Daniel Lauret, 5 Questions pour Île en île


Romancier, essayiste, enseignant et conteur, Daniel Lauret répond aux 5 Questions pour Île en île, à Saint-Denis de La Réunion, le 4 juillet 2009.

Entretien de 37 minutes réalisé par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : James Larèche (revues par l’auteur).

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Daniel Lauret.

Note technique : à des moments donnés (surtout pendant la 5e partie de l’entretien), vous entendrez beaucoup de vent dans le microphone.

début – Mes influences
09:18 – Mon quartier
14:54 – Mon enfance
26:50 – Mon oeuvre
32:16 – L’insularité


Mes influences

Les auteurs qui m’ont marqué ? Le premier qui me vient à l’esprit, c’est Romain Gary. Romain Gary, ça a été un coup de cœur. Quand j’ai découvert Momo, au chevet de Madame Rosa, ça a été les larmes. C’est en même temps désespérant, puisqu’on se dit qu’on n’y arrivera jamais, qu’on ne pourra jamais faire quelque chose d’aussi beau, d’aussi émouvant et d’aussi bien construit… [Quand on regarde dans le détail, La vie devant soi c’est, sous une apparente désinvolture, un roman construit au millimètre près.] L’auteur utilise une langue qui n’a rien d’académique, mais qui est vivante et tout à fait actuelle. C’est désespérant et en même temps, ça donne envie. Romain Gary le dit lui-même. Il faut l’avoir rencontré, cet auteur dont on se dit qu’on n’arrivera jamais à faire comme lui. [Pour Momo, cet idéal inaccessible c’est Victor Hugo.] Il est sûr que dans mon travail d’écriture, je me shoote à la Romain Gary ! Je repars sur ses pages et je découvre à chaque fois de très belles choses.

Je citerai aussi Patrick Chamoiseau. Son texte L’esclave vieil homme et le molosse est une épopée époustouflante. On ne peut pas lire ce texte sans s’identifier à ce vieil homme poursuivi par le molosse. [On ne peut pas lire du Patrick Chamoiseau sans avoir envie d’emboîter son pas. Je travaille actuellement un texte sur la course où j’essaie de retrouver la même pulsation.] Chamoiseau fait partie de ces auteurs qui ont le pouvoir de me relancer. Dans ses deux textes, Antan d’enfance et Chemin d’école, il parle de lui avec beaucoup d’humour, de légèreté et de tendresse. Ces textes permettent de découvrir l’homme derrière l’écrivain et ça fait beaucoup de bien.

Je citerai aussi Christian Bobin, un romancier que j’ai découvert un peu par hasard. Une amie de ma femme nous a laissé sa bibliothèque en rentrant en métropole. Dans cette bibliothèque, il y avait tous les Bobin. En tant que prof d’IUFM, j’avais découvert les pages de Bobin sur la lecture. Et voilà que je tombais dans les romans. Je les ai tous lus. L’auteur regarde le petit pays qui est le sien à travers les carreaux de sa fenêtre, mais quand il parle de sa province, de sa rue, on ne voit plus voir la ville, on voit le ciel. Bobin m’a donné envie d’aller plus loin, de comprendre ce mécanisme de transposition, de transfiguration du réel par les mots. Bobin est une école d’écriture. J’ai rencontré le romancier Daniel Maximin [en septembre 2004] à Paris lors de l’émission Le Bateau livre[animée par Frédéric Ferney]. Daniel Maixmin parlait de cette nécessité pour l’artiste ou pour l’écrivain de « transformer les ordures en diamants ». Il y a quelque chose de cette alchimie chez Bobin.

Je dirai aussi un mot d’autres auteurs qui m’ont marqué, mais pas du tout dans le même sens. Marius-Ary Leblond et Eugène Dayot, par exemple. Ces écrivains ont donné de notre île une vision coloniale. C’est une très belle peinture, c’est très joliment dit, bien construit. Je pense à Ulysse, Cafre [ou L’Histoire dorée d’un Noir] et au Miracle de la race de Marius-Ary Leblond. Ce textes sont révoltants, mais, à leur manière, ils me « boostent ». À les lire, on a envie de faire valoir un autre point de vue sur notre île, d’écrire, de décrire, une autre Réunion.

Mon quartier

J’habite depuis dix-huit ans au Guillaume, dans les Hauts de Saint-Paul. [C’est à quinze minutes de Saint-Paul avec la nouvelle Route des Tamarins qui vient d’être ouverte en juin 2009.] C’est un quartier dans lequel je retrouve mon écosystème puisque je suis né à la Chaloupe Saint-Leu. Je retrouve les acacias, l’odeur du géranium et des alambics, dès qu’on grimpe vers le Maïdo. Le Guillaume me rapproche de mon pays d’enfance.

Habiter à mi-hauteur à La Réunion, c’est une façon d’éviter les grandes chaleurs. Habiter à mi-hauteur, c’est vivre avec vue sur la mer. L’habitat est très étagé et il suffit d’ouvrir la fenêtre pour s’offrir l’océan, à perte de vue, et le coucher du soleil jusqu’au rayon vert.

Le Guillaume est un quartier résidentiel. C’est un village en plaine mutation. J’habite à deux pas du Collège La Maison Blanche, une ancienne dépendance de Madame Desbassayns, écartée de Saint-Gilles-les-Hauts [à deux heures de marche de sa maison principale située à Villèle], ce qui donne une idée de l’emprise que cette figure de l’esclavage [Madame Desbassayns] avait sur le territoire. La Maison Blanche est un lieu de mémoire. Aujourd’hui, cette maison abrite un collège [et bientôt un lycée].

[On ne peut pas parler du Guillaume sans] signaler l’arrière pays, les contreforts du Maïdo, des lieux de promenade magiques. Avec ma compagne, nous aimons prendre les sentiers pour aller nous perdre dans la forêt de tamarins, une forêt qui me ramène au souvenir de Jacques Lougnon. Indépendamment des positions de cet écrivain sur la question créole [nous avons souvent croisé sinon le fer, du moins les mots, dans la rubrique « courrier des lecteurs » des quotidiens locaux], nous avions, en commun, le souci de défendre la Créolité. Il est surprenant de voir comment des gens peuvent défendre la même chose en étant dans deux camps absolument antagonistes. Jacques Lougnon est une des figures de ce village [le Guillaume]. [La bibliothèque du village, une ancienne école maternelle, en bois et bardeaux, porte désormais son nom.] C’est important d’évoquer la figure de ce personnage, aujourd’hui disparu, dans cette localité du Guillaume.

Mon enfance

Je suis né au Plate (Pîton-Saint-Leu) et j’ai été baptisé à la Chaloupe. Ce qui veut dire qu’entre ma naissance et mon baptême, il y a eu un déménagement. Quand on connaît l’habitude des familles de baptiser l’enfant rapidement (l’enfant pouvait mourir en bas âge [et la santé à l’époque n’était pas du tout ce qu’elle est aujourd’hui]), on imagine la bousculade. On a démonté notre maison du Plate [les matériaux de construction étaient chers et précieux], et on l’a reconstruite à la Chaloupe. C’est donc à la Chaloupe Saint-Leu que j’ai ouvert les yeux au monde. À 900 mètres d’altitude, dans les odeurs de géranium et d’acacia, avec une superbe vue sur l’océan.

Mon enfance, je l’ai partagée avec plein de monde. J’étais septième de la famille : six frères avant moi, et il y en aura un autre après. Huit garçons. Ma mère avait elle-même treize frères et sœurs. À la mort de ses parents, ses derniers frères et sœurs – encore en bas âge – se sont retrouvés à la maison. J’ai vécu l’enfance dans une maison qui grouillait de monde. C’était quelque chose de tout à fait habituel dans les familles réunionnaises, ce qui explique aussi qu’on vivait presque en autarcie. Dans les années 1950, un village comme la Chaloupe, perdu au bout d’un chemin de terre, était aussi isolé que certains villages de Mafate aujourd’hui.

Le rapport à la ville, c’était Saint-Paul, Saint-Louis, plus rarement Saint-Denis. On y descendait pour aller chez le médecin ou chez le dentiste. On sortait peu. On vivait entre la maison, l’église et l’école. Une école à deux kilomètres à pied, une école coloniale, avec des classes à cinquante enfants. Une école dans laquelle j’avais une place privilégiée. Ma mère était institutrice ; elle assurait en même temps la direction. Un statut qui me protégeait. Je me souviens des pupitres en bois inclinés. Je me souviens de ma première institutrice, Madame Francius Payet. Je me souviens du lapin qu’elle tenait par les oreilles pour la « leçon d’observation »… et qui a réussi à s’enfuir !

Mon père était agriculteur. Il avait un camion. Il faisait du commerce de bois. [C’était une époque où il s’agissait moins de reboiser que de défricher.] Le « Gouvernement » accordait des autorisations d’exploitation. Mon père, accompagné de mes jeunes oncles, transportait le bois jusqu’à Saint-Denis. J’ai des souvenirs du camion, de cette grande caisse dans laquelle, le dimanche, on entassait tous les enfants pour aller en pique-nique. Ce n’était pas confortable, mais c’étaient des moments magiques. Tout le monde n’avait pas de camion. C’était plutôt les charrettes qu’on voyait « traverser » devant la maison. Le camion, c’était un signe de richesse.

Mon enfance s’est passée dans ce petit monde-là, avec un papa et son camion, une maman maîtresse d’école dans un petit village où la vie était repliée sur elle-même, où l’ailleurs n’existait pas. Je vivais dans ce présent-là.

Mon œuvre

Parler de mon travail d’écrivain m’est difficile. Le mot « œuvre » me gêne dans la mesure où le mot « œuvre » évoque quelque chose de monumental, d’achevé, de complet. J’ai commencé à écrire, comme tout le monde, dans mes cahiers d’adolescent.

J’ai écrit une première nouvelle intitulée « La Maison ». Elle évoque ma maison d’enfance, une maison vivante et qui tout d’un coup se fige. La vie s’arrête avec la mort de mon père qui marque notre départ de la Chaloupe (j’avais à peine six ans).

Les autres textes sont venus beaucoup plus tard. Entre temps, j’ai été accaparé par mon travail de professeur. [Je parlais didactique et linguistique. J’écrivais sur la question créole.] J’ai renoué avec la littérature avec Monsieur Oscar qui m’a ramené à ma maison d’enfance et à ses ruptures. J’évoquais tout à l’heure le personnage de Momo, sa proximité avec Madame Rosa, sa mère adoptive, le père qui fait cruellement défaut au petit. Si ce texte-là – La vie devant soi de Romain Gary – m’a autant bouleversé, c’est en écho à ma propre histoire de deuil. C’est l’un des thèmes qui m’habitent le plus et que je travaille dans mes textes.

Je parlais tout à l’heure de Marius-Ary Leblond. Le racisme ordinaire qui nous poursuit à La Réunion a besoin d’être constamment déconstruit. Monsieur Oscar – qu’un lecteur a appelé un conte de « Blanche Nègre » – raconte un amour impossible entre une jeune fille blanche et un Noir qui habite le voisinage. Cet amour est impossible dans La Réunion des années 1950. Ils vont le vivre dans les Vosges. Je témoigne, dans ce texte, d’une Réunion que j’ai connue et qui est raciste sans vouloir véritablement le reconnaître. C’est un des rôles de l’écrivain que d’exprimer les non-dits, de jeter une lumière – le plus délicatement possible – sur les tabous.

Après Monsieur Oscar, presque comme une récréation, je me suis engouffré dans l’aventure de Bob et de Radio FreeDOM. [J’habite La « Réunion carte postale », l’île intense vendue au tourisme. Quand on la traverse, on voit que c’est un pays très consommable.] Quand on écoute FreeDOM, on entend l’envers du décor. On m’a fait le reproche de vouloir faire l’apologie de Radio FreeDOM. [Cette radio n’échappe pas aux mécanismes de manipulation médiatique, mais ce que les gens amènent d’eux-mêmes me paraît tout à fait respectable.] La question au fond, c’est de savoir s’ils sont vraiment écoutés et entendus.

L’Insularité

L’insularité ? J’ai appris à l’école que j’habitais une île « entourée d’eau ». Mais le reste du Monde ne me manquait pas puisqu’il n’existait pas. Le monde s’arrêtait aux bornes du village. On vivait dans « l’Habitation », « en famille ». L’espace ne manquait pas : les ravines, la forêt, et la mer. Quand je me suis trouvé à [Paris], à 10 ans (grâce aux congés administratifs dont bénéficiait ma mère fonctionnaire), c’est là que je me suis senti enfermé, prisonnier du béton et de l’espace urbain.

L’insularité, c’est la chance de vivre entre la mer et la montagne. Il y a dans nos paysages quelque chose de tourmenté qui me manque quand je suis, par exemple, dans un champ de blé en Bourgogne. [Une platitude à perte de vue.] Paradoxalement, la claustrophobie, je la ressens beaucoup plus à Paris qu’à La Réunion.

La question de l’insularité ici (à La Réunion) est posée par rapport à la France. [Notre imaginaire a été formaté dans ce sens. Loin de la France, donc, loin de tout ! Ce lien exclusif avec la France nous a imposé une représentation cloisonnante de l’insularité. Si on restitue La Réunion dans son bassin Océan Indien, notre île s’ouvre à la richesse d’un archipel. Sauf que l’histoire coloniale, l’esclavage, ont produit entre La Réunion et Madagascar, La Réunion et l’Afrique, La Réunion et l’Inde des ruptures symboliques que nous devons en permanence reconstruire.]

[Pour finir, je dirai qu’on ne peut pas penser aujourd’hui l’insularité comme au temps de la Marine à voile. L’isolat du village perdu au bout d’un chemin de terre, la famille repliée sur elle-même dans un fonctionnement clanique, c’était cela l’insularité, bien plus que le fait de vivre sur une île. Désormais, 100 000 Réunionnais vivent au-delà de nos frontières naturelles. La Réunion se vit au quotidien comme une île étirée aux quatre coins du monde, comme une « réunion » d’espaces lointains et culturellement diversifiés. C’est peut-être cela la vocation créole de notre île.]


Daniel Lauret

Lauret, Daniel. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Saint-Denis de La Réunion (2009). 37 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 15 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 6 février 2012 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : James Larèche.

© 2012 Île en île


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mis en ligne : 6 février 2012 ; mis à jour : 26 octobre 2020