Dany Laferrière, La Chair du maître (entretien)

Entrevue avec Dany Laferrière

par Ghila SROKA

le 14 mai 1997

Ghila SROKA:  À publier ainsi un livre par an, on dirait bien que tu as décidé de faire de la concurrence déloyale à Philip Roth!
Dany Laferrière: (Éclat de rire) Justement, j’ai parlé de Philip Roth dans ce livre, et de Woody Allen aussi, de ces grands travailleurs qui créent une œuvre bon an mal an.
C’est un vieux rêve… J’ai toujours associé l’écriture au travail, et j’aime bien l’idée de rendre sa copie annuelle et d’attendre un peu le feu, enfin la fusillade. J’aime bien me présenter chaque année face à la fusillade.

Tu parles de fusillade, mais tu es cependant accueilli avec bonheur par le public; tes lecteurs t’attendent toujours avec impatience.
Je faisais surtout allusion à la fusillade médiatique, bien que je n’aie pas trop, tout de même, à me plaindre de la critique.
Pour ce qui est de ma copie annuelle, il en va ainsi parce que je n’ai en tête, de toute façon, qu’un seul livre, donc il est plus facile pour moi d’entrer dans cet univers. Je n’ai pas à choisir des thèmes, des sujets: ils sont depuis très longtemps dans ma tête. C’est un seul livre que j’essaie d’élaborer en plusieurs tomes.

Pourquoi encore le sexe? Est-ce qu’il n’y a que cela de vrai dans la vie?
C’est vrai que le sexe a été très important pour moi durant ces années de formation. Mais on ne peut pas dire que L’odeur du café ait parlé de sexe, ni Pays sans chapeau, d’ailleurs. À l’adolescence, et même un peu plus tard, c’est très important, la formation du désir, l’éveil, l’initiation, enfin tous ces grands thèmes mythologiques. Je voulais expliquer cette génération et ce moment de la société haïtienne par une métaphore qui ne soit pas folklorique, tropicale, qui ne soit pas un décor ou un paysage. Et le sexe comme métaphore politique m’a paru l’élément fondamental, quelque chose d’extraordinaire parce que, dans une société où les rapports de classe sont si terrifiants, où l’écart entre les riches et les pauvres est si grand, où l’humiliation, le dédain, le mépris de l’autre sont si importants, la seule chose qui peut rapprocher celui-ci de celle-là, ou celle-là de celui-ci, c’est le désir. Et le désir de transgresser. Ce n’est pas une sexualité innocente que je décris, c’est une sexualité comme instrument de pouvoir politique, de pouvoir social, de pouvoir économique. On est en présence d’un petit groupe de gens très riches qui peut tout acheter, ou qui pense pouvoir tout acheter, et les êtres et les choses, et on a ceux qui sont prêts à vendre la seule chose qu’ils ont, c’est-à-dire leur jeunesse et leur corps. Je voulais voir si dans cet échange, dans ce commerce, dans ce contact de chair, il n’y avait pas quelque chose de plus.

Qu’est-ce que tu espérais qu’il y aurait en plus?
Ce n’est pas que j’espérais; je voulais vérifier s’il n’y avait pas quelque chose de plus, quelque chose qui, à mon avis, n’est pas innocent, car nous parlons ici d’un commerce historique. D’ailleurs, le dernier récit du livre montre que c’est une très vieille tradition dans la société haïtienne. Ce n’est pas comme d’entrer chez McDonald pour manger un hamburger et ressortir. Les rapports sexuels sont un peu dangereux puisqu’ils peuvent masquer les rapports sociaux, économiques, politiques, et qu’on ne peut pas, dans une société, se frotter à l’autre, peau contre peau, sans perdre des plumes.
Donc il y a toutes sortes de choses dans cette «Chair du maître» que l’inférieur rêve de dévorer. Naturellement, celui qui rêve de dévorer la chair du maître, qui imagine toutes sortes de stratégies, qui passe sa vie à faire des plans pour attirer les jeunes filles riches et un peu étourdies dans sa tanière, celui-là use beaucoup son temps. Celui-là est dans une situation d’infériorité parce que, précisément, les riches n’ont pas à penser le monde. Ce sont les pauvres et les gens de la classe moyenne qui doivent penser le monde, les riches l’ont déjà construit et y vivent allègrement. Donc quand vous passez votre temps à essayer d’imaginer des petites stratégies pour essayer de conquérir un monde, c’est que vous n’en faites pas partie et le temps perdu, c’est le vôtre. Et on perd quand même à la longue même si on espère qu’on va gagner, disons, l’esprit de ces jeunes filles. Le rêve que l’on caresse, c’est d’essayer d’occuper leur esprit, de les rendre folles de désir. Mais elles s’en amusent et en vivent; elles veulent avoir l’esprit occupé à des obsessions.

Et toi, à quelles obsessions occupes-tu ton esprit?
Écrire, dire, narrer, décrire, regarder, expliquer cela et démonter ce système, expliquer ces stratégies puisque, derrière tout cela, je rêve au dévoilement des comédies. Pour moi, la littérature, c’est dévoiler la comédie, c’est la destruction de la comédie, c’est lever le voile sur les choses cachées, essayer d’aller au plus profond – à cause, peut-être, d’une vieille frustration – pour montrer à l’autre que je sais très bien comment ce jeu se fait, que je connais les deux parties qui y jouent.

La chair du maître n’est ni un roman ni un récit, plutôt un rappel constant de la mémoire. Dans quelle catégorie est-ce que tu situes ce livre?
Je ne sais pas à quel genre appartiennent mes livres. Je les crois assez hybrides, inclassables, à la fois mémoire, reportage, peinture, musique – car il y a un rythme dans ces textes-là. Quand j’écris, j’essaie d’utiliser tous les instruments imaginables. Il y a un côté homme-orchestre dans cette fresque où l’on trouve 24 tableaux et énormément de personnages.

Oui, c’est une grande fresque de 24 chapitres, ou 24 tableaux.
Il y a différents tempos et beaucoup de personnages, mais le tout évolue dans le même décor, Port-au-Prince, et la même gourmandise, la même obsession, c’est-à-dire la sexualité plantée comme une épine au cœur de la ville de Port-au-Prince.

C’est Port-au-Prince, le principal personnage?
Oui, Port-au-Prince est le personnage central, qui contient dans son ventre tous les personnages. Disons que j’ai voulu ouvrir ce ventre pour voir ce qui se passait à l’intérieur, dans le but d’arriver à montrer ce monde un peu déshydraté. Ce n’est pas un Port-au-Prince avec des plantes, des fleurs. On y trouve une gourmandise de la vie mais pas uniquement cela. Il y a aussi la drogue, les bars, des endroits fermés, une vie occulte. Certaines des histoires auraient pu se passer à Manhattan, à Paris, à Montréal, un peu partout.

Tu plantes le décor, dans ce livre, comme pour un scénario. As-tu l’intention d’en faire un film?
Je ne sais pas. Mes livres sont souvent un peu cinématographiques. C’est vrai que La chair du maître aurait pu devenir un film, avec plusieurs personnages et plusieurs tableaux en même temps racontant la même chose. J’ai voulu planter ce décor pour que le lecteur sache exactement ce qui se passe, se trame. C’est la lutte des classes qui est reflétée dans toutes ces histoires un peu insouciantes de gourmandise sexuelle, une lutte terrible liée à l’Histoire. Car il y a des antécédents à tout cela; les individus en présence sont des ennemis héréditaires et, dans ce sens-là, ce n’est pas quelque chose qui aurait pu se produire à Montréal. Ce n’est pas une jeune fille de l’Université du Québec qui rencontre un jeune Haïtien fraîchement arrivé et entretient avec lui une relation amoureuse. Ce ne sont pas deux jeunes gens de Rimouski. Il s’agit d’une guerre féroce, ancienne, d’une guerre qui date de la colonie, et tous les coups sont permis et donnés.

La chair du maître, c’est aussi une partie de ta biographie, puisque les émotions du jeune Dany à 15 ans sont mises en scène, ainsi que ses fantasmes concernant les seins des jeunes filles. Est-ce que c’est la partie du corps que tu préfères chez les femmes?
Oh, c’est beaucoup dire! Bien sûr, les seins, oui, cela me touche beaucoup. On a tendance à croire que les beaux seins sont bien plantés, et tout ça. Pour moi, il faut que le décor soit uniforme, qu’il y ait une harmonie entre les seins et le reste du corps. Par exemple, je ne voudrais pas que cette femme que j’aime beaucoup, la grosse blanchisseuse – j’en ai parlé dans Chronique de la dérive douce -, ait de petits seins. C’est abondant, ça déborde du soutien-gorge, c’est d’un blanc laiteux, crémeux comme un savon lisse et on sent l’odeur du corps, du savon… Une toute jeune fille, par contre, il lui faut peut-être de petits seins bien ajustés, et d’autres, des jeunes femmes, auront des seins désinvoltes…

On retrouve tes amours dans La chair du maître. Je pense entre autres à Woody Allen, à Philip Roth, à Henry Miller, à toute cette imagerie du corps et à cet amour pour la musique communs à vos écritures…
Oui, ce sont des écrivains un peu obsédés, mais qui rient de leurs obsessions. J’aime les écrivains qui rient de leurs obsessions. Woody Allen, Philip Roth, c’est précisément cela. J’aime bien mettre dans mes livres les gens que j’aime. Je voulais que les jeunes gens en Haïti, si d’aventure ce livre leur tombe entre les mains, voient que l’on peut aisément, dans un contexte haïtien, parler de Woody Allen. Je vois cela comme un décloisonnement de ces histoires-là. Parce qu’on situe l’action en Haïti, il faudrait parler d’écrivains haïtiens! Non, je pense que, une fois le décor placé, tout le monde sait où l’on est, donc on peut parler de qui on veut. Si on va dans la bibliothèque d’un jeune écrivain haïtien à Port-au-Prince, est-ce qu’on va trouver uniquement des écrivains haïtiens?

Par contre, la seule citation du livre en est une du poète haïtien Davertige, qui vit à Montréal. Pourquoi ce choix?
Je trouvais que, dans ce chapitre-là, c’était une citation qu’on ne pouvait pas évacuer. C’est très joli et je crois que cela devait figurer dans ce chapitre, qui est un tableau naïf où une jeune Newyorkaise, férue d’Andy Warhol, de Woody Allen, change complètement après avoir vu une exposition haïtienne, tout cela parce que dans son enfance, elle avait eu un petit tableau dans sa chambre, un paysage haïtien.

J’ai d’ailleurs trouvé magnifique que tu dises que, quand tu entres dans une galerie, tu ne restes pas plus de cinq minutes. Personnellement, je ne vais pas dans les galeries pour regarder, j’y vais pour rencontrer des gens.
Donc à la page 138, dans le tableau naïf, tu cites Davertige: «Je vous annonce le printemps, le couple nu au centre du paysage». C’est de toute beauté!
Oui, Davertige est un poète qui a eu son heure de gloire, un poète important pour moi. Je trouvais qu’avec son recueil de poèmes Idem, il avait tenté, il y a 30 ans, ce que j’ai moi aussi essayé de faire ici.C’était d’ailleurs très fort parce qu’il n’avait jamais quitté Haïti à l’époque et il avait quand même un peu rêvé l’univers haïtien, dépassé les frontières. Je me souviens de ce poème: «Omabarigore! la ville que j’ai créée pour toi mon amour en prenant la mer dans mes bras et les paysages tout autour de ma tête». On n’est pas là dans un univers étriqué, on est vraiment dans un univers immense, celui d’un poète important.

La chair du maître, c’est donc 24 tableaux de la vie quotidienne, et tu insistes pour dire, à la page 17, que le sexe est une monnaie d’échange, une carte de crédit. Est-ce que ce n’est pas un crédit pour la mort, avec le sida comme partenaire aujourd’hui?
Bien avant le sida, il y a Éros et Thanatos, les deux grands mythes de la littérature occidentale. Dans ce livre, le sexe mène, à tout le moins, à la folie, parce que ce n’est pas une sexualité innocente, on n’y retrouve pas l’idée du plaisir tout simple de deux corps qui s’aiment. C’est un règlement de comptes, une guerre et, dans les guerres, on trouve la mort. Bien sûr, on comprend aussi, même si, au début des années 70, il n’y avait pas encore cette grande peur du sida, que celui-ci n’est pas loin, parce que dans le cadre de cette frénésie sexuelle, on n’a pas l’impression que les gens prennent des précautions. Ce n’est pas le moment quand l’acte sexuel constitue une attaque impromptue, rapide. Comme dans Les liaisons dangereuses, tout doit être exécuté avec célérité avant même que l’adversaire s’aperçoive qu’il a été attaqué et tué.

La chair du maître, c’est en somme le théâtre de la cruauté. Le sexe est une affaire de business.  À la page 250, dans ce chapitre tropicalement corsé, «Un jeune tigre dans la jungle urbaine», il y a toute une description sur deux hommes qui s’empoignent. J’avais rarement lu cela chez toi, je dois dire que j’ai été surprise.
Oui, certains chapitres sont très durs et, vers la fin, c’est d’une violence inouïe, cela devient presque déshydraté. Il n’y a pas ce lyrisme tropical que l’on connaît, qu’on a connu, même chez moi, dans Pays sans chapeau. Mais je crois que les livres sont ainsi faits. C’est la mémoire, l’évocation de ce qui s’est passé qui doit dominer et non le fait que c’est un beau garçon ou un mauvais garçon. Et il fallait décrire cette réalité pour démontrer que les choses, arrivées à un point extrême, allaient peut-être déboucher, à la fin, sur la révolte contre Jean-Claude Duvalier et son départ, parce que cette société ne pouvait plus vivre dans cet univers presque artificiel du sexe où l’on peut perdre son identité même.

Mais à la page 250, c’est une affaire entre deux hommes, et très violente…
Oui, c’est un truc homosexuel. C’est peut-être une première dans la littérature haïtienne. Les écrivains sont tellement prudes en Haïti sur ces questions. Ils craignent de décrire une scène homosexuelle de peur qu’on pense qu’ils sont homosexuels. J’ai essayé de mettre beaucoup de choses dans ce livre, d’ouvrir beaucoup de fenêtres différentes.
Par ailleurs, je voulais aussi qu’un jeune écrivain haïtien désireux d’explorer la violence et la sexualité dans son écriture, et qui ne trouverait pas de modèle – il y a d’immenses écrivains en Haïti; René Depestre a exploré le domaine de la sexualité, mais la violence n’a pas été explorée – constate, en lisant La chair du maître, que ce n’est pas mal, qu’un autre l’a fait. C’est pour donner aux gens la possibilité de s’exprimer que j’écris parfois de manière un peu démesurée.

Est-ce que l’homme haïtien sait aimer la femme de son pays?
Mais ce n’est pas un livre sur l’amour. Des livres sur l’amour, j’en ai écrit d’autres. Il y a eu des livres très prudes comme Pays sans chapeau, où le narrateur rencontre une jeune fille qu’il a aimée. Il est triste de cela et va la voir la nuit dans sa cour. C’est très Roméo et Juliette. J’ai décrit l’amour entre un petit garçon et sa grand-mère, entre un garçon et sa mère, sa fiancée, mais parfois je choisis de décrire des rapports beaucoup plus corsés, violents, dénués d’amour. Il y a une façon de se débrouiller pour survivre avec ce que le bon Dieu nous a donné, le corps, le sexe. Ce livre-ci fait partie, avec Le goût des jeunes filles, de cette catégorie des livres qui se passent en Haïti, où les relations sexuelles sont plutôt politiques, économiques, sociales.

Les femmes, Dany, ont toujours été ton obsession. Parle-moi de celle que tu décris à la page 304, la Blanche qui est pire qu’une Haïtienne. Qu’est-ce qu’une Haïtienne et de quelle façon peut-on être pire?
Vous savez, c’est une société très dure en Haïti à cause de l’écart entre les riches et les pauvres. Toute l’Amérique latine est un peu comme cela; les gens sont d’une violence inouïe face aux autres. Les inférieurs sont écrasés, les domestiques sont humiliés. Les riches sont d’une arrogance absolue. Tu les vois dans leur Mercedes, ils s’en foutent – les hommes légèrement moins, non pas qu’ils soient meilleurs, mais parce qu’ils ont toujours tendance à vouloir être candidats à la présidence, alors ils doivent frayer avec les gens, les ménager. Cela ne leur suffit pas d’être riches, il leur faut aussi avoir un impact sur la société. Mais les femmes de riche n’ont pas cette responsabilité, elles n’ont même pas, comme dans les sociétés occidentales, à s’occuper de bonnes œuvres.

Tu viens de mettre le doigt sur un véritable problème. J’ai eu la chance d’aller en Haïti au moins une quinzaine de fois avant, pendant et après Duvalier, et j’ai été témoin d’horreurs. Dans la communauté juive montréalaise, ou dans n’importe quelle communauté juive du monde, les épouses des gens riches – et on sait que les juifs sont très riches ou pas du tout -, des leaders, sont fondamentalement généreuses. Elles font du bénévolat à temps plein; cela fait partie de la tradition juive.
Ce n’est pas forcément parce qu’elles sont bonnes. C’est leur culture, elles ont appris toutes petites qu’elles doivent donner. Le bénévolat est fondamental, mais n’existe pas en Haïti. La femme haïtienne n’a pas de code moral à sa disposition. Au départ, elle doit s’occuper tout simplement de fermer ses cuisses, trouver le meilleur mari possible et, après, elle peut baiser comme elle veut. Le bénévolat, qui est l’apanage des femmes juives et des femmes occidentales d’une certaine époque, des protestantes américaines, n’existe pas dans notre culture. Faire le bien, c’est une chose qui s’apprend, c’est un métier. Il faut commencer très tôt, sinon on croit vraiment que c’est l’ordre des choses qu’on soit riche et les autres, pauvres. Ce n’est même pas la faute de la femme haïtienne, c’est celle de la société haïtienne qui n’a pas de gouvernants, qui n’a jamais proposé un code de comportement pour la femme haïtienne et qui a toujours posé le problème uniquement sous le rapport de la chasteté et de la fidélité.
Toute société doit être responsable de ses citoyens, élaborer un code à l’usage des enfants, avec des droits et des devoirs, et un autre pour les adultes. L’Occident s’est attaqué très vite à cela, bien qu’il n’ait pas toujours réussi. Il faut absolument que les jeunes filles aient à leur disposition un code de vie, un art de vivre, pour qu’elles sachent très tôt qu’elles peuvent être utiles à la société. La femme haïtienne n’a pas du tout de code, elle est livrée à elle-même, à ses chimères. Elle attend de se faire attraper par un type riche qui l’enfermera dans une prison dorée où elle passera toutes ses frustrations sur les plus petits qu’elle, sur les sans-grade. Mais tout le problème vient du fait que le sexe est au cœur de l’affaire. Quand il y en a une qui est assez jolie, on l’enferme, on ne veut pas «qu’elle rencontre»; il faut que son prix, puisque c’est une vente aux enchères, monte. Elle ne sait donc rien de ce qui se passe dans la rue et, quand elle devient riche, elle n’est même pas au courant qu’il y a de la misère dans ce pays, et elle devient d’une arrogance absolue, croyant qu’elle tient de Dieu son pouvoir et sa richesse, que c’est bien ainsi. Elles deviennent d’ailleurs très pieuses, brusquement.
Tout cela paraît contradictoire, mais se tient très bien. Même l’Église n’a pas été intelligente dans cette histoire, n’a pas aidé beaucoup. L’Église catholique a toléré cette attitude bourgeoise et n’a pas aidé au développement de la générosité et de l’implication des jeunes filles. Bien sûr, sous la dictature de Duvalier, c’était difficile: dès qu’on faisait quelque chose, on passait pour vouloir être candidat, pour vouloir remplacer Duvalier. Mais les femmes étaient plus libres dans un certain sens au niveau politique, elles auraient pu agir au plan social.

La chair du maître, c’est un très beau titre pour dire qu’au fond, la femme est une esclave, l’esclave du colonel.
Oui, c’est une esclave, mais aussi un corps dévorable et un animal de proie, un animal qu’il faut poursuivre, attaquer, dévorer.

Je dois dire que j’avais peine à te reconnaître dans tes descriptions d’attaque, de machinations dans les bars!
Ce n’est pas moi, c’est les autres! Et puis vous savez, les bons garçons, les bonnes filles sont eux aussi habités par des fantasmes terribles – nice boys do it also. Il n’y a personne qui soit complètement innocent dans sa tête.

Parle-moi de ton Amérique. Est-ce que c’est toujours un fast-food du désespoir?
Ah oui, c’est terrible comme mot, le fast-food du désespoir. L’Amérique peut être à la fois très stimulante et très décevante. Elle me donne l’impression d’un grand adolescent couché sur son lit à 2 h de l’après-midi, qui n’a rien à faire et qui est désespéré de s’ennuyer. Les adolescents sont prêts à tout pour ne pas s’ennuyer et, quand ils s’ennuient et sortent dans la rue, on ne sait pas très bien ce qu’ils vont faire, cela va dépendre de toutes sortes de choses. Il peuvent nous revenir en criminels. C’est cela, l’Amérique, c’est ce grand corps d’adolescent plein d’énergie, couché là, comme écrasé par la chaleur, dont on se demande si l’ennui ne va pas le pousser au crime.

Quand tu es arrivé à Montréal tout jeune, tu n’avais pas encore cette conception de l’Amérique…
Oui, j’avais cette conception. Depuis Comment faire l’amour, l’Amérique est totale. Il y a un paragraphe dans ce livre qui dit: «J’aime l’Amérique avec ce qu’il y a de bien, ce qu’il y a de mauvais, la bureaucratie et tout ce qu’on doit jeter et tout ce qu’on doit prendre». Je voulais dire que l’Amérique n’est pas un buffet où on choisit ce qu’on veut, il faut tout prendre. Comment faire l’amour, c’est un chant, un poème sur l’Amérique.

À la page 146 de La chair du maître, tu dis: «Nous ne sommes pas des Français en Amérique, ni des Africains en exil, mais nous sommes des Haïtiens». Je dois dire que je suis incapable de comprendre cette fierté des origines et, dans le cas d’Haïti, cela me semble une fierté mal placée. À quoi cela rime-t-il d’afficher son haïtianité dans une société où les riches écrasent les pauvres de façon éhontée?
D’abord, mon livre ne s’intitule pas Défense et illustration des Haïtiens. C’est plutôt un livre de traître, c’est-à-dire qui montre l’âme terrible, sauvage de Port-au-Prince. Mais je ne crois pas que l’échec d’une société puisse nous empêcher d’en faire partie.
Il y a toujours ce grand débat, que j’ai aussi montré dans le livre, sur la pertinence de l’indépendance s’il faut en arriver à une société incapable de survivre, à une société complètement pourrie par l’argent, trop rare pour certains, trop abondant pour d’autres, à une société dominée par la dictature, et qui semble même ne pas vouloir s’en sortir sans une nouvelle dictature, à une société où on se prend même à rêver d’une dictature éclairée et où l’on voit que l’idée de la démocratie est presque une totale impossibilité – du moins, cela ne peut pas se faire dans un cadre où il n’y a pas d’hôpitaux, pas d’écoles, pas d’argent, pas de travail et même rien à manger. Parce que la démocratie, c’est s’asseoir, se parler, et quand on ne mange pas…

Tu poses d’ailleurs clairement la question à la page 167: «L’indépendance pour Haïti, est-ce un bien ou un mal?» Qu’est-ce que tu réponds à cela, toi?
Je dis que l’échec politique d’une société ne doit pas être imputé à ses pères fondateurs. Dessalines a fait l’indépendance d’un pays où les colons français n’étaient pas une métaphore, mais des gens qui fouettaient, qui faisaient travailler. À l’arrivée de Christophe Colomb en Haïti, il y avait un million d’Indiens. Ils ont été exterminés par le travail, pas par la guerre. Ce fut un génocide total. Ils ont été écrasés par la machine européenne, qui comprenait les Français, les Espagnols, les Italiens et les Anglais. Donc, que Dessalines et son groupe aient pu se révolter et mener le pays à l’indépendance, ce n’est pas un débat. L’être humain doit avoir sa liberté, et ce n’était pas une situation comme au Québec, où l’économie va bien ou mal, mais où on peut discuter. On parle ici d’esclavage. Durant la traversée des esclaves venant d’Afrique en Amérique, il y a eu 300 000 morts, tout simplement parce que les gens étaient entassés les uns sur les autres dans les cales des bateaux et que, là où aurait dû se trouver une dizaine de personnes, ils étaient 200, 300. On avait affaire à des gens qui n’avaient aucune morale.
Maintenant, la question est de savoir ce qui s’est passé après l’indépendance. Les Haïtiens sont le premier peuple noir du monde à avoir fait l’indépendance. Au Québec, où cela se passe entre Blancs, anglophones et francophones, on craint que, si jamais l’indépendance se fait, le Canada anglais ne nous laisse tomber, ne nous combatte. Mais lorsque ce sont des esclaves qui deviennent indépendants, ce sont tous les Blancs qui se sentent concernés. Si ces gens-là deviennent indépendants, tous les autres colonisateurs vont avoir des problèmes. C’est tout l’Occident, avec qui ce nouveau peuple aurait pu commercer, qui se ligue contre lui, tous les anciens propriétaires d’esclaves. Voyant qu’ils ne pouvaient plus faire une guerre coloniale, ils ont cherché à enfoncer ce pays en l’affamant: «Tu ne peux pas vendre tes produits». N’oublions pas que cette indépendance s’était faite, aussi, par la politique de la terre brûlée. Dessalines a éliminé toute la richesse de Saint-Domingue, il a littéralement brûlé la terre, se disant que, si l’on incendiait tous les champs de canne, les Blancs repartiraient.
Donc les gens ont mis des décennies à se remettre de cela, d’autant plus qu’Haïti étant dans la mauvaise partie de l’île, la partie montagneuse et rocailleuse – Haïti veut dire montagne -, le sol ne peut pas produire pour nourrir tous ses habitants. Naturellement, les riches ont accaparé tout ce qu’il y avait, et s’est creusé cet écart énorme entre les riches et les pauvres qui empêche toute réconciliation, tout développement. Et dès qu’il y a absence de développement, il faut qu’il y ait une sorte de garde-chiourme, des chefs, une police pour protéger les riches de la colère des pauvres, d’où la dictature. On voit donc que c’est une mécanique qui s’explique. Au Québec, pays où l’on vit bien, à la moindre dépression économique, les gens sont prêts à sauter sur les autres avec une violence inouïe, on montre du doigt les immigrants – d’ailleurs, tu le sais pour l’avoir vécu. Imagine Saint-Domingue et Haïti après l’indépendance.

Tu compares la situation d’Haïti, que tu connais très bien, avec celle du Québec, que tu connais tout aussi bien. Cependant, au Québec, jamais on ne pourra dire que les immigrants viennent voler les emplois, parce que nous venons ici par choix et que les études montrent que non seulement nous créons nos propres emplois, mais que nous offrons du travail aux autres. Mais évidemment, dès qu’on émet une opinion qui ne va pas dans le sens de la majorité conservatrice de droite, on se fait massacrer. Moi, j’ai émis une opinion à l’endroit d’un texte de Monique LaRue et elle a sorti l’artillerie lourde contre moi, appuyée par La Presse, Le Devoir et le Pen Club. C’était beaucoup pour une petite plaquette de 30 pages d’une écrivaine inconnue et médiocre. Je crois qu’il y a lieu de s’inquiéter.
Ce sont des choses qui arrivent dès qu’une société commence à être frileuse, dès qu’une situation économique un peu difficile voit le jour. Pensons, par exemple, à l’affaire Parizeau, quand il a dit: «On a perdu les élections à cause de l’argent et du vote ethnique».
Bien sûr, dans certaines parties de Montréal, des gens d’origine immigrante ont voté massivement contre le Parti Québécois, mais ils en avaient totalement le droit puisque, du moment qu’on fait le jeu de la démocratie, personne n’a le droit de venir interroger le vote des gens. Parizeau avait complètement tort, pas à cause de ce qu’il pense – il en a le droit -, mais parce qu’il a oublié qu’en démocratie, chacun peut voter comme il veut.

Au moment où nous réalisons cette interview, on lit dans la presse de vibrants appels au secours, lancés par des organisations pour venir en aide à des orphelinats d’Haïti où on crève littéralement de faim. Depuis deux semaines, il semble que cela aille encore plus mal en Haïti. La vie serait beaucoup plus chère qu’à Montréal et il y a des problèmes de fonds. Comment peut-on secourir ce pauvre peuple? Qu’est-ce qu’on peut faire aujourd’hui?
Je ne sais pas ce qu’on peut faire pour Haïti, parce que derrière le plâtrage, les petites blessures qu’on peut panser avec le bénévolat, la charité, il reste le problème politique de base. Ce qui manque à Haïti en ce moment, paradoxalement, ce n’est pas la nourriture.
Vous vous souvenez de cette stimulation au début, avec Aristide. Les Haïtiens n’étaient pas plus riches qu’avant; pourtant, les gens à l’extérieur avaient commencé à les considérer autrement, comme un peuple qui se mettait debout. On ne pensait pas à la famine. Les gens étaient prêts à aider parce qu’on est toujours intéressé par ceux qui sont en train de s’en sortir. On plaint quelqu’un qui s’enfonce, mais on aide les gens qui s’en sortent. Donc c’est cela qu’il faut retrouver. Il faut arrêter de s’apitoyer et d’envoyer ses surplus. C’est d’Haïti même que le mouvement doit venir; il faut qu’on retrouve cette stimulation, cette extraordinaire énergie de se mettre debout qu’on avait au début de la période Aristide. Cependant, le mouvement ne doit plus reposer sur une seule et unique forte personnalité, sinon on va toujours passer de l’espoir au désespoir.
En 86, j’étais à Port-au-Prince le 18 mai, le jour de la fête du drapeau en Haïti, qui commémore la réconciliation des Noirs et des Mulâtres pendant la guerre d’indépendance. Pour cette fête du drapeau en 86, après le départ de Jean-Claude, la ville était si propre qu’on pouvait manger dans la rue. Il n’y avait pas un grain de poussière dans Port-au-Prince parce que les gens, spontanément, avaient voulu donner une gifle à Jean-Claude Duvalier en lui montrant que cette ville était sale parce que sa politique était sale.
Personne ne peut aider Haïti sans qu’Haïti s’aide elle-même. Quand ce coup d’envoi aura été donné, les gens vont aller en Haïti, le tourisme va se développer. Il faut trouver un moyen d’aller en Haïti sans désespoir, sans amertume, et surtout sans mauvaise conscience. Il ne faut pas donner nos surplus à Haïti, il faut acheter ses produits, il faut investir, il faut qu’il se passe quelque chose. Il y a tellement d’éléments dans cette culture riche qui peuvent intéresser les gens. Allez-y, essayez, exploitez le peuple haïtien, mais achetez ce qu’il a à vendre. Vous verrez que le produit que vous avez acheté valait la peine, était moins cher qu’ailleurs. C’est ainsi qu’une vraie relation va se tisser.

La chair du maître est un livre à la fois érotique et hautement politique. Tu décris avec minutie et saveur un décor politique où il est question de «mentir le jour et dire la vérité la nuit». Mais aujourd’hui, la nuit et le jour ne se confondent-ils pas?
Oui, bien sûr, la nuit et le jour se confondent aujourd’hui en Haïti. On se demande si c’est une grande nuit qui recouvre Haïti. J’ai décrit cela dans Pays sans chapeau. On ne sait pas qui est mort et qui est vivant. Tout le monde ment, pas seulement au niveau du pouvoir, mais aussi dans la vie quotidienne, quand on n’arrive pas à savoir qui on est, quand on doit se cacher, se vendre, quand on ne dit pas qui on est, quand on doit toujours s’aplatir devant l’autre, quand tous ceux qui ont dix dollars en poche deviennent un patron, quand il faut cirer les chaussures…

Le chapitre qui s’intitule «Vers le sud» contient des portraits de femmes adorables. Je pense par exemple à Sue, qui affirme: «Un nègre pour moi, c’est un Noir américain, eux ils ne pensent qu’à égorger les Blancs alors qu’on ne fait que les aider». Il existe donc une différence entre un Haïtien et un Américain aux États-Unis?
Oui, il y a toujours eu cette différence, mais cela dépend de la personne qui parle. Les Haïtiens, malheureusement, en arrivant aux États-Unis, se sont toujours crus supérieurs parce que de culture européenne. Ils trouvaient que les Américains s’habillaient mal, mélangeaient des couleurs qui ne devaient pas l’être… Les Haïtiens oublient qu’ils sont d’une culture très raffinée, très complexe, mélange d’européen, d’africain, d’américain. Quand ils arrivent aux États-Unis, ils doivent habiter dans des quartiers extrêmement pauvres, et donc font face à des Américains pauvres et incultes, qui n’ont peut-être même pas fait leurs classes primaires, alors qu’eux sont parfois des universitaires.
Au fond, c’est pareil en Haïti. Si on va dans un ghetto, on va voir que ce n’est pas le même raffinement que dans un hôtel distingué.

La devise de Sue est très simple: «Pécher, manger, boire, dormir en paix et baiser un coup». Au fond, c’est ça la vie!
C’est bizarre, mais j’ai l’impression que ce n’est pas loin d’être ta devise à toi aussi… Tu n’es pas que cela, cependant, puisque tu es aussi une militante. J’aime bien te voir mener des batailles contre un certain establishment québécois, tirer sur tout le monde, marcher dans ton salon en rugissant comme un lion, excommunier certaines personnes. Je sais aussi que tu fais la part des choses.
Le Québec a raté sa chance par rapport à toi parce que tu es quelqu’un de très honnête. Je t’ai vue travailler pendant tellement d’années ici, t’impliquer, aller même à l’encontre des tiens quand c’était ta conviction. Pendant que d’autres étaient contre l’indépendance du Québec, tu étais pour, et quand il fallait être contre, tu as été contre. Tu es toujours très claire et tu exiges de tes amis qu’ils soient aussi très clairs. Tu es une combattante. Si aujourd’hui tu es prise dans cette bataille, et tu ne diras pas que je ne t’ai pas avertie, je crois que c’est avec la même force, le même courage et la même volonté de faire face à tout ce qui est un peu trop conformiste. D’autre part, je connais une autre femme, aussi, qui aime bien pécher, manger, qui aime bien cette vie simple, qui cache en elle ce désir de vie très simple. Est-ce que c’est un portrait juste?

C’est un portrait juste et faux à la fois, mais je te signale qu’il était question de Sue! Un jour, j’écrirai mon histoire au Québec. Donc ce livre dont nous parlons aujourd’hui fait partie d’un cycle de dix ouvrages. Tu nous as vraiment présenté Haïti sous toutes ses coutures. Grâce à toi, on a pu entrer dans un univers qu’on n’avait pas connu avec les autres écrivains haïtiens. Tout en dénonçant les injustices, tu n’as pas fait dans le misérabilisme et c’est ce que j’aime dans ton écriture. Mais dis-moi, est-ce que tu sais de quoi seront faits tes autres livres, une fois ce cycle achevé? Est-ce que maintenant tu envisages de passer à autre chose?
Il me reste deux livres à écrire pour compléter le cycle. J’ai le temps de voir venir.

Mais au rythme où tu vas, avec la concurrence que tu livres à notre ami Roth…
Tu sais, l’écriture, cela peut s’arrêter n’importe quand. Parfois, on ne sait pas pourquoi on écrit. On est bien parti, on commence à écrire, puis le lendemain on n’arrive pas à inscrire un mot de plus, et on se demande ce qui s’était passé la veille.

Dans La chair du maître, il y a plus d’une centaine de personnages, qu’on suit très facilement et qu’on n’a aucune difficulté à habiter. D’ailleurs, c’est très drôle parce qu’on trouve toujours quelque chose chez l’un et chez l’autre qui fait qu’on se reconnaît. Pourquoi autant de personnages?
Pour n’importe qui, tu le sais, toi qui es allée en Haïti plusieurs fois, le premier choc en arrivant à Port-au-Prince, c’est le nombre de gens dans la rue. Je ne pouvais pas faire un livre, disons, occidental: Jean aime Maryse, mais ils ont des problèmes, ils vont divorcer parce que Maryse aime aussi François. Cette cellule fermée n’existe pas en Haïti. Quand on sort dans la rue en Occident, on sait très bien qu’on va aller chez Michel et qu’après on ira prendre un verre chez Marie et qu’on montera se coucher. Mais en Haïti, n’importe quoi peut arriver. Il y a tellement de gens qui viennent de partout, qui nous agressent – des amitiés, des affections, des inimitiés, des mendiants, des voleurs, des gens sympathiques, un ami qu’on n’a pas vu depuis longtemps – que l’incroyable, le miracle peut se produire chaque jour.
J’ai vraiment pris ma caméra pour faire ce livre. Je suivais un personnage, je savais l’essentiel de son histoire, j’en suivais un autre… C’est une gourmandise, comme un enfant enfermé dans une boutique de bonbons et qui les goûte tous. On ne peut pas faire un livre en Haïti comme on fait un livre en France, en Belgique, en Suisse ou en Allemagne.

Est-ce que ta maman a lu La chair du maître?
Je ne sais pas. Je vais sûrement le lui envoyer parce que ma mère est une lectrice du marquis de Sade, ce que j’ai appris un jour par hasard d’un ami, qui habite à Montréal, d’ailleurs, et qui est son fournisseur en Sade. Je ne sais pas ce qu’elle va en penser. Ma mère est très pieuse en même temps. C’est quelqu’un qui va à l’église et qui en même temps lit Sade. Quelque part, c’est sûr que l’univers du livre est assezhard

C’est de l’érotisme qui frôle le hard de très près. Tu ne nous avais pas habitués à cela.
C’est aussi un vieux rêve. J’avais envie d’écrire un livre presque pornographique et d’y mettre assez de choses, disons le mot, intéressantes, pour que le lecteur bourgeois ne trouve pas de prétexte pour rejeter le livre. On peut toujours dire que c’est un portrait d’Haïti, mais tout le monde sait que c’est aussi un livre où les fantasmes fleurissent à profusion. On n’a pas le droit de l’ignorer, sinon ce serait de l’hypocrisie. On ne peut pas parler uniquement des articles qui se trouvent dans Playboy, il y a quand même les images.
C’était ce qu’il fallait faire, c’était une situation où l’érotisme se devait d’être un peu brutal, direct. Et puis aussi, chaque fois que j’écris, je me dis: «Pourquoi un nouveau livre?» Cette raison que j’avais, c’était de dire quelque chose de nouveau, de dire le désir, le fantasme. Toutes ces choses sont décrites de manière très narrative, on a l’impression que cela peut arriver mais, au fond, cela se passe dans la tête aussi, c’est-à-dire que ce sont des images qui sortent de ma tête et que je déverse littéralement dans le cerveau du lecteur ou de la lectrice. Je sais très bien que ce livre risque de devenir un livre culte, un livre qu’on peut détester ou aimer, mais qui vous rentre complètement dans le cerveau, vous habite.

Avec ce livre, tu viens de légitimer la littérature pornographique, comme tu as légitimé la notion de nègre. Je me souviens que, quand j’ai rencontré pour la première fois Isaac de Bankolé, l’acteur qui plus tard devait jouer dans le film Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, je lui avais demandé s’il avait lu ce livre. Il avait failli me jeter par la fenêtre en disant que j’étais une raciste à cause du mot nègre. Et je lui avais dit: «Calmez-vous, c’est mon ami qui a légitimé le mot». Finalement, tu ouvres les placards où sont enfermées les réalités qu’on camoufle.
Oui, mais ce livre n’est pas uniquement sexuel. Dans toutes les scènes sexuelles, il y a un combat social et politique. Et il y a aussi une écriture. J’ai pris toutes les précautions pour décrire ces scènes, mais je n’en ai esquivé aucune, j’ai été jusqu’au bout. C’est hard, c’est porno, mais il y a une jouissance de l’écriture, je crois, il y a des réflexions, des portraits d’Haïti, il y a toujours un regard qui va signifier, même pour la lectrice la plus pudibonde, que c’est quand même de la littérature.

Est-ce que ta femme, Maggie, a lu le livre?
Maggie n’a pas lu le livre. Je l’ai prévenue que j’avais été très loin, que j’avais vidé la question. Maggie est comme ma mère. Quand Comment faire l’amour avec un nègre est sorti, ma mère m’a dit: «Du moment que tu as du succès, mon ami, je suis bien contente». Personne n’a encore osé pointer le caractère pornographique du livre; tout le monde fait semblant de parler de tout sauf de la porno.
Je n’aime pas les livres qui se proclament «érotiques», je n’aime pas les trucs préparés. J’aime les livres que n’importe qui peut lire et où, brusquement, on se trouve pris dans une situation.

C’est ce qui m’est arrivé parce que, au départ, tu plantes un décor où il est question d’une femme qui se bat pour défendre sa fille qui veut aller à l’école et qui fait de la couture toute la nuit pour une bourgeoise qui ne la paie pas. On pense alors à des thèmes plus sociaux, politiques…
Oui, c’est sûr, au fur et à mesure qu’on avance, c’est de plus en plus dur; le dernier chapitre en est un exemple. Par contre, le plus long chapitre du livre, «La maîtresse du colonel», ne contient aucune scène de sexe. Il faut être très stratège, il faut jouer au chat et à la souris avec le lecteur ou la lectrice, ne pas trop le brusquer, mais sans jamais faire de concessions sur ce qu’on veut décrire. Le livre commence timidement et, au fur et à mesure, «ça monte». Et le lecteur est tellement pris qu’il ne peut plus jeter le livre. Je l’intoxique, il est à Port-au-Prince, il ne peut plus quitter cette ville avant la fin du roman. Il veut savoir la suite et, comme ce sont des textes assez courts, assez ronds, il y en a toujours un nouveau pour le tenir en haleine. Donc il est intoxiqué, il est pris là – c’est comme dans le désir -, et il doit boire jusqu’à la lie.

Au moment où l’on se parle, tu es à Montréal dans le cadre d’une promotion parce que ton livre vient de paraître. Bien évidemment, La Presse a fait sa première page là-dessus, tu es passé avec Christiane Charette, à Sous la couverture, qui est une émission sur les livres, tu es allé chez Marie-France Bazzo. Quand j’ai écouté ces émissions et lu les articles, j’ai eu l’impression qu’on parlait d’un autre livre. Les journalistes qui t’ont interviewé ont complètement évacué l’aspect sexuel. Est-ce que tu crois qu’on n’a pas lu le même livre?
Non, vous avez lu le même livre, mais l’astuce, c’est qu’il y a beaucoup d’informations sur Haïti, de stimuli, qui s’adressent à l’intellect du lecteur. Les scènes sexuelles, quant à elles, s’adressent au lecteur d’une façon plus intime; il reçoit donc ces effluves de désir, les ressent, mais n’en parle pas nécessairement dans les salons. Tout le reste, ce qui a trait à la lutte des classes, les descriptions urbaines, les portraits, tout cela peut faire l’objet de conversations dans les salons et ailleurs.
C’est pour cela que je n’aime pas les livres érotiques, les livres pornographiques, parce que je les trouve complètement nuls. Cela vous empêche de les lire. On peut les feuilleter, mais pas les lire en public. Moi, j’ai fait un livre qu’on peut lire en public parce que je donne assez de possibilités au lecteur de croire qu’il est en train de lire un livre d’écrivain, une œuvre culturelle. Il peut discuter avec son voisin des thèmes qui sont soulevés, et les scènes sexuelles arrivent comme la cerise sur le gâteau, comme un cadeau.

C’est un très beau cadeau, merci.


Le texte ci-dessus, « Dany Laferrière: la chair du maître », est une interview inédite, publiée pour la première fois sur Île en île avec la permission de Ghila Sroka.
Par la suite, il est publié dans Conversations avec Dany Laferrière. Interviews de Ghila Sroka. Montréal: La Parole Métèque, 2010, pages 75-91.

Dans l’introduction à l’entretien dans cette publication de 2010, Ghila Sroka écrit (page 75):
« Lorsque, le 14 mai 1997, j’avais enregistré cette interview avec Dany, j’étais à mille lieues d’imaginer qu’un jour, neuf ans plus tard, je rencontrerais Laurent Cantet, réalisateur de Vers le Sud, une adaptation de La chair du maître à partir de trois nouvelles du livre.
Après la projection du film à Montréal, j’allai vers lui pour le féliciter. Il me dit alors que mon interview, parue sur le site « Île en île », l’avait beaucoup aidé dans ses recherches. J’en fus très heureuse, tout comme de constater que mes interviews faisaient du chemin. »

© 1997 Ghila Sroka et la Tribune Juive, © 2000 Île en île


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mis en ligne : 2 novembre 2000 ; mis à jour : 21 octobre 2020