Entretien avec Chantal Spitz

propos recueillis par Nicolas Cartron

Après une courte rencontre avec Chantal Spitz à Papeete pour mettre au point les détails du présent travail, je me suis rendu à Huahine où, grâce aux indications précises de son roman, j’ai retrouvé son fare (maison) sur le motu (îlot) Maeva. C’est là, avec l’océan en furie en toile de fond que se déroule cette rencontre.  – NC

Nicolas Cartron: Dans l’ensemble de tes écrits tu choisis d’utiliser le français ; pourtant ton roman L’Ile des rêves écrasés débute avec un texte en tahitien ; par la suite, tu y fais régulièrement appel. Quelle valeur donnes-tu à cette langue dans ton oeuvre ? N’est-ce qu’un décor exotique ?

Chantal Spitz: Quand je te dis : « j’ai mangé du poisson avec du miti haari », quand je dis miti haari [1], c’est tout qui est dedans. À la fois l’aliment lui-même, son goût, son odeur, sa consistance mais également la manière de le manger, les bruits qu’il faut faire, le fin du fin. Par contre si je te dis : « j’ai mangé du poisson avec du lait de coco », je ne sais pas du tout quel goût ça a. Il y a des mots et il y a des choses qui n’appartiennent qu’à nous, et il n’y a pas de mots français pour les exprimer, car le lait de coco ce n’est pas du miti haari, le lait de coco c’est totalement impersonnel, il n’y pas de saveur, pas de couleur, il n’y a rien ; ça ne veut rien dire. Quand je prends un mot en tahitien, ça veut dire qu’il n’y a pas d’autre mot en français. Bien sûr, tout les mots ont été traduits, mais c’est tout ce qu’il y a autour que le mot français ne rendra pas.

NC: Il y a tout de même un lexique à la fin de ton livre.

C Spitz:  C’est l’éditeur qui l’a voulu ; moi je ne voulais pas. Quand tu traduis, ça perd de son charme. Je garde des mots tahitiens pour conserver tout ce qu’il y a autour qu’on ne pourra jamais exprimer dans une autre langue. Garder un mot, c’est aussi entrer dans la géographie et dans le geste du pays.

NC: Pourquoi écrire en français alors ?

C Spitz:  Je sais pas écrire en tahitien. J’écris parfois des textes en tahitien, rarement plus d’une page. Le tahitien n’est pas ma langue d’écriture ; tout du moins c’est ma langue pour faire certaines choses, mais c’est le français qui est ma langue d’écriture. J’écris en français et je n’ai plus de complexe. Cette question était un des grands débats que nous avons eu avec Henri Hiro ; s’il ne m’avait pas dit : « écris, qu’importe la langue, écris c’est tout », je n’aurais pas pour autant renoncé à l’écriture – j’écris depuis toujours – mais je n’aurais sûrement jamais publié, jamais.

NC: Te sens-tu auteur francophone ? 

CS:  Non, je ne me sens pas auteur francophone, je ne me sens pas non plus auteur français. Dans la logique je ne suis pas auteur francophone, je suis auteur français ; mon pays étant colonie française, je suis de nationalité française. Mais je ne suis ni l’un ni l’autre. J’écris, point. Si l’Angleterre m’avait colonisée, si Petit-Thouars n’avait pas repoussé Pritchard, j’écrirais en anglais ; et je serais toute aussi en colère. Je ne suis pas auteur francophone, j’écris dans ma langue. Il se trouve que ma langue d’écriture est la langue française, mais je ne suis pas francophone, je suis tahitienne. Et d’ailleurs pourquoi doit-on me définir ? J’écris, c’est tout. Je ne me considère pas comme un romancière, ni même un écrivain, ça n’a pas d’importance, j’écris. Je crois que ça ne va pas plus loin que ça. Je n’ai pas de message, je pense que j’ai beaucoup reçu, et par conséquent je dois donner. Ma vie a été très riche ; mon éducation a été quelque chose d’extraordinaire, aussi bien dans la maison de mes parents qui était occidentale, que mon éducation en dehors chez les frères et soeurs de ma grand-mère. En fait, je crois que si tu peux dire quelque chose, dis-le. Et comme je ne sais pas dire, alors j’écris.

NC: Quelle est ta définition de la francophonie ?

CS:  La francophonie est une vaste imposture ; c’est un réseau tramé autour du monde pour marier des peuples qui n’ont rien à voir les uns avec les autres ; ce mot m’énerve. Pourquoi Chamoiseau est francophone ? Il n’est pas francophone, il est français. Pourquoi Spitz est francophone ? Elle n’est pas francophone, elle est française. L’histoire a fait de moi un écrivain français. Je suis censée être redevable à la langue française qui m’a permis l’accès à la culture universelle. La francophonie, c’est être redevable à la France de m’avoir donné la langue française.

Autre chose : la francophonie, c’est une bataille de la France française contre la perfide Albion et l’anglophonie. C’est la francophonie contre l’anglophonie. Et même si ce n’est pas mon problème, je deviens un alibi. Alors ça devient mon problème, car je suis l’exemple de la béatitude du colonisé qui s’est approprié la langue française. Pourquoi me demande-t-on comment se fait-il que je maîtrise si bien la langue française ? Est-ce qu’on a demandé à François Mauriac pourquoi il maîtrise si bien le français ? Non. C’est évident que François Mauriac maîtrise la langue française. Mais quand Chantal Spitz maîtrise la langue française, on lui demande où elle a appris à parler français. Constamment on doit se justifier. La langue française fait partie de moi, elle est comme mon bras droit. Je n’y peux rien, je ne peux pas refaire l’histoire. C’est comme ça. Ces questions autour de la langue française et de la francophonie sont une autre façon de me persuader que j’ai de la chance de maîtriser cette langue qu’ils ont l’audace de dire la plus belle langue du monde. En fait, ça ne m’intéresse pas. Il ne faut pas donner à la langue française plus d’importance qu’elle n’en a en réalité. C’est là la langue dans laquelle j’écris parce que je ne fais pas l’effort d’écrire en tahitien. En résumé, j’écris en français par paresse.

NC: Souvent on explique la rareté des écrits polynésiens par une tradition orale qui semble perdurer et par « la peur de ne pas être dans le ton » (p.163) ; peut-on se satisfaire d’une telle explication ?

CS:  La rareté est un faux débat ; les gens qui en parlent ne sont que des étrangers, ils n’ont qu’une toute petite idée de la réalité. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas publié qu’on n’écrit pas.

Ensuite, quand on écrit et qu’on veut publier nous n’avons que deux choix :

Soit on écrit en tahitien, et là, on est sûr que personne ne nous publie. Même l’Académie (Académie Tahitienne) a du mal à publier ses écrits. Ça passe pour une écriture de deuxième zone.

Soit on écrit en français : mais quand on écrit en français et si on veut être publié en France, il faut être socialement et politiquement correct, là on a des chances. Sinon il faut correspondre à la grande idée que les Français se font de la grande littérature. En plus, l’écriture va à l’encontre du mythe du Polynésien enfant qu’il faut prendre par la main. Depuis toujours il y a des gens qui écrivent ici, mais on ne publie pas. Voilà la vraie question : pourquoi ne publie-t-on pas ? Ce n’est pas : « pourquoi n’écrit-on pas ? » car ce n’est pas vrai, on écrit. D’abord, quand tu écris, tu te déshabilles, alors si en plus c’est pour que les gens te voient tout nu lorsque tu es publié… Nous sommes très pudiques ; on ne veut pas donner accès à notre intimité. C’est ce qu’on m’a reproché quand j’ai publié : pourquoi j’avais « raconté », « maintenant tout le monde va savoir ». La tradition orale est réelle ; j’ai été bercée par cette tradition orale. Je peux faire toute une page sans virgules, ça ne me gêne pas. Mais ça n’a rien à voir avec l’écriture. Ce n’est pas parce qu’on est dans une société orale qu’on écrit pas. Nous avons repris à notre compte cette excuse. Là encore on doit se justifier, on doit justifier notre écriture, le fait de sortir de cette tradition orale. Demande-t-on à un Français pourquoi il écrit ?

NC: Dans ton roman L’Ile des rêves écrasés, Teuira perçoit l’écriture comme un exutoire à la violence. Es-tu habitée de cette même violence lorsque tu écris ?

CS:  Je ne sais pas si c’est de la violence ; un jour une copine m’a dit : « toi, tu es née en colère, tu es tout le temps en colère, tu es en colère après tout ». Et c’est vrai, je suis tout le temps en colère, je regarde la télé je me mets en colère, je passe dans le village je suis en colère… Je suis tout le temps en colère. L’injustice me met en colère, la misère me met en colère, le racisme me met en colère, l’orgueil me met en colère.

NC: Est-ce cette colère qui te pousse à écrire ?

CS:  Oui. J’écris depuis que je suis petite parce que je ne pouvais pas dire à mes parents que je n’étais pas d’accord avec eux ; je ne pouvais pas leur dire que je n’aimais pas le chemin qu’ils avaient tracé pour moi, et ils n’ont pas vu que cette voie représentait exactement tout ce que je n’aimais pas. Ils sont les premiers à m’avoir mis en colère. J’écris sûrement aussi parce que je suis incapable de parler. Je parle très mal et surtout je suis très timide. Alors j’écris. Ça me permet de rester non visible et de continuer ma vie sans qu’on me remarque.

NC: Quelles lectures t’ont le plus marquées ?

CS:  Les Malheurs de Sophie, Sophie était ma copine, je détestais Martine et Caroline, toujours propres et obéissantes. Mon adolescence a été marquée particulièrement par des lectures sur la Shoah. Ensuite, j’ai eu une période « récits de vie », témoignages sur les goulags russes. J’ai été passionnée par les Américains du Sud et les Afroaméricains. Aujourd’hui, je m’intéresse à tout ce qui est ethnique – je n’aime pas le terme « indigène » – j’aime toute la littérature des peuples colonisés, émancipés ou pas ; être émancipé ou pas n’est pas un problème car je crois la blessure éternelle. J’ai beaucoup lu les Antillais, les Arabes, les Africains d’Afrique noire. Ce qui me lie à ces auteurs, ce n’est pas la francophonie, mais l’histoire commune ; évidemment je n’ai jamais été esclave, mais c’est cette expérience de la colonisation qui me rapproche d’eux, Algériens, Libanais, Africains (Afrique du Sud, Kenya, Malawi…), Martiniquais, Haïtiens…

NC: On sent tout au long de ton roman une souffrance omniprésente, souffrance qui se traduit souvent par l’image de la déchirure. Pourtant, toute l’oeuvre semble aller dans le sens d’un possible rapprochement, d’une union possible. Penses-tu que ce rapprochement puisse réellement se faire ?

CS:  Oui. Même moi ma déchirure s’efface avec le temps, même si je reste en colère, je serai toujours en colère. Personnellement j’ai réglé mes comptes ; je n’ai plus de déchirure… reste la cicatrice. Mais quand je faisais la classe, je voyais les gosses que tous les jours je suicidais, parce qu’on n’a jamais dit ce qu’était réellement notre histoire. On n’a jamais dit qu’il y a eu la guerre pour qu’on soit français ; on a l’impression que tout le monde était content de devenir français. « Colonisation » est un mot qu’on n’emploie pas dans ce pays, sauf certains, mais officiellement ça ne se dit pas, officiellement c’est le carnaval ; tous les jours des gens meurent, heureusement pas de faim, mais ils sont morts. Je suis persuadée qu’on peut s’en sortir à condition de jouer cartes sur table : non, avant ce n’était pas mieux qu’aujourd’hui, sauf si tu étais un arii, c’est mieux la démocratie. Mais qu’on ne vienne pas nous dire que nous devons rester français pour notre bien-être. Il ne faut pas qu’on nous dise qu’il n’y a que la langue française qui peut nous servir d’ouverture, faux. Il ne faut qu’on continue à nous dire « si tu n’apprends pas à parler français, tu ne vas pas réussir à l’école », faux. Tout ce qui vient de l’extérieur n’est pas meilleur. Le jour où nous aurons réglé ces problèmes-là, alors bien sûr nous serons plus en accord avec nous-mêmes. Ce qui me fâche, c’est que nous avons accepté la version des autres, que nous redisons ce qu’ils disent ; ça devient le discours courant. Nous devons apprendre à nous regarder avec nos propres yeux. Nous devons nous approprier notre histoire contemporaine, l’histoire des deux derniers siècles. Écrire peut aider à nous regarder avec nos yeux, pas toujours avec les yeux de l’autre. Des vrais yeux, pas avec des yeux de victime. Nous ne sommes plus victimes. Nous sommes désormais responsables de ce que nous sommes.

NC: « Le rêve transmis d’oralité se meurt faute de mémoire et nous devons lui redonner vie par l’écriture. D’autres après toi écriront une parcelle du rêve qui finira par devenir réalité » (p. 182). Penses-tu que l’écriture puisse faire bouger les choses, transformer les rêves en réalités ? est-ce pour cela que tu écris ?

CS:  Pour faire bouger les choses… oui. À condition qu’on ne se complaise pas dans une écriture polie ; si on fait de la littérature polie qui n’apporte rien au débat, ça ne sert pas. On doit écrire pour dire les choses, pour les faire connaître et les faire reconnaître : la colonisation, les essais nucléaires… On n’est pas obligés d’être méchants, violents ou en colère, mais je crois que si on ne dit pas les choses, on ne va pas avancer. Après, à chacun sa manière de les dire. Pourvu qu’on les dise, sans se contenter de répéter ce qu’on nous a appris. Il ne faut pas être complaisant, il ne faut pas être lâche, il ne faut pas être servile. Il faut être Tia ma. Ça ne veut pas dire être indépendant, ça veut dire « debout propre ». Surtout ne pas donner de leçon, il faut juste écrire ce que tu penses.

NC: Au début de ton roman, on peut lire une dédicace à ta grand-mère Toofa et à ta mère Emere qui apparaissent comme des personnages de l’intrigue ; en outre, Tetiare avec ce perpétuel déchirement te ressemble étrangement. Cette implication personnelle est-elle nécessaire à ton entreprise de création littéraire ?

CS:  Je crois que c’était nécessaire dans le premier roman ; si tu as envie d’écrire, ça doit souvent être par rapport à ta propre histoire ; après tu peux peut-être t’en passer, enfin je ne sais pas, c’est comme ça que je le sens, peut-être qu’au départ on n’est pas assez fort pour tout inventer, ou alors est-on assez idiot pour aller croire que sa seule histoire est assez bien pour être écrite, ou encore on n’a pas beaucoup d’imagination alors on écrit ce que l’on sait. Beaucoup de mes personnages ont réellement existé. Je ne les ai qu’un peu transformés. Mais cette histoire personnelle rentre en même temps dans l’histoire collective, Tematua avec son expérience de la deuxième Guerre Mondiale entre dans l’histoire collective, Toofa aussi entre dans l’histoire : elle a un enfant d’un étranger. Le parcours personnel d’Emere entre dans l’histoire collective. Que je raconte leur histoire ou l’histoire de quelqu’un d’autre, immanquablement c’est lié ; il valait donc mieux que je prenne des gens que j’ai connus. Si j’avais inventé mes personnages, ils auraient ressemblé furieusement à ces gens-là. Tematua, Toofa, Emere sont dignes d’écriture parce que chaque femme, chaque homme de ce pays peut se reconnaître dans leur parcours, leurs douleurs, leurs espérances.

NC: « Rarahu iti e autre moi-même… Si tu n’avais pas existé j’aurais pu être ». Dans ton article pour le Bulletin de la Société des études Océaniennes, tu expliques comment le mythe a pu aliéner le peuple polynésien. Vois-tu en l’écriture un moyen de libérer la Polynésie du mythe ?

Je veux tordre le cou au mythe ; je ne veux pas être le mythe de l’occident, je ne veux pas être son fantasme. Je ne sais pas si notre écriture va nous libérer du mythe, je pense que les gens avant de venir ici vont toujours lire Pierre Loti. À son époque, c’était dans l’air du temps, c’était la mode, mais j’ai du mal à comprendre comment à l’heure des satellites on continue à le lire et à en faire une référence. En plus, que nous-mêmes, nous ayons l’audace de participer à ce mythe, ça je ne peux pas l’accepter. Tant qu’on va parler de Rarahu, nous n’aurons pas d’existence. Tant que Rarahu primera sur les êtres humains de ce pays, ils demeuront sans consistance, sans épaisseur, sans humanité.

NC: Penses-tu que le fait de déranger le mythe soit une explication à la faible diffusion de certains écrits locaux ?

Non. Pas ici, car ici si on ne trouve pas éditeurs. On peut toujours s’auto-éditer, à compte d’auteur, c’est pas un problème ; si on a vraiment envie de publier ici on va publier. Déranger le mythe, ce n’est pas pardonné ni pardonnable si tu veux être publié ailleurs, en France. Mais viendra un jour où on va aduler ceux qui veulent tordre le cou au mythe. Lorsqu’on sera à la mode. En écrivant, j’ai l’impression de semer des graines, une à une. À force, il y en a bien qui pousseront. Il ne faut pas avoir de trop grandes ambitions. Mais je crois qu’un jour la littérature de ce pays va être reconnue mondialement. Pas parce qu’on nous doit quelque chose, mais parce que nous sommes bons, vraiment bons. Nous avons des choses à dire et nous sommes bons, aussi bons que les autres. Dans ce pays, il y a des gens de talent, et ce talent sera un jour reconnu. Je souhaite vivre suffisamment longtemps pour le voir. C’est fiu [2] les trucs posthumes. En plus, ils risquent d’écrire des tas de choses contre lesquelles je ne pourrai pas protester. Mais il faut laisser le temps au temps comme pour toutes choses. Toutes ces années où on nous a dit que nous n’étions pas capables d’écrire, où on nous a rabaissés, ça aussi, ça nous a empêché d’écrire. Maintenant, nous sommes arrivés au stade où nous pouvons remettre en question ce qu’on nous raconte, maintenant que nous avons accès à l’information. On connaît désormais la triste histoire de la colonisation. On peut se rendre compte que ce n’était pas très glorieux.

– Propos recueillis par Nicolas Cartron le 17 décembre 2001 au motu Maeva à Huahine.


Notes:

1. Lait tiré de la pulpe de coco entrant dans la composition de nombreux aliments polynésiens. [retour au texte]

2. Réellement intraduisible. Se rapproche un peu du spleen. [retour au texte]


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mis en ligne : 27 février 2002 ; mis à jour : 21 octobre 2020