l’école ?

S.B. : Le créole est maintenant offert en option dans l’enseignement secondaire, au même titre que le breton, le corse, l’occitan, toutes les langues régionales françaises. Ne pensez-vous pas que ce soit un pas vers la reconnaissance du créole ?

D.B. : D’accord, mais en Martinique, l’entrée du créole à l’école est laissée au bon vouloir du chef d’établissement . Il faut ajouter que nous avons au pays des enseignants qui ne sont pas convaincus, qui n’ont pas encore fait leur révolution intérieure et qui pis est, sont assez hostiles à l’entrée du créole à l’école par la grande porte, si bien que cette langue est le plus souvent réduite à la portion congrue. Quand ils sont dans la cour, les gosses peuvent parler créole, mais quand ils sont dans la classe, non. Quand la radio est essentiellement parlant français, quand les affiches, quand les directives administratives, le nom des places et des rues sont signalées uniquement en français, il est évident que tout cela n’est pas sans effet négatif sur le créole. Tout cela contribue à la décréolisation en cours. Et comment la ralentir sinon la stopper cette décréolisation ? Je crois que c’est l’un des rôles de l’école, des médias, mais aussi des écrivains. Parce que l’écrivain se nourrit de la langue et en retour la nourrit, mais entre ces deux moments, il faut des intermédiaires, des médiateurs, des canaux de diffusion, et nous en sommes loin, même si on assiste à un sursaut. Quand on atteint le fond de l’abîme, il y a toujours un réflexe pour remonter vers la surface.

G.M. : J’essaie d’en juger par ce que je vois. Quand je regarde autour de moi j’ai une opinion assez mitigée sur cette question-là. J’observais les clients, par exemple ce matin dans le restaurant de l’hôtel. Il y avait plein de jeunes gens ; je crois qu’ils étaient membres d’une équipe de football. C’était des sportifs martiniquais. Ils parlaient tous créole. Je n’ai pas entendu un mot de français. Ils parlaient avec exubérance et assurance ; ils s’exprimaient en créole, sûrs d’eux-mêmes, tandis qu’autrefois, dans un lieu comme celui-là, les gens n’auraient pas parlé créole ainsi. Et même si l’un d’eux l’avait osé, il aurait parlé avec une sourdine, pas de façon aussi ostensible, aussi ouverte. De ce côté-là, je trouve qu’il y a une évolution positive. Maintenant, d’un autre côté, quand j’observe les enfants à l’école (j’ai fait le tour de quelques écoles à Fort-de-France) il y a des quartiers où l’on entend moins qu’avant les enfants parler entre eux le créole, surtout ceux des petites classes, à la sortie ou en récréation. Dans les quartiers disons « aisés », les collégiens ou les lycéens parlent plutôt français. Comment tout cela se répartit-il, et évolue-t-il exactement, je ne sais pas. Mais de mon temps, il n’était pas imaginable que les écoliers sortent de classe, après la sonnerie de la cloche, avec le français à la bouche. Il faudrait mesurer tout cela. N’étant pas linguiste, il ne m’appartient pas de le faire. Mais, à l’évidence, il y a effectivement des côtés positifs et des côtés plus sombres. L’avenir de la langue créole dépend évidemment de l’école ; il dépend aussi de l’existence ou pas d’une littérature créole. Est-ce qu’il va y avoir assez d’auteurs de langue créole, de chansonniers, de conteurs, de nouvellistes, qui vont écrire et qui vont être populaires ? La lecture elle-même est influencée par les médias nouveaux, par la radio, la télé. L’évolution de la chanson, elle aussi, va compter. Aurons-nous des chansons créoles à récits, comme du temps de Saint-Pierre ? Aux linguistes de voir où vont les choses. Cette question, je ne me la pose pas beaucoup.

D.B. : J’ai envie d’ajouter que c’est vrai qu’il y a une avancée quantitative en Martinique, c’est manifeste. L’exemple que tu viens de donner de ces footballeurs qui en toute liberté, sans complexe, parlent la langue, le prouve, mais il y a le problème de la qualité de la langue. Il est évident que jamais on a autant parlé le créole, mais jamais on ne l’a autant mal parlé. Alors, ce n’est pas pour me faire l’avocat du purisme linguistique, mais il est évident que quand la syntaxe, c’est-à-dire la colonne vertébrale de la langue est atteinte, c’est un signal d’alarme qu’il faut capter. Tant que c’était le vocabulaire, ce n’était pas bien grave, mais la syntaxe, la grammaire, la sémantique ! Tout cela doit donner à réfléchir. Alors est-ce que c’est la mort imminente ? Non, mais je crois que ça doit être pris en compte, et là on revient à des problèmes d’ordre politique. Il faut prendre conscience de cette dissolution, la combattre en mettant en place des structures et actions à même de remédier à cette situation mortifère.

G.M. : J’assiste effectivement à cette corruption de la langue créole. Et pour moi, le cas le plus significatif est l’introduction du mot « kè » dans le créole. À l’heure qu’il est, le créole parlé est bardé de « kè », reprise du « que » français et du « que » espagnol. C’est du néo-créole. J’ai envoyé dernièrement à Jean Bernabé [1] ma réflexion sur le mot « éti » ; ce mot a eu, à mon sens, une place considérable dans la structuration de notre langue créole. Il avait rendu le « kè » inutile. Jean n’était pas certain de l’étymologie du mot « éti ».

D.B. : Moi non plus.

G.M. : Je soutiens qu’il vient de « où es-tu ? ». Dans les champs de canne et de coton, le commandeur appelant sans arrêt : « Laurent, où es-tu ? », l’interpellé s’empara de la question pour en faire sa réponse – « Wéti », puis « Éti »- , et constituer divers adverbes (de temps, de lieu, de circonstance) « Éti » remplaçait le mot « kè ». Par exemple : « Bagay-la éti nou té palé a ? », au lieu de « …kè nou té palé a ? » [2]

D.B. C’est comme les tourterelles qui sont en train de virer au blanc en Martinique.

S.B. : Quand vous écrivez des pièces en créole, à quels problèmes êtes-vous confrontés (vocabulaire, graphie) ?

D.B. : Moi, j’utilise la graphie moderne, celle qui applique le principe : «  Tout ce qui s’écrit se prononce, tout ce qui ne prononce s’écrit. » C’est une graphie qui s’inscrit dans un système cohérent qui repose sur la formule que j’ai dite. Cela pa rticipe d’une option, celle d’abandonner le système étymologique. S’obstiner à’écrire le créole de façon étymologique, c’est l’enchaîner au français, comme l’orthographe française a été enchaînée au latin et au grec. Le choix de la graphie étymologique n’est pas une attitude neutre. Il faudrait faire une psychanalyse de certains pour savoir pourquoi ils s’acharnent à vouloir écrire le créole comme on écrit le français. Moi je dis que la petite fille a grandi, qu’elle n’a pas plus à vivre dans le giron de sa mère et ce, d’autant plus qu’elle a aussi reçu, cette langue créole, des apports caraïbéens, africains, anglais, espagnols voire tamouls.

G.M. :  Je n’ai pas de parti pris aussi tranché que celui de Daniel. Je considère effectivement que la graphie étymologique est dépassée à l’heure qu’il est. Je pratique la graphie que je trouve actuellement à ma disposition, celle du G.E.R.E.C.. C’aurait pu en être une autre. Celle du G.E.R.E.C. me convient. Je ne me pose pas de problèmes. Mais je ne suis pas un guerrier de telle ou telle graphie. J’utilise celle qui me paraît la meilleure, compte tenu, notamment, de la nécessité d’avoir une graphie unifiée chez les différentes créolophonies.

S.B. : Vous êtes tous deux les auteurs de pièces satiriques qui dénoncent les travers de la société martiniquaise, et notamment le refus de certains « aliénés » de parler créole ; on peut par exemple citer les personnages de Lucius dans Arivé d’Pari s et celui de M. Cupidon dans Délivrans ! Cette classe martiniquaise petite-bourgeoise créolophone et créolophobe existe-t-elle ?

D.B. : Classe petite, petite, petite-bourgeoise, car on peut avoir une bourgeoisie qui a une conscience nationale suffisante pour pouvoir devenir maîtresse du pays, même si en retour elle exploiterait les classes ouvrières et paysannes ; ce serait une étape. Je pense que ces gens-là existent encore, ces gens qui ont honte d’eux-mêmes, et qu’il faudrait qu’ils soient l’objet d’une psychanalyse pour les délivrer de leurs complexes ; je pense que c’est éminemment utile de les clouer au pilori, parce que pour moi le théâtre doit respecter la commande sociale, et dieu sait si la commande sociale est pressante dans des pays comme les nôtres. Et mon parti pris, c’est de répondre à cette commande sociale sans faire du théâtre un tract politique, ça c’est autre chose. Du théâtre pour quoi faire ? Je ne me berce pas de l’illusion de croire que, c’est le théâtre qui va changer le monde, mais ce sont autant de petites lumières dans les têtes où règne une certaine obscurité.

S.B.: Comment vos pièces sont-elles reçues ? La réception du public diffère-t-elle en fonction de la langue choisie ? Les pièces créolophones ont-elles plus de succès ?

D.B.: Je ne sais pas. M. Mauvois peut mieux répondre que moi, parce qu’il a eu la chance de voir ses pièces davantage jouées. Les miennes, du moins la plupart, tant en français qu’en créole, attendent encore d’être jouées. Je ne dis pas qu’il ne faut pas monter des pièces en français, mais quand il s’agit d’un langage « métaphysique » comme celle qui nous été lue, hier. [3] J’ai bien peur que ce soit un théâtre pour une élite francophone car il ne faut pas se faire d’illusions, en Martinique, pratiquement tout le monde parle français, mais tout le monde ne le comprend pas. Il y a le problème de la réception du langage en français. Pour le créole aussi, parce qu’on peut parler dans un créole néologisé, le plus souvent hermétique au plus grand nombre. Il y a aussi un certain théâtre que je dirais populiste, qui use et abuse des jeux de mots pour le jeu de mots ; c’est de grands éclats de rire, qui empêchent la réflexion. Le jeu de mots est productif quand il est distillé à bon escient, mais quand on s’amuse à faire une cascade de jeux de mots, pour provoquer le rire… Le rire d’accord, mais pour quoi faire ? Il faut réfléchir à la fonction du rire. Pour ce qui est du créole, quand on manie la langue, quand on lui obéit, la respecte, quand elle nous travaille et qu’on la travaille, je crois que ça a un bel et bon impact. Et puis il y a la situation et le geste, la mimique, l’intonation, Le théâtre, ce n’est pas seulement des mots, c’est tout ce qui lance le mot vers le public.

G.M. : On est tenté de répondre à cette question en considération de l’importance du public qui vient voir la pièce. Là-dessus, je fais une réserve dès le départ : de nos jours, le public dépend énormément de la publicité. Vous pouvez avoir une pièce médiocre qui vous remplit les salles, parce que la publicité a été copieusement faite (aujourd’hui, on dit « la com »). La publicité est chère. C’est pourquoi on ne peut pas facilement dire si les pièces créoles agréent le public plus que les autres. Mais sans doute le créole correspond-t-il plus à notre culture intime que le français, malgré, malgré… Ce sont des choses dont on pourrait discuter : sommes nous plus français ou plus créoles ? Mais enfin, je crois qu’il y a une réponse plus spontanée et plus sincère du public martiniquais devant un texte créole.

S.B. : Dans vos théâtres à tous deux, l’histoire joue un rôle important : M. Boukman, vous avez écrit des pièces sur la Palestine, sur l’Algérie. M. Mauvois, vous abordez dans votre dernière pièce l’histoire de la conquête espagnole de Saint-Domingue avec Ovando. Le dramaturge a-t-il, selon vous, rôle à revisiter, à réécrire, voire à rectifier l’histoire ?

D.B. : Le théâtre n’est pas l’histoire. L’historien est soumis à un devoir d’objectivité. Moi, je ne suis pas historien. Je puise dans l’histoire pour faire de la contre-histoire, pour tenter de contrecarrer l’histoire, les histoires telles qu’elles nous sont véhiculées par certains feuilletons ou par les livres d’école. Ce n’est pas défigurer l’histoire ; c’est donner des éclairages, des angles d’approche différents. Personnellement, les pièces que j’ai écrites renvoient souvent à l’histoire, par exemple à celle de la Palestine. Cette pièce est hélas toujours d’actualité… Il y a aussi La véridique histoire de Hourya , qui est l’histoire de la femme algérienne, de sa participation dans la guerre de libération et de sa situation après l’indépendance. Il y a Orphée nègre qui est une interpellation quant à la Négritude ; il y a Ventres pleins ventres creux et le néocolonialisme, les dominés, les dominants. Oui, l’histoire est un matériau. Mais l’histoire, notre histoire, on a besoin de la dépoussiérer, de l’interroger et de l’interroger pour le présent. Personnellement, j’ai en chantier une pièce qui sera une critique de certaines attitudes historiques, des nôtres, dont on retrouve l’écho néfaste aujourd’hui. Il est bon d’avoir une attitude critique, mais il y a un temps pour cela. Je ne veux pas non plus hurler avec les loups. L’histoire est un matériau parmi tant d’autres. L’écrivain n’est pas un historien, il utilise l’histoire. Ce qu’on peut lui demander, c’est de ne pas faire une espèce d’opposition schématique entre l’empire du mal et l’empire du bien : agir ainsi, c’est tomber dans une simplification qui ouvre la porte du fascisme.

G.M. : Je dois revenir sur les conditions dans lesquelles j’ai écrit Agénor Cacoul . Au départ, il y a un parti pris politique. Ce que je voulais, c’était dénoncer l’injustice, la magouille, dénoncer l’exploitation de certains par d’autres. Incontestablement, il y a de cela dans mes textes suivants. Le beau rôle n’y va pas au plus fort. Mais ce qui me motive aussi c’est l’intérêt pour ce qui est en cours de mutation. Agénor Cacoul évoque cette forme de lutte sociale naguère en usage en Martinique, à savoir ces grèves d’ouvriers agricoles qui se propageaient par flambées, de quartier en quartier à travers la campagne. Elles appartiennent maintenant au passé. La grève que j’ai évoquée a été la dernière de l’espèce dans l’histoire de la canne à sucre en Martinique. Dans ma tête, j’avais pris des notes. Je continue à être sensible à ce qui change. J’ai écrit plus tard Man Chomil, une pièce qui a eu beaucoup de succès. Peinture de la vieille bureaucratie « dictatoriale » au moment où elle allait céder la place à une forme plus moderne de l’Administration. Des traces en demeurent. Les gens me disent : « Ça continue… » Mais, c’est tout de même un passé qui s’en va. Vous avez parlé de la pièce Arivé d’Pari . J’y aborde un des aspects de la transformation qui se fait dans la société martiniquaise, avec l’intensification des relations avec la métropole, les effets occasionnellement pervers du contact entre le mode de vie français et celui de la Martinique traditionnelle. Ce choc entraîne des perturbations psychologiques, et le personnage de Lucius en est un des exemples : l’homme sorti d’un milieu paysan où l’on pratique la gentillesse, l’amour entre parents, et qui va se trouver brusquement immergé dans une vie parisienne différente, où il perdra ses repères traditionnels. Il devient dur et aveugle : un salaud. C’est un des effets possibles de cette accélération des choses que j’ai voulu montrer. Pour Ovando , j’ai été inspiré par ce tournant de l’histoire : deux civilisations qui se rencontrent, puis un monde nouveau qui naît ; c’est de là que sort l’Amérique ; c’est d’Anacaona, d’Ovando qu’elle sort. Un moment fascinant de l’histoire où l’âme humaine est mise à nu, chez le conquérant comme chez le vaincu.

S.B. : Cette question s’adresse en priorité à M. Boukman. Le conte occupe une place importante dans votre théâtre : on trouve les personnages de Man Dédé ( Délivrans ! ) et de Man Doudou ( Es lakou dò ? ). Vous proposez-vous, comme Patrick Chamoiseau, de « tendre la main au conteur » ?

D.B. : Dans Délivrans ! , Man Dédé est la grand-mère, mais dans une position de dominée, écrasée par son fils et sa belle-fille, alors que dans Es lakou dò ?, Man Doudou remplace les parents absents et c’est elle qui mène la danse. Le conte est du théâtre potentiel ; le conteur traditionnel peut être plusieurs personnages ; certains conteurs vont jusqu’à mimer les animaux quand ils parlent de Compère Lapin ou de Compère Tigre. Et puis, il met en oeuvre une espèce de distanciation : il est conteur, mais il est aussi personnage. Il joue avec le public : « Yé kri / Yé kra ! Yé mistikri ! yé mistikra ! Es lakou dò ? ». Par excellence, le conte, c’est un matériau qu’il ne faut pas restituer tel quel, mais comme tout matériau, il faut savoir l’utiliser.

S.B. : Cette question s’adresse maintenant plus particulièrement à M. Mauvois. Vous avez traduit des pièces du répertoire classique en créole : Dom Juan de Molière, puis Antigone de Sophocle. De quelles versions vous êtes-vous servi ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées ? Sont-elles les mêmes dans les deux cas ?

G.M.  : Je me suis servi d’une édition courante en français de Molière pour Dom Juan et d’une traduction française faisant autorité pour Antigone de Sophocle. J’ai fait un peu de grec quand j’étais au lycée. Il m’est arrivé d’aller voir dans le dictionnaire pour la traduction de tel ou tel mot du texte grec. Pour les difficultés ? De ma part, c’était une manière d’exercice, presque un jeu. Savoir dans quelle mesure on pouvait exprimer en créole les sentiments des Français du XVIIe siècle et des Grecs du IVe siècle av. J.-C. Il me semble que je n’ai pas eu trop de difficulté dans ce travail. J’ai trouvé dans le vocabulaire créole usuel l’essentiel du matériau. Ce fut un exercice plutôt gratifiant. Comme « marqueur » de théâtre, je me suis plu à me frotter aux textes de ces grands auteurs qui ont traversé les siècles. Peut-être la chose est-t-elle d’un certain intérêt pour les universités à l’heure qu’il est.

S.B.: Ces pièces ont-elles été mises en scène ?

G.M.: Non, pas du tout. Mais c’est une expérience à faire, par exemple Don Jan . Je trouve que le spectacle de Molière en créole, ça vaudrait la peine.

S.B.: Vincent Placoly a aussi proposé une adaptation créole de Dom Juan en 1984.

G.M.: C’est une adaptation. J’ai voulu faire une traduction. J’ai adapté très peu. Il y a des endroits où ce fut indispensable, mais j’ai voulu faire une traduction et non pas une adaptation. Avec le texte de Sophocle encore plus ; je n’ai pas adapté du tout. Les parties d’ Antigone que j’ai eu le plus de plaisir à traduire, parce que la gageure était particulièrement excitante, ce sont les envolées poétiques, notamment celles où l’auteur grec dépeint les affrontements de ses guerriers. Traduire cela en créole, trouver les mots, les tournures : un agréable exercice.

S.B.: N’avez-vous pas été confronté parfois à des impasses pour traduire des mots qui n’existent pas en créole, pour rendre compte de réalités qui sont très éloignées des réalités antillaises ?

G.M. : Il y a bien longtemps que je me suis affronté à ces traductions. Si vous m’aviez interrogé à l’époque, j’aurais eu des choses à vous dire. Mais maintenant, franchement, je ne sais plus. Vous me prenez au dépourvu. D’autant que ce sont des textes avec lesquels je n’ai eu aucun contact depuis. J’ai traduit ces pièces. Personne ne m’a demandé de venir en parler ; elles n’ont pas été jouées. Pour moi, ç’a été une affaire classée, même si les textes ont été publiés. Il faudrait que je me remette à réfléchir sur le travail de traduction que j’ai fait, comment j’ai fait, etc.

S.B. : N’avez-vous jamais pensé à mettre en scène vos pièces ?

G.M. : J’ai dirigé des comédiens quelque fois. Par exemple pour Misyé Molina . C’est une pièce en deux actes. Le premier acte, j’avais pris sur moi de commencer à le faire travailler par des comédiens et des comédiennes. Et puis, c’est Elie Pennont qui a repris la pièce par la suite. Mais il n’a pratiquement pas touché au premier acte, quant au jeu des acteurs, tel que je l’avais conçu. Donc, c’est un travail qui m’intéresse, mais c’est un travail éprouvant pour qui n’en fait pas son métier. J’ai cessé d’avoir envie de faire de la mise en scène. Le maintien de l’homogénéité du collectif, tout un tas de choses à considérer. En plus, je suis venu au théâtre très tardivement, après mon départ à la retraite de la Fonction Publique. On n’a plus la même énergie. Non, je n’ai pas envie de faire de la mise en scène.

D.B. : Mettre en scène moi-même une de mes pièces, pourquoi pas ? D’ailleurs l’importance des didascalies que j’intègre dans lesdites pièces, leur précision, leur abondance, ce sont des manières de mise en scène potentielle. Si j’insiste tant sur ces indications scéniques, c’est parce qu’en écrivant le texte, je le visualise et réalise en quelque sorte – sur papier – sa mise en scène. Cela ne veut pas dire que celui ou celle qui monterait un jour une de ces pièces devrait s’enfermer dans ces indications. L’auteur écrit la pièce, le metteur en scène la réécrit : il/elle a donc une marge de liberté dans son acte recréateur. Ce que je demande c’est que l’on ne passe pas de la mise en scène à la mise en pièces.

S.B. : Comment voyez-vous l’avenir du théâtre en créole ?

D.B. : Je crois qu’il y a un avenir, mais le problème est de savoir comment nous allons lutter pour donner les espaces à ces écrivains créolographes C’est d’ailleurs l’un des intérêts de ce qui s’est passé en Guadeloupe avec « Textes en paroles ». C’est dommage que ça se soit passé entre un public conquis d’avance ; je crois qu’il serait bien de faire jouer certaines pièces, parce qu’il y en avait qui volaient tellement haut que parfois il aurait fallu revêtir un habit de cosmonaute pour suivre. Mais certaines pièces, il serait intéressant de les donner à écouter dans les écoles, par exemple. Il y a un travail à faire dans cette direction, car en dépit de toutes nos aliénations, de toute la « pavlovisation » dont nous sommes les victimes, « nou la » [4]. Il faut trouver les manières de combler la fracture générationnelle pour mettre en pratique l’un de nos plus beaux proverbes créoles « gran kouté piti, piti kouté gran ». Mais parce que je suis un pessimiste optimiste, je crois que ce qui va nous réveiller, c’est la situation, l’échéance : le moment de la fin de la tricherie approche. Il faudra que chacun prenne ses responsabilités. Il y aura un sursaut parce qu’un peuple n’accepte pas de mourir. Et le rôle de ceux qui ont déjà une conscience plus en alerte – je n’ai pas dis « l’élite » – c’est justement d’éclairer, de projeter des lumières sur ce qui est caché par le biais de l’art en général, du théâtre en particulier.

G.M. : L’avenir du théâtre créolophone ? Pour moi, on est dans l’incertitude. Que vont donner les progrès actuels, et lents, qui sont faits du côté de l’enseignement ? Le créole enseigné aux enfants aura-t-il pour résultat, entre autres, de leur inculquer le goût d’un théâtre de l’identité ? Le risque existe pour le créole de se folkloriser au profit du tourisme ? Qu’est-ce que cela va donner ? Je ne peux le dire. Franchement, je ne suis pas théoricien.

Notes:

1. Jean Bernabé est le fondateur du G.E.R.E.C. (Groupe d’Études et de Recherche en Espace Créolophone) à l’Université des Antilles-Guyane en Martinique. Ce groupe a pour objectif principal le développement du créole écrit. Jean Bernabé est l’auteur de Fondal-natal. Grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais, 3 vol. (L’Harmattan, Paris, 1983) et l’un de ceux qui préconise la graphie phonologique du créole. [retour au texte]

2. « De quoi avons-nous parlé ? » [retour au texte]

3. Daniel Boukman fait ici allusion à la dernière pièce de Patrick Chamoiseau, Un dimanche avec un dorlis. [retour au texte]

4. « Nous sommes là. / Nous tenons bon. » [retour au texte]


Réalisé par Stéphanie Bérard, cet entretien a eu lieu à l’Hôtel « La Maison Créole », au Gosier en Guadeloupe, le dimanche 6 juin 2004. Les deux dramaturges martiniquais étaient invités à la manifestation théâtrale « Textes en Paroles ». Il est publié pour la première fois sur Île en île.

L’association « Textes en Paroles », présidée par la dramaturge guadeloupéenne Michèle Montantin, a pour but de faire découvrir des textes de théâtre caribéens inédits ou non joués par leur lecture publique lors de manifestations organisées chaque année en Guadeloupe, Martinique et Guyane aux mois de mai-juin. C’est aussi l’occasion pour les auteurs retenus de rencontrer et de discuter avec le comité de lecture qui a procédé à la sélection. L’édition 2004 avait sélectionné six textes, dont Es lakou dò ? de Daniel Boukman et Ovando de Georges Mauvois.

© Stéphanie Bérard et Île en île


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mis en ligne : 15 septembre 2004 ; mis à jour : 21 octobre 2020