Patrick Sultan, « Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde »

« On nous dit, et voilà vérité, que c’est partout déréglé, déboussolé, décati, tout en folie, le sang le vent. Nous le voyons et le vivons. Mais c’est le monde entier qui vous parle, par tant de voix bâillonnées.

Où que vous tourniez, c’est désolation. Mais vous tournez pourtant. »

Traité du Tout-Monde.  Édouard Glissant.  Paris: Gallimard, 1997.

par Patrick Sultan

D’emblée, la voix si particulière d’Édouard Glissant se fait entendre : le lecteur est sollicité, saisi par la rumeur du monde qui charrie souffrances et vertiges. Dans une langue directe mais que des vocables imprévus ou que d’insensibles écarts à la syntaxe ordinaire traversent et inquiètent, s’affirme une parole vigilante et hardie qui nous incite à « exister », « dire », « créer ».

En effet, dans cet essai, le Traité du Tout-Monde qui reprend, prolonge et amplifie une méditation entreprise de longue date, l’écrivain martiniquais offre en partage sa tentative de « découvrir les constantes cachées de la diversité du monde ».

La pensée de Glissant récuse le clos, le définitif, qui prend à ses yeux la forme du système. Ce qu’il appelle « la pensée continentale » ramène la profusion du réel, la diversité des cultures, à de l’unique, à de l’identique et ne tarde pas alors à sombrer dans l’uniforme puis à dégénérer en conflits, exclusions et dominations.

Affirmer ainsi son identité revient à se détruire, « s’évaporer » dès lors que l’enracinement que requiert cette affirmation se fige en meurtrière et illusoire prétention à la légitimité. Chaque fois que l’on établit une filiation, que l’on remonte à l’origine, à la source unique, à un Être transcendant, on instaure une violence ruineuse, une oppression ravageuse.

Et de fait, nombre de quêtes contemporaines de repères et de fondations (par exemple le muticulturalisme américain) s’établissent sur ce modèle rigide et séparateur qui s’agrippe à un territoire.

Inlassablement (« ô plaisirs du ressassement »), Glissant dénonce ces impasses, ces « identités-racines ».

Faut-il alors renoncer à se gouverner, céder aux facilités et aux pièges d’une standardisation qui s’exprime dans un « sabir » monolingue? Faut-il alors déserter le monde et se perdre dans l’impuissance d’une abstraction vide?

La pensée énergique et pugnace de Glissant se refuse à cette démission. Au contraire, dans la « trace » ouverte par les figures de poètes (Bonnefoy, Leiris, Senghor…), de romanciers (Kateb Yacine), d’hommes politiques (Mandela) auquel il rend de justes et pénétrants hommages, Glissant livre des propositions qu’il vaut la peine de méditer.

Parmi ces idées fécondes, ou plutôt fécondantes, on mettra au premier rang celle de créolisation. Ce « processus inarrêtable, qui mêle la matière du monde, qui conjoint et change les cultures des humanités d’aujourd’hui » se caractérise et vaut par l’imprévisibilité des créations qu’elle suscite. Au contraire du métissage inscrit dans une logique imperturbable, la créolisation est un changement dans l’échange. Elle »ne saurait se figer, s’arrêter, s’inscrire dans des essences, dans des absolus identitaires ». Surmontant la peur d’être dissoutes dans l’abâtardissement du mélange, les sociétés qui consentiraient à renoncer « aux derniers restes de leur légitimité d’antan » s’enrichiraient paradoxalement à proportion de ce qu’elles cèdent.

Glissant exhorte à cette audace qui aurait pour corollaire l’ exigence suivante : celle de parler ou d’écrire « en présence de toutes les langues ». Cette proposition n’est assurément pas l’éloge d’un improbable polyglottisme mais la conscience vive qu’une langue vit du bruissement des autres langues qui la travaillent secrètement. Renonçant à la suprêmatie d’un idiome, on établirait ainsi une solidarité des voix du monde, un « lieu commun » où l’on ne partage que pour autant que l’on donne. Grâce au Parlement international des écrivains européens dont Glissant fut le président, cette utopie a pris une forme concrète avec l’organisation des villes-refuges accueillant les écrivains opprimés dans leur pays.

On n’en finirait pas de détailler les conséquences de cette fertile »pensée archipélique », d’explorer les horizons qu’elle ouvre.

Le Traité du Tout-Monde, en dépit de son titre peut-être ironique, ne propose nul système et n’a rien de didactique. Il ne se limite pas à l’énoncé d’exaltants concepts. Pratiquant dans sa facture même l’écriture créole qu’il prône, il emmêle les genres (philosophie, poésie, récit, discours, descriptions…), instruit et déstabilise, tisse de fins réseaux d’images et d’idées, invite enfin « à dire son entour, son pays: dire l’Autre, le monde ».


Cette note de lecture du Traité de Tout-Monde (d’Édouard Glissant), par Patrick Sultan, a été publiée pour la première fois dans la revue Échos (Centre International d’Études Pédagogiques, Paris) 84 (1997): 75-76.

Copyright © 1997, 2002 Patrick Sultan


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mis en ligne : 29 mai 2002 ; mis à jour : 29 octobre 2020