Édouard J. Maunick, 5 Questions pour Île en île


Le poète Édouard Maunick répond aux 5 Questions pour Île en île, à Paris, le 12 juin 2009.

Entretien de 52 minutes réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Françoise Guinchard.

Notes de transcription (ci-dessous) : Fred Edson Lafortune.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Édouard J. Maunick.

début – Mes influences
03:16 – Mon quartier
07:23 – Mon enfance
30:18 – Mon oeuvre
42:52 – L’insularité


Mes influences

S’il existe un texte auquel je me réfère, je me suis référé et je continuerai à me référer, c’est la Bible. À cause des Évangiles. C’est tout ce qui nous a touchés durant les premières années de notre connaissance d’être humain.

Vient après la littérature. Non que la Bible ne soit pas de la littérature, mais je veux dire un livre ou un auteur. Je n’ai jamais été influencé par aucun auteur. J’ai plutôt écrit sous l’influence d’un auteur, Aimé Césaire. Quand je le lis, c’est comme si je me lisais. Il y a les mêmes battements du plus profond de soi-même.

Shakespeare m’a beaucoup inspiré. Qui n’a pas lu Shakespeare a oublié de lire.

Des auteurs, j’en ai lu beaucoup, mais aucun ne m’a influencé.

Mon quartier

Je n’ai pas d’autre quartier que Port-Louis, la capitale de mon pays. C’est là où j’ai subi et vécu les plus grands instants de ma vie. C’est là où j’ai connu la religion, le religieux, le doute et l’incroyance. C’est là où j’ai regardé vraiment une femme. C’est là où j’ai passé les plus beaux instants de mon existence avec des gens d’une grande simplicité : le maître d’école, le marchand de lait, le marchand de piment, le boutiquier chinois qui a joué dans ma vie un rôle fabuleux.

C’est là où on est vivant. C’est là que l’on reçoit tout ce qu’on peut recevoir. C’est là qu’on donne tout ce qu’on peut donner. C’est là aussi qu’on se refuse à beaucoup de choses. Mon quartier, c’est mon île réduite à sa plus simple expression. Toute ma poésie répond à une question : d’où viens-tu ? Je dois remercier celui ou ceux qui, en pensant à mon œuvre, me posent la question pour savoir où j’ai appris à vivre.

Apprendre à vivre, cela signifie la joie comme la souffrance.

Mon enfance

L’enfance est la plus belle et la seule vraie saison de notre vie.

L’enfance, c’est d’abord le lieu où je suis né. Je ne suis pas né dans la capitale de l’île Maurice. Je suis né dans le plus grand district de Flacq. Mon premier souvenir de Flacq, c’est un jacquier. Il produit un fruit qui est le jaque qui contient tous les goûts du monde. Quand je mâche longuement une gousse de jaque, je mâche le monde : le doux, l’aigre…

L’enfance, ce sont des êtres que j’ai toujours devinés, que j’ai rencontrés sans vraiment les rencontrer, que je connais sans les avoir connus.

Ma grand-mère Sara est l’être qui a joué le rôle le plus important dans ma vie. Elle parlait toujours d’un tas de personnes, de lieux, d’accidents, d’incidents…

Je suis arrivé à Port-Louis à l’âge de six ou sept ans. Curieusement, mon enfance est encore une île parce que j’ai vécu pendant une quinzaine d’années dans une maison en bois ayant la forme d’un triangle dont chaque côté est séparé par une rue. Au bout du triangle, il y avait un arbre qui fleurissait à l’époque du début de l’année. C’était un flamboyant. C’est beau d’avoir eu dans son enfance l’occasion de prononcer le mot flamboyant.

L’enfance pour moi, c’est le feu, la lumière, les éclairs.

J’ai un souvenir d’enfance qui m’a tué. J’étais comme quelqu’un qui ne vivait plus.

Dans une rue autre que la mienne, il y avait la maison d’un Anglais appelé Mystérieux. Il avait une belle et jolie fille qui était mauricienne et qui s’appelait Lusely.

Être amoureux à six ou sept ans, c’est extraordinaire.

Lusely s’est penchée souvent par-dessus d’un mur pour regarder passer les gens. J’étais tout le temps aux aguets pour la regarder. Par la suite, je suis allé à l’école, et dans ma classe, Lusely était là. J’étais amoureux fou. Vraiment fou.

La prof organisait des petites pièces de théâtre qu’on appelle « jouer la comédie ». Un jour, elle a décidé de jouer la comédie d’un mariage. Le couple qui devait se marier était Lusely et moi. C’était le goût de l’eau dans la bouche quand on a soif. On a commencé alors les répétitions quand soudain est arrivé un garçon qui, lui, était beau. Il s’appelait Claude. Il était clair de peau. D’un coup, la prof lui a cédé ma place. C’est là que je suis mort la première fois. Je suis mort d’amour. C’est là aussi que j’ai eu la véritable notion de couleur de peau. La couleur de ma peau était beaucoup plus sombre que maintenant.

Ce qui a remplacé un peu l’amour d’enfance, c’est précisément le lieu où j’habitais. Chaque détail de Port-Louis m’est resté jusqu’à maintenant. Très souvent je me promène le long de la rue Madame, la rue Saint-Georges, la rue Mère Barthélémy et la rue Ternay. Ce sont les noms de rues de mon île, de mon enfance. La rue Ternay et la rue Madame me réfèrent à l’école, et l’école dirigée par le Maître Laiguille. J’ai été frappé par l’instituteur. Il fallait qu’on l’embrasse tous les ans pour son anniversaire. Et moi, toujours le pire des pires, un jour, je l’ai embrassé en bavant ! Il m’a giflé. Même cette gifle a pour moi une signification.

L’enfance, c’est encore l’histoire d’une fille qu’on regardait tout le temps dans la classe. Tout ce que le prof pouvait faire de méchant vis-à-vis de moi, il le faisait pour montrer à la fille son pouvoir. Il me donnait des coups de règle et de rotin, le rotin bazar.

L’enfance, c’est le premier parapluie en plastique qui est arrivé à Maurice. Mon père l’avait acheté comme cadeau à ma mère. À peine qu’elle l’ouvrait, elle l’a détruit littéralement et ne lui restait que les baleines.

L’enfance, ce sont les gâteaux dans la cour de l’école. Le plus beau gâteau est une sorte de grande crêpe qui s’appelait merveille. Mon enfance a été gavée de merveilles.

L’enfance, c’est mon deuxième amour, encore plus fou que le premier. J’étais en primaire. Dans la classe, il y avait une fille qui, pour moi, était l’image de Rita Hayworth. Elle était belle, et moi, fou.

J’avais aussi une autre copine qui ne m’aimait pas du tout, que je regardais intensément. Elle, c’est Sylvia.

J’ai tout le temps aimé les femmes. C’est du fait que ma mère m’a gâté. J’ai eu trois sœurs et cinq frères, mais j’ai été le préféré de ma mère.

L’enfance, c’est la rue Mère Barthélémy. Nous habitions en face de l’église de l’Immaculée-Conception. Sur le trottoir, il y avait le crucifix. Il y avait le Christ. J’ai passé des années de mon enfance à regarder cet homme presque nu sur la croix, sous le vent, dans la pluie et en toutes saisons. C’est une longue partie de ma vie où le religieux y est entré. J’en ai parlé dans mes poèmes. J’aimerais un jour écrire un texte sur le Christ. Ce ne sera pas le texte d’un adhérent ou d’un religieux, mais un texte où je parlerai du Christ.

L’enfance, c’est aussi la découverte du cerf-volant. Un jour, j’ai réussi à faire le plus beau cerf-volant que j’aie fait pendant des années. Je l’ai fait avec des papiers de couleurs. Et je l’ai filé. À un certain moment, il était très haut, et je me suis dit : pourquoi le faire descendre ? J’ai cassé le fil ; toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, tout mon rêve est parti avec lui.

Mon œuvre

Sans aucune prétention, sans aucun a priori, j’ai fait une œuvre. Une œuvre d’une quarantaine d’ouvrages. Mon œuvre est particulièrement poétique parce que la poésie est la réponse à la question que je ne me suis jamais posée. La poésie pour moi est une interrogation. Une interrogation qui n’est pas faite seulement de questions, mais qui s’accompagne de paroles. La parole est plus forte que l’écrit. Je n’ai pas écrit de poèmes : j’ai parlé des poèmes. J’ai dit des poèmes. L’instant le plus précieux pour moi est de dire mes poèmes. Je ne peux pas tricher en poésie, ce sont les seuls mots qui me montrent du doigt. Je connais beaucoup qui trichent même en poésie. La poésie est la parole toute nue.

Quand j’ai envie d’exprimer quelque chose de très fort en moi et que je ne trouve pas le mot, je l’invente. J’ai inventé beaucoup de mots qui sont devenus les mots de ma poésie.

J’ai eu beaucoup de bonheur dans ma vie, mais j’ai eu aussi des instants de terribles malheurs.

L’Insularité

Chaque individu est une île en soi. Étant né sur une petite île, je n’avais aucune ouverture, toutes mes expériences, c’étaient de regarder le centre de la Terre. Un jour comme par hasard, je me suis retourné et j’ai vu la mer. L’île n’était plus une île, c’était l’ouverture totale, le monde entier. J’allais pouvoir m’en aller de l’autre côté de la mer et regarder le monde. Je pouvais vérifier vraiment si les autres pays existent. Et a commencé pour moi le voyage, la plus belle expérience de l’être humain. On ne peut pas prétendre vouloir conclure sur l’aventure d’un être humain doublé d’un poète.

L’un de mes derniers livres s’intitule Pour survivre. Survie tout ce qui n’est pas vous, et qui est vous. Il y a toujours chez moi cette contradiction, c’est la seule richesse que j’ai. Je me mets toujours à discuter avec moi-même, avec l’être que je suis. C’est cette île qui finalement ne m’est pas solitude. L’île est peut-être solitaire, mais jamais un lieu de solitude. Parce que c’est elle qui fait qu’on a eu une enfance, qu’on a été frappé, qu’on a reçu tous les miracles du monde.

Souvent, on dit que je suis un francophone enragé, c’est vrai. Ce n’est pas pour la Tour Eiffel… mais pour la langue. J’ai appris tellement de choses dans la langue française que j’ai expérimenté le beau, le laid, le grand, le petit…

Aujourd’hui, à l’automne de va vie, j’ai peur des feuilles mortes.


Édouard J. Maunick

Maunick, Édouard J. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Paris (2009). 52 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 25 mai 2013.
Cette vidéo était également disponible sur Dailymtion (mise en ligne le 21 décembre 2009).
Mise en ligne sur Dailymotion : 21 décembre 2009
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Françoise Guinchard.
Notes de transcription : Fred Edson Lafortune

© 2009 Île en île


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mis en ligne : 21 décembre 2009 ; mis à jour : 26 octobre 2020