Frater Gaétan Mentor, « Déita, Retour à l’île heureuse »

hommage posthume à Déita

par Frater Gaétan Mentor

Mercedes Foucard Guignard
(21 septembre 1935 – 29 décembre 2012)

     C’est par l’entremise d’un « BBM » reçu d’Alain Trocher que j’ai appris la transition de Déita, une amie sincère, une soror, un écrivain talentueux et une initiée qui aura marqué son passage sur cette terre d’Ayti par ses recherches et sa production livresque sur l’aspect mystérieux de notre singulière petite île.

     Je la savais malade et un peu déprimée puisque quelques semaines auparavant, nous avions, avec d’autres fratres, à l’ombre d’une bibliothèque, dans une petite pièce complètement transmutée par le rite, la fumée odoriférante et les mantras, invoqué la présence des Invisibles lumineux, qui nous entourent et protègent, ainsi que l’intervention divine de l’Absolu dans nos activités quotidiennes.

     Mes trop nombreuses activités, hélas, ne m’ont pas laissé le temps libre de poursuivre avec Déita, mes entrevues sur sa vie, sa carrière, ses recherches et ses ouvrages.

     Elle m’avait même fait l’insigne honneur de me choisir, et avec insistance, comme préfacier pour sa toute dernière production. Proposition tentante que j’avais rejetée, ne me considérant point expert en la matière que traitait le livre. Mais promesse fut faite.

     Le 29 décembre, je me suis donc retrouvé préfacier errant, d’un livre à paraître dont j’ignore encore et le titre et le contenu. Je convertis ainsi mon engagement en un hommage posthume bien mérité que je voudrais intituler « Retour à l’Île Heureuse ».

     Pour la taquiner, je lui disais souvent, que son hiéronymus [1], Déita, signifiait petite déesse et qu’elle m’avait l’air d’être, certaines fois, comme une entité supra-humaine égarée parmi des êtres humains dont les divers sens trop occupés aux banalités de la vie quotidienne n’arrivaient pas à percevoir ce monde magnifique des « Dévas » [2] qui nous entourent…

     Souvent, Déita me paraissait vivre en symbiose avec ces « Déva », ces « Eloha », ces « Lwa » décrits dans ses ouvrages, peints sur ses toiles, dessinés sur ses vélins, brodés sur ses nappes ou évoqués dans ses charades…

     Elle m’a une fois confié être l’amie de Papa Legba rencontré la première fois à la Ville-au-Camp (Vilokan) près de Port-de-Paix en compagnie d’un autre initié, Me Émile Jonassaint, ancien Sénateur et Président de la République.

     Ogoun Balendjo m’a-t-elle dit aussi l’avait beaucoup impressionnée.

ancienne photo de Déita ; photographe inconnu archives de la famille Guignard, D.R.

ancienne photo de Déita ; photographe inconnu
archives de la famille Guignard, D.R.

     Drôle de cheminement pour cette Française de sang, née à Port-de-Paix le 21 septembre 1935 de Luc Foucard et d’Isabelle Markez, une Haïtienne d’origine dominicaine.

     Cette ancienne catholico-romaine dévote du Sacré-Cœur de Jésus, mariée en « l’église du Sacré-Cœur », s’est très tôt intéressée au culte Vodou. Depuis son adolescence, elle aimait écouter les chansons traditionnelles.

     « Agaou ki mache rouminant... » se remémorait-elle…

     Ses premiers contacts avec le Vodou, c’était de la musique Racine [rasin] jouée par des voisins mais surtout la Campagne des Rejetés de l’Église Catholique qui par ses pamphlets lui fournirent moult informations sur le Vodou et ses Lwa.

     Sa première cérémonie, ce fut en compagnie de son mari, le Saint-Marcois Gérard Guinard (décédé en novembre 2011), chez le Papaloi William Destin qui, monté par Papa Lemba, lui aurait chuchoté :

     « Gran Fem, Fem 3 chimen, Fem 7 Kafou, mrein salue ou » (Grande Femme, Femme des trois chemins, Femme des 7 carrefours, je te salue)…

     Déita, surprise par cette marque d’attention, lui répondit timidement par une inclinaison de la tête.

     William Destin sera arrêté sous Duvalier père et la situation politique s’empirant, Déita prit le chemin des Etats-Unis d’Amérique où elle s’établit à New York.

     Et paradoxalement, c’est dans les remous de cette mégapole américaine, que se sont intensifiés, son intérêt et sa passion pour le culte de nos ancêtres africains.

     Les rites Rada, Pétro ainsi que les Sociétés Secrètes ont retenu son attention. De retour en terre natale, elle fit de nombreuses rencontres, assista à d’innombrables cérémonies et danses, même chez les Bizango/Shampwel de triste renommée.

     Dans son livre Mon pays inconnu, elle relate, avec art et savoir, ces visites « risquées » dans des domaines « interdits » aux non-initiés.

     Elle m’a raconté avoir rencontré le Dr Wade Davis, ce courageux ethnobotaniste américain, auteur d’un ouvrage célèbre, dont les thèmes ont servi à la production du film « The Serpent and The Rainbow ».Lors de notre conversation, elle s’était même offusquée de certaines révélations faites par Davis dans son ouvrage et a fulminé contre le nommé Marcel Pierre [3], l’informateur haïtien, qui selon elle, aurait par la suite succombé d’un cancer.

     Née dans une famille de 9 enfants, Déita en a eu quatre : 3 garçons et une fille. Vers 17 et 18 ans, elle a suivi des cours de peinture. Elle a vécu 10 ans à New York et là s’est affiliée à l’AMORC et à l’OMT, deux organisations initiatiques mondialement reconnues. De 1982 à 1989, elle fut professeure de théâtre à l’École Normale Rurale (Frères). En 1984, elle a collaboré au Nouvelliste dans la section Nouvelles littéraires et fut bibliothécaire au Collège Saint Louis de Bourdon. De 1987 à 1989, elle a été membre du comité de rédaction de l’Imprimerie Henri Deschamps.

     Déita ne se contenta pas de travailler et de faire des recherches, elle agrémenta sa vie et son public, par la production d’ouvrages et de pièces de théâtres très prisés :

1963 : Les désespérés
1978-1979 : Filibé (théâtre)
1981 : Majòdyòl (poésie en créole)
1986 : Nanchon (ethnodrame en créole)
1989 : Contes des jardins du pays de Ti Toma, tome 1
1989 : Esperans Dezire (roman en créole)
1991 : Kont nan jaden Peyi Ti Toma (en créole)
1993 : Objets au quotidien – Art et culture populaire en Haïti
1993 : La légende des Loa / Vodou haïtien
1997 : Mon pays inconnu, tome 1
2000 : Mon pays inconnu (Sociétés secrètes et Rara), tome 2
2003 : Contes des jardins du pays de Ti Toma, tome 2

     Ses derniers ouvrages sont : L’Île Heureuse/ Lilerez (conte/kont en créole) publié en 2006 quoiqu’écrit en 1979, le Répertoire pratique des Loa du Vodou haïtien sorti des presses en 2006 et Les Proverbes de mon pays Haïti Toma paru cette année [2012].

     Ma première rencontre avec l’écrivain remonte à la célébration d’une messe faite en mémoire de l’Empereur Dessalines organisée par un groupe dont Myriam Gervil et Yverose etc. La messe dite, on s’est rendu au grand cimetière de Port-au-Prince à l’endroit où selon un des fossoyeurs, serait enterré, des restes du Père fondateur ramenés humblement par Défilée La Folle…

     Malgré le doute qui me rongeait, j’étais très ému car mon aïeul l’adjudant-général Étienne Victor Mentor, l’un des proches collaborateurs de l’Empereur, l’auteur véritable du projet de constitution ensuite modifié par Juste Chanlatte et Boisrond Tonnerre et quelques autres, a lui aussi été assassiné par les hommes de la révolution triomphante quelques jours après le parricide du Pont Rouge.

     Depuis cette rencontre sous d’impériaux auspices, Déita et moi avons nourri et conservé une sincère amitié malgré la différence d’âge profane.

     Je l’ai vue pour la dernière fois, chez moi, il y a de cela quelques semaines, dans le cadre d’une prière spéciale, à son intention, en compagnie de personnes qui lui sont chères comme les frères Alain et Stéphane Trocher et d’autres, tels que JHP et EP.

     Ce 29 décembre, quelques secondes avant la 13ème heure [4], l’heure hors du temps, l’heure de l’esprit mystique, l’heure du Bouddha selon le Bouddhisme Zen, elle demanda à Thomas (Saint Thomas ?) : « Ki lè li ye ? » (Quelle heure est-il ?). Celui-ci répondant qu’il ne savait pas, Déita lui rétorqua : « Lè a rive, m’prale » (L’heure est venue, je m’en vais). Il était 13 heures exactement. Alors, elle baissa la tête vers la terre pour laisser s’élever son âme vers les cieux.

     Elle a transité 4 jours après la naissance du Sol Invictus (anciennement connu comme Sol Elagablus ou Elagabla [ou Legba ?]), 2 jours avant le nouvel an, sans bruit et sans soupir, impassible et stoïque, à l’âge symbolique de 77 ans, deux fois 7, 7 chiffre de la perfection. Elle a pris le chemin de « l’Île Heureuse » où la « Balance » pèse « toute chose avec Équité et Justice » [5].

     Avec « Foksafèt » [6], Gérard, Marie et les autres qui l’ont précédé, elle est assise « à l’Île Heureuse où tout » est « en harmonie » et regarde « impassible » de là-haut, « la démence des chrétiens vivants » ici-bas.

     Déita, ce 29 décembre, a laissé sa « prison de chair où » son karma l’avait enfermée pour cette expérience terrestre et a rejoint son île enchanteresse, son « Île Heureuse », où son sourire comme une ondée bienfaisante nous bénira sans cesse.

     Son « Île Heureuse » là où « personne ne ressemblait à personne » rappelle étrangement ce Répertoire des Lwas, là où tous les Lwa sont dissemblables, qu’ils/qu’elles soient Rada, Nago, Marassa, Dantò, Baron, Guede, Pierre, Congo, Pétro, Gàd ou Rois Mages. Ils ont tous leurs « Règlements » et il y a une manière de procéder envers chacune de ses divinités si l’on se réfère à son livre.

     Dans « l’Ile Heureuse », Dieu semble s’appeler Balance, la Balance Cosmique, la Loi qui maintient l’Équilibre Universel. Et c’est en compagnie de ce Dieu Universel, manifesté en autant de divinités fonctionnelles, dans l’une des nombreuses demeures célestes, près d’un de ses avatars, que se trouve Déita, notre chère amie, en cet Orient Eternel.

     À sa famille éplorée, à Luc, Réginald, à mes amis Gérard, Chantale et Rony, à ses nombreux amis, à ses lecteurs, nous présentons nos plus sincères regrets et à notre amie, en sus de nos pensées lumineuses, nous lui présentons les salutations traditionnelles de toutes les nations qu’elle a côtoyées ici-bas :

     Au nom des Rada, Nago, Musulman, Congo et Pétro, nous lui disons : Ayi Bobo
Aoche Nago
Salamalekou (de l’arabe Salaam Alaikum)

     Afoutayi
Bilolo
Et en mon nom personnel et en celui de ses fratres et sorores, nous lui disons : « LUMIÈRE ».

J’ai dit !

– Frater Gaétan Mentor
Dimanche 30 décembre 2012

Notes:

1 Nom sacré, surnom d’initié(e). [retour au texte]

2 Divinités masculines en sanscrit. Dévi, divinités féminines. [retour au texte]

3 Voir aussi Wade Davis, The Serpent and the Rainbow. [retour au texte]

4 En Chine et au Japon, une journée est divisée en 12 heures. [retour au texte]

5 Voir l’ouvrage L’Île Heureuse, adaptation française, page 52. [retour au texte]

6 Ibidem. [retour au texte]


« Retour à l’île heureuse : hommage posthume à Déita », par Frater Gaétan Mentor, Texte écrit le 30 décembre 2012, publié dans Le Nouvelliste du 10 janvier 2013 et présenté dans le cadre d’une journée spéciale sur Déita organisée par la Bibliothèque Nationale d’Haïti le vendredi 25 janvier 2013. L’auteur avait aussi exposé deux broderies sur 2 nappes de Déita, une contenant un choix de vèvès en couleur avec l’île d’Haïti aux quatre angles et l’autre un soleil illuminant toutes les villes de la République. Le texte est offert aux lecteurs d’Île en île par l’auteur.

© 2013 Frater Gaétan Mentor


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mis en ligne : 3 février 2013 ; mis à jour : 5 janvier 2021