Daniel Lauret, Monsieur Oscar


(extraits)

Présentation: La quête guadeloupéenne de Résolue – dans À la recherche d’une odeur de grand-mère* – rejoint celle du narrateur réunionnais fouillant les souvenances d’une mémoire oubliée, les branches d’une histoire de vie et les photos jaunies de l’album de famille, pour donner vie à la figure d’un grand-père raconté, pour donner corps au Monsieur Oscar qui a habité son enfance comme une légende.
* À la recherche d’une odeur de grand-mère, de Dany Bébel-Gisler (Pointe-à-Pitre: Jasor, 2000).

     Je devais avoir six ans et demi, surtout et demi. J’allais rencontrer Monsieur Oscar pour de vrai. Avant, on vit dans l’inconscience et la mémoire avale les souvenirs. Depuis, j’ai appris à garder les yeux ouverts, mais je n’y arrive pas toujours. Ils se referment malgré moi, irrésistiblement, comme un tic, au tintement d’une cloche d’église, qu’elle sonne un carillon d’Angélus ou la mesure d’un enterrement. Plus encore, lorsqu’un marteau s’acharne à heurter la tête d’un clou pour l’enfoncer dans une planche sans défense.

     Monsieur Oscar m’accueillait pour soulager mes parents. Il a bien vu que j’étais abandonné à la tristesse. Il m’a installé sur ses genoux et il m’a juré que je faisais partie de ce qui lui restait au monde. Il m’a expliqué que la famille c’est d’abord les grands-parents puisqu’ils sont plus grands que les parents. De toute façon, à l’arrière, il ne restait plus que lui. Les autres, le pépé Ti-Jules, la Mémène de son vrai nom Philomène, la mamie Léontine, ils avaient baissé trop vite. Sauf sur les photos qui les montraient toujours fringants en uniforme de soldat ou robes de dentelles.

Présentation: Pendant qu’en Martinique, le maître de l’école Perrinon hypnotise la « petite personne » de Patrick Chamoiseau par « son aller-venir autour de son bureau avec un registre d’appel »*, Francette fait chanter à ses élèves du CE2 les chants de la mère patrie. Dans la solennité d’un rituel quotidien, l’institutrice prolonge l’école de France jusqu’aux colonies. La baguette magistrale lui confère, le temps de journée de classe, une autorité qui n’a rien a envier à celle du Monsieur Roc pour lequel l’élève de La Rue case nègres** éprouve autant de crainte que d’admiration.
* Patrick Chamoiseau, Chemin d’école (Une enfance créole, II) (1994); Paris: Gallimard (folio), 1996: 51.
** Joseph Zobel, La Rue cases-nègres (1950), Paris: Présence africaine, 1974.

     Tante Thérèse était ma deuxième maman. C’est dans ses bras que je me réfugiais quand l’autre s’en allait le matin pour ne revenir que le soir après la classe, la voix fatiguée, chargée d’une pile de cahiers à corriger.

     L’école était à trois ravines de chez nous et le temps trop court pour rentrer à onze heures. Madame Joseph déjeunait sur un coin de bureau, dans sa classe. Loin du vacarme de la cantine. Elle avait besoin de tranquillité. Un commissionnaire assurait, à vélo, le transport des gamelles emboîtées du garde-manger: du riz bien chaud mouillé d’une bonne odeur de cari, cuit juste pour l’heure, avec des brèdes, mais sans piment, à cause de l’échauffement. Il me prenait parfois avec lui. Je voyageais sur le porte-bagages, le garde-manger entre les jambes.

     Notre équipage débarquait dans une cour encore vide. Je n’osais pas me montrer et me glissais sous la fenêtre d’où je ne pouvais voir qu’un morceau de maîtresse: le filet qui serrait son chignon, la tige de bambou qui avançait en sautillant pour suivre au tableau noir, les files de mots recommencées vingt fois et que les élèves ne criaient jamais assez fort. Ils y passaient tous, l’un après l’autre, et les voix qui se relayaient en descendant les rangs, commençaient à me devenir familières. De temps en temps, la baguette s’arrêtait, le chignon pivotait et les yeux de la maîtresse fondaient sur celui qui l’avait empêchée d’avancer. J’entendais alors buter, bredouiller, bafouiller jusqu’à ce que le voisin, renfort commis d’office, ne souffle le mot capable de faire redémarrer le bambou.

     Les chants annonçaient la fin de la matinée et dès que les élèves se mettaient à bramer «J’irai revoir ma Normandie / C’est le pays qui m’a donné le jour» ou encore «L’oiseau sur son grand chêne / Dormait bien doucement / Le ruisseau dans la plaine / Coulait bien lentement…», je savais que la cloche était sur le point de sonner la délivrance pour les cinquante-six garçons du cours élémentaire deuxième année. Les rangs ne se brisaient qu’une fois franchi le pas de la porte. La cour explosait alors en cris et gesticulations et je me demandais comment Mme Joseph s’arrangeait pour boulonner les mêmes énergumènes plus d’une heure sur un banc.


Ces extraits du roman Monsieur Oscar de Daniel Lauret ont été publiés pour la première fois dans le roman publié aux éditions Ibis Rouge, 2004, pages 15 et 62-63. Ils sont reproduits sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© 2004 Ibis Rouge Éditions ; © 2004 Daniel Lauret et Île en île pour l’enregistrement audio (3:39 minutes)
Enregistré à La-Saline-les-bains (La Réunion) le 23 avril 2004


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mis en ligne : 21 juin 2004 ; mis à jour : 27 décembre 2020