Dany Laferrière, « Ce livre est déjà écrit en anglais, seuls les mots sont en français »

Photo de Dany Laferrière © Ludovic Fremaux Mai 1997 - Bibliothèque nationale, Montréal (Québec). Photo prise peu avant l'enregistrement de Sous la couverture, pour Radio-Canada. À gauche: Hélène Tremblay, maquilleuse.

Photo de Dany Laferrière © Ludovic Fremaux
Mai 1997 – Bibliothèque nationale, Montréal (Québec).
Photo prise peu avant l’enregistrement de Sous la couverture, pour Radio-Canada.
À gauche: Hélène Tremblay, maquilleuse.

Avant d’aller à l’école, à Petit-Goâve où j’ai passé mon enfance avec ma grand-mère, j’ai surtout parlé créole. Ma grand-mère est un personnage exceptionnel qui a illuminé mes premières années (J’ai raconté notre complicité dans deux livres : L’Odeur du café et Le charme des après-midi sans fin). Ma grand-mère, j’imagine comme beaucoup d’autres grand-mères, m’a nourri d’histoires, de contes et de proverbes créoles. Il n’y a pas eu que cet aspect un peu folklorique. Toute la vie quotidienne se passait en créole. C’est la langue que je parle sans penser. Et c’est dans cette langue que j’ai découvert qu’il y avait un rapport entre les mots et les choses. Dans le créole, il y a des mots que j’aime entendre, des mots que j’aime dire, des mots qui me sont bons dans la bouche. Des mots de plaisir, liés surtout aux fruits, aux variétés de poissons, aux désirs secrets (des mots à ne pas prononcer devant les grandes personnes), aux jeux interdits. Et aussi des mots solaires qu’on peut dire à haute voix, partout, et qui sont sonores, chauds, sensuels, sans aucune référence à la sexualité. C’est tout un monde, aussi complexe que le monde des choses, que je découvrais au fur et à mesure. Le mot «mango» évoquait non seulement l’odeur, le goût, la chair, mais surtout le poids de la mangue. En plus, c’est un mot qui me faisait rire, je le trouvais drôle, je ne sais pas pourquoi.Après ce long, magnifique et libre apprentissage, j’appris avec ahurissement qu’il fallait aller à l’école. Quelle idée: et pourquoi ? Moi qui venais d’apprendre une langue tout seul, sans voir les mots et sans grammaire, en moins de trois ans, et qui étais capable d’emmagasiner des centaines d’images, de mots, des situations dans ma tête, dans mon corps, dans mon coeur. Moi, le jeune demi-dieu de la rue Lamarre qui régnait sur un monde vaste, complexe, vivant, grouillant, toujours affairé, le monde des bestioles. Les fourmis, les mouches, les papillons, les libellules détalaient à ma vue, sinon je les emprisonnais dans des bouteilles ou des boîtes d’allumettes. Il me fallait aller à l’école. Pour apprendre ce que je sais déjà ? Oui, me répond-t-on, mais cette fois en français. Et c’est quoi le français ? Un fruit exotique ? Une variété de poisson ? Ou un mot obscène ? Non, c’est pire. C’est une nouvelle langue ? Mais j’en ai déjà une, et j’en parle aussi une. Pourquoi apprendre une nouvelle langue ? On ne pouvait pas m’expliquer, à l’époque, toutes ces choses que j’apprendrai plus tard. Qu’il me fallait apprendre le français si je voulais être traité comme un être humain, car ceux qui parlent créole sont des sauvages, qu’en parlant français j’aurai la possibilité de converser avec d’autres gens venant d’autres pays (et si je ne veux pas leur parler ?), que la très grande majorité des livres et même ceux qui racontent mon univers sont écrits en français, et qu’en fin de compte le français est une langue de civilisation, donc si tu veux sortir de la sauvagerie, il fallait parler français…  Le français est la langue du gagnant, et le créole, celle du vaincu.

Un moment : on a gagné la guerre de l’Indépendance, et c’est pour cela que nous sommes un pays et non une colonie. En êtes-vous sûr ? La première chose qu’on me fît savoir à l’école, c’est que tout ce que je savais ne valait pas tripette si je ne le savais pas en français. Il fallait dire « mangue » et non « mango », ces deux mots sont si proches qu’on aurait pu nous laisser celui-là. Et « mangue » me fait penser, en moins drôle, à « mango ». Je me souviens d’un professeur qui, pour m’adjoindre à parler plutôt français que créole, me lançait un violent « exprimez-vous ». Cela sous-entendait que quand on parle créole, on ne parle pas forcément une langue humaine.

Quelque temps plus tard, je suis allé à Port-au-Prince continuer mes études secondaires. Et là, la bataille faisait rage autour de « la question nationale », comme on disait à l’époque. Des gens en colère entendaient redonner au créole sa vraie place. Et celui qui parlait français était vu comme un traître, un colonisé, un acculturé, enfin, il n’y avait de mots assez sales pour le nommer. Les collets montés. Les valets de l’impérialisme français. Les dénaturés. C’est ainsi qu’on étiquetait tous ces « faux-français » qui se servaient de la langue française, plutôt celle de Racine que celle de Rabelais, pour remettre quelqu’un à sa place, à sa classe sociale. Comme disait ce général américain au moment de l’occupation d’Haïti par les troupes américaines : « C’est simple, ceux qui sont chaussés savent parler français ». Et c’est la même chose dans toutes les anciennes colonies. La langue du colon sert d’épouvantail pour repousser la foule trop pressée de grimper l’échelle sociale judéo-chrétienne. S’ils sont tous noirs (Hé, papa, pas tous; car il y a les mulâtres qui parlent avec un fort joli accent une langue impropre, selon les intellectuels qui se retrouvent en grande majorité dans la classe moyenne), alors comment les différencier ? Par la langue, frère.

Mais cette langue est fortement remise en question. À partir de la fin des années 60, les jeunes gens du monde entier remettent tout en question. Tous mes amis se sont embarqués joyeusement comme des marins en goguette dans l’affaire de la langue. Mais c’était beaucoup plus profond qu’une question de langue. La Culture, cette culture européenne tropicalisée, étaient questionnée de toutes parts. Il ne s’agissait pas seulement de parler créole, il fallait vivre en créole. Et qui représentait le mieux cette manière d’être ? Les paysans. On se dépêchait de manger, de danser, de faire la musique, de faire la cour, et surtout de parler comme les paysans. Le créole avec un accent français pointu n’était pas bien vu. C’était toléré dans la mesure où la transition se faisait rapidement. Les contes, les histoires, les proverbes de ma grand-mère m’étaient revenus à la mode. On s’habillait même comme les paysans. C’est dans cette atmosphère un peu survoltée et vaguement ridicule que j’ai dû quitter Haïti, poussé par les sbires de la dictature de Duvalier fils. Je portais, ce jour-là, une chemise bleu de Siam, à la manière paysanne. À peine si je n’avais pas la machette qui accompagne le paysan partout. Je crois que la machette (cette redoutable arme blanche) n’est pas admise dans les avions.

J’arrive à Montréal, et je tombe tout de suite dans le débat national : celui de la langue. Je venais, il y a à peine cinq heures de quitter un débat sauvage sur la langue où le français symbolisait le colon, le puissant, le maître à déraciner de son inconscient, pour tomber dans un autre débat sauvage où le français représente, cette fois, la victime, le colonisé, celui qui demande justice face à l’anglais tout-puissant. Qui choisir ? Mon ancien colonisateur : le Français. Ou le colonisateur de mon ancien colonisateur : l’Anglais. Le français fait pitié, mais je sais qu’il fut un maître dur. Finalement, je pris une décision mitoyenne. Je choisis de devenir un écrivain américain écrivant directement en français.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Alors qu’il traduisait en anglais mon premier (Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ? ), je fis comprendre à David Homel, mon traducteur, que ce sera facile puisque le livre est déjà écrit en anglais : seuls les mots sont en français. Et ce n’est pas une jolie formule lancée à la légère pour amuser la galerie. Homel, lui-même, devra me donner raison plus tard. Et dans les critiques parues au Canada anglais et aux États-Unis, personne n’a mentionné le fait que l’auteur n’était pas un nord-américain. La manière, en effet, était nord-américaine: un style direct, sans fioriture, où l’émotion est à peine perceptible à l’oeil nu. Le contexte aussi : la guerre interraciale où le nerf est le sexe. Rien de caraïbe, où l’érotisme est généralement solaire, tropical et consommable (genre Depestre) ; ici, le sexe est politique et se fait presque sans sentiment (« Dans l’acte sexuel, avance le narrateur de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ?, la haine est plus efficace que l’amour »). Pour écrire un pareil livre, il m’a fallu me dé-investir de la culture traditionnelle franco-caraïbéenne. Avec Eroshima, le roman suivant qui raconte toute sortes d’histoires se passant dans le métro de Montréal, à Berlin, à Rome avec l’écrivain Moravia, à New York avec le jeune peintre Basquiat ou l’écrivain Norman Miller à San Francisco, à l’aéroport de San Juan ou dans le chic quartier Outremont de Montréal en compagnie d’une photographe japonaise ou du chanteur Leonard Cohen, tout ça sous la menace imminente de la bombe (« Tombe, bombe », et « L’apocalypse n’est qu’un mauvais quart d’heure à passer », sont des titres de chapitre).

On est loin des préoccupations d’un Chamoiseau ou d’un Confiant. Mon combat ne se faisait plus avec la France. J’avais réglé le cas de la France d’une manière inusitée, en lui faisant affronter un monstre plus fort que lui, l’Amérique. Comment ? Et bien, j’avais découvert par hasard que je vivais en Amérique, qu’Haïti était en Amérique et non en Europe. Pour moi, tout devenait alors simple : si la France, comme je le constatais (le cinéma, la littérature, la gastronomie même, puisque le hamburger est l’aliment préféré des jeunes Français, le sport aussi puisque les dieux du basket règnent aussi en France, etc) se mettait à genoux devant l’Amérique, cette Amérique, alors pourquoi je baisserais la tête devant la France ? Pourquoi ne pas adorer le vrai dieu ? L’ancienne équation (J’adore la France qui adore l’Amérique) me parut brusquement étrange. Je n’ai qu’à répéter sans arrêt : je suis en Amérique. C’est moi l’Amérique. On se demande même comment la France s’était prise pour m’enfoncer un tel bobard dans la tête ? Me faire croire que je n’étais pas en Amérique. Il faut, malgré tout, applaudir le magicien. Le Barnum de l’identité. Quel exceptionnel tour de passe-passe : Faire croire à des millions de gens pendant au moins deux siècles qu’ils ne vivent pas à l’endroit où ils habitent. Chapeau ! Si je ne crois plus en la France, si je ne crois plus que je suis en France, alors se termine en même temps la nostalgie de l’Afrique. Il faut la France pour que l’Afrique, cette Afrique-là, puisse exister dans ma tête. C’est un couple, et comme pour tout couple, on ne sait plus avec le temps qui avait raison ou qui avait tort. Franchement, mon cher, je m’en fous. La France et l’Afrique m’ont créé. Si j’élimine un, l’autre disparaît au même moment. Cette Afrique mythique n’existe que dans la Caraïbe. C’est une invention d’intellectuels aux abois. Contre la trop puissante France, ils ont inventé cette Afrique. Mais ça ne marche pas. Un rêve contre un mythe. Trop fantasmatique. Cet Univers complètement artificiel a contribué à créer une élite intellectuelle véritablement schizophrène. La France colonisatrice et l’Afrique mythique. Réveillez-vous les gars, nous sommes en Amérique. Mais quelle Amérique ?

Intéressante question que je me ne m’étais pas posé au début de cette aventure. C’est vrai : quelle Amérique ? Le Nouveau Monde fut ma réponse. J’ai découvert qu’en parlant de ma grand-mère dans cette petite ville de la frontière sud-ouest d’Haïti, Petit-Goâve, je me plaçais au coeur du Nouveau Monde. Un monde à la fois réel et rêvé. À partir de ce moment, j’ai remonté la piste jusqu’à mon enfance. Et c’est là que j’ai rejoint brièvement Chamoiseau. Pour le quitter tout de suite sur la terrible question de la forme. Pour moi, cette écriture créole avec une surcharge de mots chatoyants ne dit pas l’Amérique. C’est une spécificité qui nous enfonce plus profondément dans le giron de la France. On dira littérature caraïbéenne avec comme un goût de fruit tropical dans la bouche. Pour moi aussi, la littérature peut être une plongée dans les profondeurs de l’angoisse. Alors que ce qu’on appelle encore aujourd’hui littérature caraïbéenne me semble trop physique et pas assez métaphysique. Comme si les individus nés dans la Caraïbe ne pouvaient parvenir à l’abstrait. Seul le concret nous est possible. Le drame, c’est que nous sommes fondamentalement abstraits (les proverbes, les chants sacrés, les vévés du vaudou) dès que nous touchons à notre intériorité. Et plutôt folkloriques et vides à l’instant que nous voulons plaire à l’Autre. Il n’y a pas de littérature sans intériorité. Il n’y a pas de littérature sans intimité. Ni sans secret. Nous avons perdu ce sens du secret parce que nous (de la Caraïbe et d’ailleurs) parlons à quelqu’un (la France) qui a fixé cette langue et qui garde encore sur elle la plus forte autorité. Et tous ces jeunes gens de ces pays lointains qui apportent du sang neuf à la langue française et à qui on fait croire que leur travail à un certain effet sur cette langue. Regardez-les ici, à Bruxelles, plus décidés que jamais à dire leur mot dans cette histoire. Broutilles : combien sont-ils en vérité ? Ils n’ont aucun levier de commande important. Les dictionnaires, les grammaires, les manuels, les émissions littéraires, les journaux distribués dans les pays parlant français, l’académie, la très grande majorité des romans, essais, livres d’histoire et livres-jeunesse, tout cela vient de la France. Sans compter les puissantes maisons d’édition ou les tentaculaires réseaux de distribution. Ce n’est pas rien. Et tout individu qui entre dans ce système est appelé à être broyé. C’est le problème avec l’indigénisme et ses dérivés. À première vue, la démarcation semble précise et bien visible, mais quand on regarde de plus près, on voit les trous. Il y a un rapport direct avec la France. Et c’est la langue.

Nous devons raconter nos histoires (et beaucoup sont liées à la colonisation d’une manière ou d’une autre) dans une langue qui nous est propre. Notre langue française. Dire notre quotidien avec nos mots (des mots qu’on regarde fascinés au creux de sa main comme si c’était des papilles d’or) et c’est là l’erreur d’après moi. La langue tient une place trop importante dans cette littérature créole. On s’enfonce trop souvent, sans machette, dans une jungle de mots chatoyants, rutilants, multicolores qui finit par étourdir même le lecteur caraïbéen, surtout le lecteur caraïbéen qui s’étonne d’abord de voir tant de mots tropicaux qu’il ne connaissait pas, avant de comprendre que le livre ne s’adressait pas à lui. Le livre a été écrit pour montrer à la France que nous avons une nature propre et les mots pour la dire. La France applaudit des deux mains et trouve séance tenante un mot pour définir tout cela : Francophonie. Pour que cela ne paraisse pas trop paternaliste (et là on enfonce le clou, comme on dit), la France choisit deux ou trois écrivains dans le lot proposé par la Caraïbe et laisse tomber le reste. De ces deux ou trois écrivains, elle affirme qu’ils écrivent le meilleur français (y compris les écrivains de France) actuel.

Le sort de la littérature et de la langue françaises, subitement, se trouve entre les mains d’un ou de deux Antillais. Parlant de Césaire, Breton écrit sans sourciller : « et c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier ». Quand je lisais cette phrase à quinze ans, j’avais toujours cru que Breton parlait en fait de sexe, et qu’il s’agissait de remplacer la langue française par la femme française. D’ailleurs, j’avais remarqué que ce n’était pas la première fois qu’on comparait la langue à une épouse ou à une maîtresse. Et c’est peut-être cette étrange comparaison qui m’a poussé à titrer mon premier livre Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ? J’aurais pu tout aussi bien écrire : « Comment faire l’amour avec la langue française sans se fatiguer ? » Une plaisanterie secrète entre Breton, Césaire et moi. Mais, finalement, j’ai préféré le sexe parce qu’il fallait quelque chose qui attire l’attention des autres plus fortement que la langue. C’est le sexe. Bien sûr, la langue est très importante et très active même dans les jeux interdits, mais que voulez-vous, le sexe, c’est le sexe. Et pourquoi ? Et bien, à cause de l’argent. Je cherchais un moyen de sortir, au début des années 80, du circuit francophone. Et tout ce que j’ai trouvé, c’était l’argent. La grande différence entre la France et l’Amérique se trouve résumer dans ces deux mots. Sexe et Argent. Le sexe et l’argent. L’Amérique semble pudique (mais fascinée tout de même) devant le sexe, tout en étant hardie face à l’argent. Quant à la France, elle affiche une permissivité extrême face au sexe, tout en se voilant la face devant le mot argent (le mot mais pas la chose, on s’entend là-dessus). Le seul mot obscène au pays du marquis de Sade, c’est le mot Argent. J’ai décidé à ce moment de lier le mot poésie (le mot le plus pur de la langue française) avec le mot argent. Je parle naturellement de pièces sonnantes et trébuchantes.

Pendant longtemps, les écrivains ont craché sur le succès. On ne pouvait, en aucun cas, être à la fois un bon écrivain et un écrivain connu. Ils se contentaient de tirages minables et restaient de ce fait à la merci des éditeurs, des libraires, de tous les intermédiaires possibles. Et ces mêmes écrivains se permettaient de donner des leçons à tout le monde. Le pire, c’est que cet état de choses n’a pas beaucoup changé aujourd’hui. Quel jeune écrivain aurait l’audace de refuser de publier son premier roman chez Gallimard (je prends le plus prestigieux) uniquement parce qu’il trouve le contrat inacceptable ? Il est heureux, au contraire, de donner presque gratuitement la chair de sa chair, le sang de son sang, en un mot cinq ans de dur labeur. Et le jour de la signature du contrat, il réunit bien quelques amis pour fêter ça. Essayez donc de lui faire savoir, même gentiment, que Gallimard est un commerçant comme un autre (oui, oui) dont le but principal est de vendre des livres, le plus de livres possible. Allez lui dire que cette puissante maison possède une armée de comptables et des héritiers nerveux qui passent plus de temps à feuilleter les livres de la comptabilité qu’à lire les poèmes de René Char. Touchez-lui un mot de tout cela et vous le verrez pousser des cris d’horreur. Ce jeune écrivain n’écrit pas pour devenir riche ni pour être connu. Il écrit pour être lu (et c’est déjà une concession, croit-il). Je reste sidéré de voir qu’un tel jeune homme si lucide et si intelligent (selon les propos mêmes de la critique) ne soit pas capable de remarquer que, précisément, il y a une relation très serrée entre être connu, être riche et être lu. Plus vous êtes lu, plus vous deviendrez connu, et plus vous êtes connu, plus vite vous serez riche. Et LIBRE au bout du compte. Je n’ai jamais perdu de vue cette équation.

(Extrait de Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ?)

Voilà de quoi je parle quand je parle d’américanité. Et quand je vous dis que je suis un écrivain américain écrivant directement en français, et non un écrivain francophone. Comment tout cela a-t-il commencé ? Et bien, c’est très simple : en arrivant à Montréal, comme j’étais seul, sans parents ni amis, je me suis mis à travailler dans différentes usines (et cela pendant près de huit ans). Ce qui a eu pour effet de changer totalement ma vision du monde. Imaginer qu’en Haïti, je vivais encore chez ma mère et mes tantes qui s’occupaient de moi comme d’un jeune prince. À vingt-trois ans, non seulement je n’avais jamais travaillé (bien sûr je faisais des chroniques culturelles dans les journaux, à la radio qui me rapportaient si peu que mon salaire me permettait à peine de payer quelques verres aux amis, à acheter quelques bouquins, un ou deux disques et à inviter une fille au cinéma). Je n’avais aucune responsabilité, ni aucun sens de la responsabilité, me contentant de regarder ma mère et mes tantes courir à droite et à gauche chercher l’argent du loyer, de la nourriture ou mes vêtements. J’étais ce qu’on appelle un jeune intellectuel du Tiers-Monde. Plutôt livresque. Le monde matériel n’existait pas pour moi. Et la chance de ma vie est arrivée quand j’ai dû partir précipitamment pour Montréal au lieu de Paris qui était ma destination normale. Je suis devenu du jour au lendemain un ouvrier. Je ne tenterai aucunement de faire ici un éloge de la condition ouvrière, au contraire, ce fut horrible dans tous les sens de l’expression. Mais cette situation nouvelle et inouïe m’avait permis de devenir responsable de ma vie :

Je constate en souriant que personne
Ne sait où je suis en ce moment.
Je n’ai pas encore d’amis
Ni de domicile fixe.
Ma vie est entre mes mains.

(Extrait de Chronique de la dérive douce)

J’avais brusquement les pieds sur terre. Quelle terre ? L’Amérique. Un endroit où il est difficile d’éblouir les gens avec de jolies formules. Tout de suite la question : que faites-vous pour vivre ? Je n’étais pas, heureusement, un éternel étudiant (écrivain à ses heures) qui discute du couple Sollers/Kristeva (je parle de l’époque de Tel Quel) jusqu’au petit matin dans des bars enfumés du Quartier Latin. Quand j’ai pris la décision d’écrire un livre, j’ai dû considérer le métier d’écrivain comme ma dernière chance pour sortir de l’usine où je crevais littéralement : « J’ai écrit pour prouver que je ne suis pas un chien » (extrait de Cette grenade dans la main du jeune nègre est elle une arme ou un fruit ?).  Et ceux qui sont vite devenus mes dieux à l’époque (Miller, Bukowski, Baldwin) sont des gars de la rue qui ont entré la rue dans leurs oeuvres. Tout de suite les romans français me parurent dévitaminés, bavards et légers en fin de compte.     Si j’ai écrit mon premier roman en français, c’est tout simplement parce que je ne connais pas assez l’anglais pour tenter une telle expérience. Et plus tard ? J’ai compris plus tard que j’avais intérêt à écrire en français pour la simple raison que cela me faisait une langue de plus. Presque tous mes livres sont traduits en anglais (7 sur 9), alors que je ne suis pratiquement pas lu en France. Même à cette époque de triomphe de la littérature antillaise dans la francophonie. Si j’avais publié mes livres directement en anglais, je suis sûr qu’un Bourgois m’aurait déjà découvert et traduit, et que Le Nouvel Observateur ou le Monde aurait dépêché un de ses reporters afin de dénicher dans sa tanière de Miami cet écrivain antillais déjà connu en Amérique du Nord. Mais j’ai écrit en français et je sais que c’est une tare en France si vos romans ne sont pas assez folkloriques (avec ce vocabulaire chatoyant). Mais je ne regrette rien puisque je garde encore ce rêve d’être reconnu dans le monde de la francophonie comme un écrivain américain à qui il est arrivé tout simplement d’écrire en français.

– Dany Laferrière


Le texte ci-dessus, « Ce livre est déjà écrit en anglais, seuls les mots sont en français », est publié avec la permission de l’auteur sur Île en île.

© 2000 Dany Laferrière


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mis en ligne : 9 mai 2000 ; mis à jour : 21 octobre 2020