Émile Ollivier, « La supplique d’Élie Magnan »


Rien ne laissait présager que dans cette tranquille bicoque située au nord de la ville, à quelques encablures du bidonville, la zone la plus polluée du monde, le destin de sept millions d’êtres humains se jouait. Élie Magnan pénétra dans la cour par la barrière latérale gauche. Le vent froissait les feuilles du seul bananier planté au milieu d’un grand enclos sevré de gazon. Ses narines pavillonnaires repérèrent une odeur douce et poivrée de chevreau bien épicé, largement pimenté, qui devait griller dans un fourneau pas très loin de là. La faim tenaillait ses entrailles: il n’avait pas dîné la veille ni pris de petit-déjeuner ce matin. Elle s’aiguisa aux vapeurs d’ail et de girofle qui émanaient, il ne pouvait pas se tromper, d’un riz aux haricots rouges. L’instituteur venait de très loin, des hauteurs glacées où l’on respire l’odeur des caféiers et du bois de pin. Sous le coup de l’angélus du soir, la veille, un camion l’avait déposé à la porte nord de la ville et de là, il avait marché jusqu’au poste de police où un gendarme lui avait indiqué une auberge de fortune. À quatre heures du matin, au pipirite chantant, il s’était réveillé, avait fait une toilette de chat et repris, à pied, la route qui mène au coeur de la capitale.

Élie Magnan s’accota un moment au muret qui longeait la propriété et s’épongea longuement le front. Il détestait ce soleil de plomb, cet air raréfié, trop humide, trop chaud de la ville; il lui préférait le brouillard de ses hauteurs glacées, doux, translucide, délicieux. L’odeur de mangeaille désespérait son estomac. C’est un fait connu et propre à cette région, larguez quatre fonctionnaires dans une maison borgne, il pousse spontanément aux alentours un restaurant ambulant. Élie Magnan se souvint de cette marchande de fritaille qui avait installé son éventaire devant l’immeuble de l’École normale. Elle l’avait pris en belle passion à l’époque où il était étudiant. Elle lui faisait crédit, ne lui réclamait jamais un sou, comme si elle investissait dans l’avenir, comme si elle entretenait en lui une rente pour parer à la précarité de ses vieux jours. Il franchira la galerie en évitant soigneusement de déranger les chiens assoupis, gardiens vigilants, se comportant à s’y tromper en maître absolus des lieux.

Élie Magnan était réputé pour son opiniâtreté. Il n’avait foi que dans la solidité du réel, ne croyait viable que ce qui était construit sur les matériaux robustes de la réalité. L’instituteur vivait avec son poids de mémoire et d’histoire, un peu comme s’il était perdu dans le monde d’aujourd’hui, son esprit éparpillé parmi les âges et les époques qu’il avait traversés. Convaincu que la perte est un destin, que l’attache et la fracture sont les deux pôles de l’existence, il considérait la présente dispersion, ce temps chaotique, cette époque troublée, comme le lot naturel de ce peuple. Aussi, ne s’est-il jamais fait le chantre d’aucune fidélité programmée, ni à lui-même, ni aux autres, ni au pays. Face aux récentes réformes qui réglementaient l’usage de la langue, il estimait que l’on devait être prudent. Il enseignait les mathématiques, «cette science où l’on ne sait pas de quoi on parle ni si ce que l’on dit est vrai» depuis de nombreuses années et se trouvait devant un problème de taille à résoudre: il ne disposait plus d’un vocabulaire suffisant, il était en panne de mots depuis que les gens d’en haut avaient répandu, par la voie des ondes, cette interdiction d’employer les mots qui n’appartenaient pas au terroir, qui n’avait pas poussé avec «nos» racines.

Cette décision avait plongé, du jour au lendemain, la nation dans un état de manque absolu: on n’avait plus assez de mots pour s’exprimer. Des pans entiers de conversations tombèrent en désuétude et pendant des jours et des jours, hommes et femmes, à bout de mots, se trouvèrent dans l’incapacité de communique: impossible de parler du temps qu’il faisait, de leurs peines d’argent ou de coeur, de leur souffrance physique, encore moins d’exposer leurs idées ou leur détresse. La nation entière fut isolée du reste du monde mais les gens d’en haut la disaient fière d’être maître de son destin. Bien que l’on en parlât régulièrement à la radio, à la télévision, dans les cafés, dans les salons, dans les cuisines, personne ne savait exactement en quoi consistait cette réforme. «La patience est une vertu», s’était contenté de dire Élie Magnan. «Tout vient à point à celui qui sait attendre».

Et comme le peuple était oisif, il s’occupa, pour tuer le temps, tout en continuant à bousquer la vie, à fabriquer en toute hâte des mots de dépannage. Ce fut une véritable frénésie de création qui menaça la nation. Le «nous» de naguère qui jusque-là fonctionnait sous couleur de complicité rassurante était maintenant cassé et on découvrit avec effroi que plus les jours passaient, plus la répétition de la catastrophe de Babel menaçait. Chacun, force de survie oblige, était devenu chroniqueur, colporteur, puisque tout le monde créait et parlait en même temps. Le citoyen qui voulait être dans le coup était obligé de se promener en permanence avec un calepin pour fabriquer son propre lexique, son propre dictionnaire de mots prêts à parler, son propre condensé «sans maître», son «assimil». Ce fut le règne des grammairiens amateurs, des cruciverbistes pointilleux, des amuseurs de foule et autres amants de contrepèteries, un royaume de mots qui bourgeonnaient comme les boutons de la rougeole. La voie était ouverte à toute sorte de mystification et les esprits encore sérieux se demandèrent sérieusement si parler n’était pas devenu un luxe mensonger.

 

Le temps, entre-temps, se déréglait. Le malin n’était-il point en train de coder un univers diabolique? Derrière des apparences anodines, ne programmait-il pas un monde grouillant de visions infernales, un monde irrespirable comme l’odeur d’iode de l’Histoire? Questions angoissantes s’il en fût, qui touchaient au sous-sol de vies fraîchement retournées. Des observateurs, ceux qui, jusque-là, notaient soigneusement les variations du climat – la saison des pluies étant devenue plus rude, les bourrasques et les ouragans plus précoces – avisèrent que cette ivresse de mots pouvait rompre les liens encore fragiles que la communauté venait de tisser au fil de nuits d’enthousiasme.

Les gens d’en haut qui avaient d’abord pris cette prolifération de mots, cette métastase linguistique avec légèreté créèrent à la hâte un Bureau où se réunissaient deux fois par semaine des fonctionnaires chargés d’opérer un tri parmi ces mots en circulation, d’en créer de nouveaux quand il en était besoin, d’accorder la permission d’employer des expressions ou de les interdire quand elles étaient jugées non conformes à la morale et à l’identité de la Nation. À sa tête, un homme dont le nom était un nom de procureur général, sonore, autoritaire, plongea nombre de citoyens dans une grande perplexité. On croyait révolu le temps de l’Uniforme, de l’Identique, de l’Unique.

Élie Magnan estimait qu’une provision de deux mille huit cents mots lui suffirait pour enseigner. Mais, au rythme des réunions, deux par semaine, et des permissions accordées, cela prendrait au moins – à condition qu’on lui fournisse dix mots par semaine – dix ans avant d’avoir un stock suffisant pour enseigner l’arithmétique et la géométrie et il doutait d’en avoir assez pour toucher à l’algèbre (le damné algèbre) et à la satanée trigonométrie, cauchemar des lycéens. Il était donc descendu de ses hauteurs glacées pour réclamer une procédure d’exception qui consisterait pour lui et pour lui uniquement, à être moins draconien dans l’application de la Réforme.

Un quart de siècle de pratique professorale lui avait permis d’enregistrer quelques observations sur l’apprentissage. Modeste, il ne prétendait nullement en détenir une compréhension complète ni définitive. Mais il croyait dur comme fer qu’un coin de voile se lève quand on prend la peine d’observer les tout-petits. Qu’un enfant sache construire des phrases bien avant de savoir lacer ses chaussures, constitue un miracle qui demeure loin d’être éclairci. Il le sait bien, ce n’est pas facile de pallier la brutalité du changement. Certes le cirque de l’Histoire est fertile en martyres et en lions. Les premiers lorgnent toujours du côté de la félicité éternelle tandis que les seconds avalent, en bons gloutons, des tranches saignantes de vie. Devant ce spectacle macabre, bon nombre se contentent de demeurer sur les gradins. Cette fois plus que jamais, Élie Magnan en était convaincu, «nous sommes aussi dans l’arène, sur la terre ocre de l’arène et nous ne pouvons plus, les bras croisés, les orteils en éventail, chanter uniquement des chansons d’encouragement aux martyrs dans l’espoir de distraire les lions de leur appétit». Il était coutumier de ce genre de discours qu’il adressait à lui-même chaque fois qu’il était frappé d’un accès de tristesse civique mais jamais encore sa parole intérieure n’avait afflué jusqu’à ses lèvres. «On commence par parler tout seul, se morigéna-t-il et on finit à l’asile».

Élie Magnan n’était jamais entré dans cette maison avant ce premier jour de septembre. Toutefois, il en avait tant entendu parler, tant de rumeurs lui étaient parvenues sur elle jusque dans ses hauteurs glacées que le lieu lui était devenu familier, un de ces lieux qui finissent par nous hanter comme si on les avait vraiment toujours connus. La maison? Une étrange pièce rectangulaire pavée. La cour, elle aussi pavée, pénétrait tellement l’espace intérieur que l’on avait du mal à discerner si l’on était dehors ou dedans. Trois murs crépis et chaulés, un mobilier plutôt rare: une table dont la surface disparaissait sous des piles crasseuses de paperasse et des liasses de journaux, deux chaises en fer forgé dont les sièges étaient recouverts de plastique rouge. Cette pénurie expliquait la posture accroupie de l’assistance en l’occurrence, nombreuse. En réalité, pas si nombreuse que cela, les perceptions d’Élie Magnan étaient déformées par la faim qui dénaturait même ses sens. Il fut frappé par la barbe d’un homme petit et frêle, une barbe longue, cotonneuse, semblable aux nuages lâchés sur un ciel de juillet, une barbe drue qui paraît dater du siècle dernier. Elle donne sans conteste, à l’individu, l’air d’un patriarche orchestrant une cérémonie sacrée. Des yeux noirs cerclés de lunettes à monture métallique dans un visage osseux, rébarbatif, fixent un point qu’eux seuls perçoivent. Des gouttes de sueur perlent à son front. Port-t-il un scapulaire ou une croix au cou? Il est assis en tailleur au milieu de l’assistance. Ses lèvres remuent légèrement comme s’il psalmodie quelques prières. Élie s’approche du cercle et comprend que le Bureau tient séance. Avec une froideur de dignitaire ecclésiastique, l’homme dicte des mots que l’assistance, réduite à un état d’humilité, s’empresse d’approuver et de noter, dans une ferveur extatique qui rappelle une assemblée de membres d’on ne sait quelle confrérie, quelle secte de templier du Moyen Âge. L’homme s’interrompt parfois pour consulter un papier froissé qu’il sort et rentre machinalement de la poche gauche de sa vareuse. Il ne paraît d’ailleurs pas voir l’assemblée. Se rappelle-t-il seulement qu’elle est là? Il ne sollicite pas son assentiment. Brusquement, il se lève; Élie Magnan croit qu’il va tendre la main droite pour donner à baiser un quelconque anneau pontifical. Non, l’homme, debout, frappe le sol de son pied droit, en scandant des propos inintelligibles comme s’il avait pris pied dans le monde des nuages et psalmodiait une prière à son créateur, pas vraiment une prière, comme s’il confiait un secret à un être de l’au-delà. Élie Magnan a l’impression d’être plongé hors du temps dans un monde épais et sans contour. Il oublie tout, subjugué telle une bête sauvage devant un dompteur, par cet homme qui semble avoir la passion des choses difficiles. Il se sent défaillir et ferme les yeux un instant. Quand il les rouvre, il ne sait plus si ce qu’il voit est vrai ou s’il est en train de rêver. L’homme, une grimace de dédain lui tordant la bouche, maintenant harangue l’assistance: Toute sa vie, il regretterait de n’avoir pas été présent à l’origine, quand il fallait nommer les animaux, les choses et les êtres qui peuple le ciel et la terre. Jamais, il n’aurait permis qu’on adopte pour les désigner ces vocables cosmopolites, abscons.

Élie Magnan, le sang bouillant, ne se reconnaissant pas lui-même, révolté, demanda la parole. L’homme, d’abord interloqué par tant d’audace, plongea sur lui un regard sévère venu du fond de ses yeux noirs puis, d’un geste hautain, lui accorda la parole. «À vous entendre, dit Élie Magnan avec flamme, on croirait que la langue est un objet artificiel et non une chose naturelle, vivante. Elle ne se fait pas par décret, en conclave. Ce sont les citoyens qui font vivre une langue, qui la maintiennent en santé, en forgeant des mots, en empruntant aux autres langues quand il leur en manque pour dire leur réalité. En mettant la langue sous coupe réglée comme vous voulez le faire, elle risque de perdre son aisance ainsi que cette divine et joyeuse liberté qui l’a caractérisée jusqu’ici. Et puis, ce n’est pas seulement la langue qui a fait de nous ce que nous sommes, c’est, avant tout, notre corps à corps avec la terre».

L’assemblée, entre-temps, s’était grossie de courtisans endimanchés, de flâneurs sans programme, de poétaillons ivres, de foutus bavards à la langue agile. Quand Élie Magnan, à la fin de son envoyée, introduisit sa demande d’exemption, un tollé se leva. On le hua, le menaça du poing. L’homme à la barbe blanche qui paraissait au début un peu absent, l’écoutant d’une oreille inattentive, écuma de colère, proféra des insultes grossières, des insanités qui surprirent Élie Magnan. Au milieu de ce brouhaha, il se sentit dans un état de dissolution semblable à celui de la cire d’un candélabre allumé. Il passait par toutes les teintes de l’incompréhension et du désespoir. Des palpitations dues à la peur, à une terreur absolue rendaient ses jambes flageolantes. Effrayé, anéanti, il ramassa ses dernières forces pour crier que la vie était inépuisable et que cette muselière qu’on semblait vouloir mettre à la parole était en fin de compte une oeuvre de mort.

L’assistance, séance tenante, se transforma en tribunal. Le jugement fut expéditif: ces faux intellectuels qui ne servaient à rien, dont l’absence d’efforts physiques avait ramolli l’esprit, devaient être rééduqués. Élie Magnan pleurait de désespoir, de révolte exacerbée, d’écoeurement. Un sentiment de fatalité imminent se glissa en lui quand il entendit le verdict: Qu’il soit placé dans ce campement récemment rouvert. Déporté, lui sur cette île peuplée de mouettes, de rats et de chiens abandonnés, cette île à maigre végétation, cette ancienne carrière désaffectée où à ciel ouvert s’amoncellent des montagnes d’immondices, de pierres concassées et des lambeaux de drums! Élie Magnan n’en croyait pas ses oreilles. Les gardiens du lieu, des êtres qui paraissaient incapables du moindre geste de pitié, rappelaient à s’y méprendre ces dragons bleus qui naguère surveillaient les portes de la ville. Au fur et à mesure que la décharge se remplissait de nouveaux venus, Élie Magnan apprit que des phénomènes étranges étaient observés à l’extérieur. Une part croissante de la population s’était mise à cracher des bruits, à aboyer des sons, à grogner, à perdre l’usage de la parole comme si les mots, tous les mots anciens qui soudaient la nation en un code unique, tombaient en lambeaux, pourrissaient en charpies, volaient en éclats. Un dernier arrivant apprit à Élie que des troubles avaient éclaté dans tout le pays et que l’on voyait de nouveau le spectacle d’incendies inextinguibles s’étaler pendant des jours dans plusieurs villes. Partout on dansait autour de ces nouveaux feux de la Saint-Jean, sous les yeux d’un certain nombre qui déliraient et de quelques-uns qui en silence pleuraient. Beaucoup s’étaient endormis et ne virent ni la nuit, ni l’aube, ni le vent qui se déployait en tornades et rappelait le terrible destin de ce peuple menacé de disparaître dans les brumes et brouillards de l’Histoire. Il y avait de nouveau une odeur de sang qui flottait dans l’air et des colonnes de gens traversaient la frontière et recommençaient à surcharger les frêles esquifs en attendant de prendre la mer.

Ces nouvelles augmentèrent le désarroi d’Élie Magnan. Indépendamment des convictions, des ratiocinations partisanes, comment un peuple pouvait-il manquer de chance au point d’être obligé de supporter cet interminable enfer, cette peur aussi endémique que la malaria qui le décimait, obligé de supporter cette vie faite de minces avancées et de reculs? Il voulait crier. Il ne pouvait s’empêcher de hurler mais, de sa gorge, aucun son ne sortit.

Un coup de sifflet lui creva le tympan. La douleur aiguë mit fin à son interminable nuit. Les yeux grands ouverts, Élie éprouva à son souvenir, un sentiment d’épouvante. Jusqu’à présent, ses rêves étaient des visions érotiques au cours desquelles il sirotait des boissons tropicales, avec des femmes mamelues, à demi nues, chaudes à point, vautrées sur des nattes de chanvre tressé, qui lui prodiguaient des caresses inédites. Ou alors, c’étaient des vols planés au cours desquels il visitait des contrées féeriques. Les choix de la nuit sont insondables. Il mit la radio: des chansons folkloriques, des chants révolutionnaires parlant de feu dans la maison, des réclames pour la bière locale. Puis, les informations nationales. La voix du speaker pétrifia Élie Magnan: elle avertissait la population que désormais, interdiction lui était faite d’employer les mots qui n’appartenaient pas au terroir, qui n’avaient pas poussé avec nos racines.


Lue par l’auteur, la nouvelle « La supplique d’Élie Magnan », par Émile Ollivier a été publiée pour la première fois dans Nouvelles d’Amérique (sous la direction de Maryse Condé et Lise Gauvin), Montréal: Hexagone, 1998, pages 153-162. Légèrement modifiée, elle a été republiée dans la collection de nouvelles de l’auteur, Regarde, Regarde les lions (Paris: Albin Michel, 2001, pages 111-127).

© 1998, 2001 Émile Ollivier;  © 1999 Île en île
© 2000 Émile Olliver et Île en île pour l’enregistrement audio (22:45 minutes)
Enregistré à Montréal le 8 août 2000


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mis en ligne : 6 octobre 2000 ; mis à jour : 27 décembre 2020