Déwé Gorodé, 5 Questions pour Île en île


L’écrivaine et femme politique Déwé Gorodé répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 15 minutes réalisé par Thomas C. Spear à Pwârâïriwâ (Ponérihouen, Nouvelle-Calédonie) le 5 septembre 2009.

Notes de transcription (ci-dessous) : Coutechève Lavoie Aupont.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Déwé Gorodé.

Notes techniques : parfois pendant l’entretien, vous entendrez beaucoup de vent qui passe dans le microphone.

début – Mes influences
02:24 – Mon quartier
04:52 – Mon enfance
07:58 – Mon oeuvre
10:18 – Mon engagement politique [Déwé Gorodey]
12:50 – L’insularité


Mes influences

Moi, lectrice des autres ? Je lis beaucoup, par exemple la poésie africaine, la poésie des caraïbes. Insulaire, la poésie insulaire des Caraïbes. Il m’arrive aussi de lire des romans antillais comme de Maryse Condé, par exemple. J’ai lu aussi Toni Morisson.
Donc de ce côté insulaire, de ce côté de peuple dominé. Je suis aussi très lectrice de la littérature française classique, Victor Hugo, par exemple, Rimbaud.

Aujourd’hui, ma lecture est aussi de plus en plus cette lecture du monde. Quand je dis lecture du monde, je pense aux grands auteurs antillais qui parlent aujourd’hui de « littérature-monde », de plus en plus en souverain. Je suis ce mouvement, vers cette lecture-là, celle par exemple d’auteurs que je peux trouver au SILO [Salon international du livre océanien] où il y a de plus en plus des personnes qui viennent de tous les continents, du Pacifique et d’ailleurs.

Mon quartier

Aujourd’hui, nous sommes dans ma tribu, là où je vis, la tribu de l’embouchure ou Ponérihouen dans ma langue [la langue paicî], ce qui veut dire l’embouchure de la rivière. Ici, nous sommes dans un lieu dit qui s’appelle Nâpéémâ. Nâpéémâ, c’est l’ensemble des laves qui nous reviennent, par exemple, des volcans de Vanuatu : des laves pétrifiées qui flottent sur la mer et arrivent jusqu’ici. « L’endroit des laves pétrifiées » explique donc le nom de l’endroit, ici, où je vis.

Nous sommes sur la côte est de Kanaky-Nouvelle-Calédonie. C’est un endroit où les gens vivent encore dans une relation de clan. De clan à clan, on a toujours une relation familiale. Les gens qui sont ici, ce sont mes tantes, mes oncles, mes cousins ou la famille du clan de mon mari, par exemple. Ce sont eux qui ont fait ces petits farés ici, et cette petite case où nous sommes, qui nettoient aussi l’endroit des cocotiers et le gazon. Ce sont les gens du clan où je suis mariée – mes beaux-frères, mes cousins, mes belles-sœurs – qui font ce travail en groupe ; nous vivons dans le groupe. Il n’y a pas chez nous d’individus qui vivent seuls. Même si, évidemment, la tendance est peut-être cela aujourd’hui, avec l’influence qui nous vient de l’extérieur. Mais on est dans ce monde-là, à l’intérieur du clan ; on vit dans le groupe.

Mon enfance

J’ai passé ma petite enfance un peu plus loin d’ici, là-bas par le chemin où nous sommes venus tout à l’heure, à l’embouchure de la rivière où il y a mon clan paternel : mes grands-parents, mes tantes et les frères de mon père. Là-bas, j’étais à l’écoute des contes et des légendes du clan, de ce que disaient mes parents (et surtout mon père) qui nous avaient dit beaucoup de choses sur l’histoire du clan, bien avant que nous allions à l’école. Mon père connaissait un peu la langue française et m’a appris l’alphabet avant que je n’aille à l’école. Il nous racontait les contes français, mais dans notre langue. Il nous a même raconté l’histoire des gavroches. Avant d’aller à l’école, on avait donc cette relation avec la culture française par l’intermédiaire de mon père, qui aussi plus tard a écrit. D’ailleurs, nous nous occupons actuellement de faire publier ce qu’a écrit mon père, et ce qu’ont écrit mes parents paternels, qui étaient des orateurs dans la tradition kanak, des pasteurs formés par le grand missionnaire français Maurice Hénart.

L’école ! C’est l’école de la tribu. Nous sommes passés devant tout à l’heure. Aujourd’hui, elle n’est plus utilisée comme école. Elle est utilisée comme lieu de réunion pour le conseil des clans de la tribu.

Mes premiers souvenirs d’école ? On devait se mettre en rang chaque matin. On nous disait « À vos rangs, fixe ! », comme on dit à l’armée et, comme les militaires, il fallait lever le drapeau français. Dans la classe, il y avait un papier sur le mur du fond de la classe où était écrit que l’on devait parler en français dans la classe et à la récréation. Dans l’espace scolaire, on devait parler français. On n’était plus autorisé à parler dans notre langue. On parlait notre langue quand on sortait de l’école et de l’espace scolaire.

Mon œuvre

Il y a longtemps, quand j’étais étudiante en lettres en France à l’université Paul Valéry de Montpellier, j’ai commencé à lire les écrivains de la négritude : Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire et Léopold-Sédar Senghor. Petit à petit, j’ai commencé à écrire à cette époque-là, au départ par prise de conscience politique. J’estimais que c’était à nous, les Kanak, de parler de ce que nous vivions. Et nos parents ont beaucoup subi sous la colonisation française. C’était donc d’abord une œuvre de prise de conscience politique et de positionnement, une littérature – une poésie – très engagée face à la colonisation. Donc ce c’était mes premiers écrits, mes poèmes et petit à petit à mon arrivée ici, j’ai continué à écrire des poèmes. J’ai commencé à publier en 1985 au plus fort de ce que nous avons appelé ici la période des « événements » qui ont marqué l’histoire de notre pays et qui ont changé la politique française ici.

Nous sommes toujours dans la marche vers la décolonisation et vers l’émancipation.

J’ai commencé à être publiée [avec Sous les cendres des conques] en 1985. Après, j’ai commencé à publier des nouvelles qui parlent de cette prise de conscience politique, mais aussi de la terre, du lien à la terre, de l’exploitation que subissent les femmes, et de la nécessité pour elles aussi de se lever, pour prendre la parole avec leurs frères et les hommes de ce pays pour se libérer.

J’écris aussi du théâtre. J’ai publié mon premier roman [L’épave] en 2005, sur les mêmes termes. Mon deuxième roman [Graines de pin colonnaire] vient d’être publié ce mois-ci.

Mon engagement politique

Je suis une responsable politique. Effectivement, je suis membre, aujourd’hui, du gouvernement de mon pays. Je suis responsable du Ministère de la Culture, de la Condition féminine et de la Citoyenneté. Ce sont des domaines éminemment politiques, parce que les femmes, c’est la moitié du monde.

La citoyenneté : comment s’engager dans la démocratie, comment revendiquer des droits en sachant qu’on en a, comment construire un pays en construisant en même temps cette notion de citoyenneté… Nous sommes dans ce contexte-là : la culture, notre culture. La revendication identitaire ici elle a toujours été présente à côté de la revendication politique. La question culturelle est au centre du débat politique dans ce pays. Spécifiée dans le préambule des accords de Nouméa (le cadre de l’émancipation et de la décolonisation de ce pays), la reconnaissance de l’identité kanak est nécessaire pour concevoir la citoyenneté.

Comme je l’ai dit dans mon roman [L’épave], dans la vie réelle, il faut prendre ses responsabilités. Le travail de l’écrivain va de pair avec le travail du militant politique ou du responsable. Ce sont deux domaines qui sont indissociables, en tout cas indissociable de qui je suis. Même si je prends ma retraite politique, parce qu’il faut bien prendre la retraite un jour, je continuerai sans doute à écrire.

L’Insularité

Parler d’insularité, c’est parler de micro-société. C’est aussi parler de ces relations très fortes entre nous, puisqu’ici, tout le monde se connaît ; tout le monde est plus ou moins parent. C’est cela qu’il faut intégrer dans l’insularité. Peut-être est-ce pour cela que nous avons mis longtemps pour écrire. Nous sommes des sociétés d’oralité dans nos iles. Il est difficile d’écrire en milieu insulaire, parce qu’on a constamment le regard de l’autre.

Insularité, parce que tous les matins nous avons la mer devant nous. Nous regardons toujours à l’horizon. C’est un peu comme quand on est dans le désert. Nous voulons savoir ce qui se passe là-bas, derrière la ligne d’horizon. Dans un passage de mon roman [L’épave], la lumière et le soleil rappellent la lumière du désert ; [l’insulaire], on est dans un désert. On se demande, « Qu’est-ce qu’ils font, ceux qui sont là-bas sur les îles à côté et au-delà ? ». C’est ça, l’insularité : cette micro-société où tout le monde se connaît et a des relations familiales, et en même temps, ce désir d’aller voir ce qui se passe derrière la ligne d’horizon.


Déwé Gorodé

Gorodé, Déwé. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Ponérihouen (2009). 15 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 30 octobre 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Coutechève Lavoie Aupont.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 30 octobre 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020