Suzanne Crosta, Récits d’enfance antillaise – Conclusion

Dans son article intitulé, «Jeunes, l’angoisse d’une vie tronquée», André Lucrèce témoigne de la frustration actuelle des jeunes en Martinique et, par extension, dans les DOM-TOM. Il signale les incidents de violence lors du Carnaval en février 1994, et les expressions culturelles de la jeunesse (les pièces de théâtre, les chansons, les danses, le ragga…) où se manifestent «l’intranquillité», voire la méfiance à l’égard des autorités parentales et politiques. Pour rétablir l’équilibre, l’appel d’un nouveau contrat social de la part des jeunes devrait, suivant l’avis de Lucrèce, s’accompagner d’une volonté de changement et d’une recherche sur les éléments d’un co-devenir:Les jeunes sont les premiers à avoir exprimé avec leur langage, leurs confusions et quelquefois leurs outrances, la nécessité d’un nouveau contrat social où ils se sentiraient engagés, non seulement par rapport à un projet individuel, mais aussi dans une construction collective où auraient pleinement place leurs travaux et leurs jours. Mais, pour aller à leur rencontre, il faut déchiffrer le tumulte, mobiliser l’imagination et proposer à l’être collectif un chemin à faire ensemble. [1]

Devant les incertitudes du présent et la marginalisation de la jeunesse, les récits d’enfance des écrivains à l’étude résonnent encore plus fort aujourd’hui, car ils démontrent la nécessité politique de changer la nature des liens qui unissent l’Hexagone et ses départements d’outre-mer. Ils font voir également le besoin de repenser certaines formes culturelles pour se faire une vision autre de la réalité et poser ainsi une réalité nouvelle où puisse s’exprimer librement la poussée vitale de l’enfant, dans l’épanouissement souhaité de la communauté antillaise.

La représentation symbolique de l’enfant met en doute les vertus de la citoyenneté française, et certains traits plus accentués marquent l’inquiétude du regard nationaliste qui dévalorise les notions de métissage et de différence. Afin d’élargir les seuils de tolérance, les écrivains font l’inventaire de l’univers de l’enfant créole aux prises avec une oppression économique à outrance, avec un mimétisme aliénant et, plus récemment, avec les contrecoups de la mondialisation de l’économie. La figure de l’enfant et la prédilection pour l’enfance peuvent également servir, par transposition métaphorique, à une lecture de la situation politique, économique et culturelle des Antilles. Les thèmes sociaux des récits d’enfance portent en eux la logique de la dépendance: le narrateur veut la renverser ou la dépasser afin d’assurer l’estime et la réalisation de soi et de sa communauté. Très évidemment l’intention des écrivains à l’étude est de remettre en cause le pouvoir politique qui s’arroge le droit arbitraire et insolent de traiter les citoyens comme des enfants. Par l’évocation de l’innocence et de l’honnêteté de l’enfant, les écrivains interrogent l’organisation administrative et politique du pays (Mayotte Capécia et Joseph Zobel), caractérisent les différences en matière de médecine et des croyances populaires (Simone Schwarz-Bart), et réhabilitent la langue et la culture créoles (Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant). Les problèmes dont souffre l’enfant doivent se résorber dans ceux de sa communauté, d’où le vœu de nouveaux paradigmes orientant vers des interrogations et des transformations sociales.

Chez Mayotte Capécia, l’identification avec la France demeure un rêve inassouvi et donne à voir les limites d’une convergence culturelle. Chez Joseph Zobel, l’affiliation raciale avec l’Afrique (la négritude, le panafricanisme, l’africanité…) est à cultiver afin de contrecarrer les effets du discours colonialiste sur l’estime et la réalisation de soi. À partir de Simone Schwarz-Bart, il n’est point question de choisir son affiliation raciale, mais d’œuvrer à la décolonisation culturelle pour se projeter de nouveaux horizons. Simone Schwarz-Bart rappelle à ses lecteurs que l’enfance comme la vie se partagent en plusieurs âges, et qu’il incombe à chacun de lutter contre le monstre en soi et en l’autre. Chez Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, la saisie du personnage-enfant ne s’en tient pas à sa réalité physique et psychique. Les tensions entre la culture et la nature seront telles que l’enfant et sa représentation métaphorique aboutiront à un questionnement sur les valeurs à sauvegarder ou à adapter pour faire épanouir la nouvelle génération. [2]

Il faut souligner que tous les récits d’enfance, depuis Mayotte Capécia jusqu’à Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, mettent à nu les préjugés de la communauté, aux Antilles aussi bien qu’en France. S’impose la nécessité d’un dialogue sur les seuils de tolérance et le besoin de cohabitation. On voit bien une évolution dans la représentation de l’enfant créole: il naît chez Mayotte Capécia, il grandit et cultive une rhétorique de libération chez Joseph Zobel, il lutte contre vents et marées, traverse océans et continents pour descendre la bête chez Simone Schwarz-Bart et, finalement, il prend la parole et se charge de son projet autobiographique chez Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant.

Sans doute les auteurs à l’étude manifestent-ils leurs préoccupations culturelles et esthétiques dans leur façon d’aborder les thèmes de l’enfant. Ils représentent la conscience sociale devant la pression des interventions extérieures. Chez Mayotte Capécia, le sujet est impliqué dans un vaste réseau de relations, soit dans son milieu familial ou social, avec sa parenté et ses semblables, soit dans son milieu naturel, avec la mer, la rivière et les sources, les arbres, soit dans son milieu culturel, avec les productions littéraires et les récits oraux, les manifestations populaires, religieuses, carnavalesques… Présentes à tous les moments de la narration, ces relations conditionnent l’enracinement et la réflexion du sujet. Mais en même temps on observe, chez cette auteure, que l’enfant métissé est porté sur cette immense vague, qui l’entraîne comme un objet presque en dérive. Chez Joseph Zobel, au contraire, un espace est réservé à la construction personnelle de soi: La Rue Cases-Nègres manifeste un processus de socialisation où l’enfant acquiert un certain savoir, et même un certain pouvoir grâce à sa vocation d’écrivain.[3]  Mais, il y a ambiguïté, car l’enfant peut tout aussi bien se soustraire à sa communauté culturelle, autant de corps que d’esprit. Finalement, le récit d’enfance évoque la genèse d’une autre écriture antillaise, une écriture qui se veut une voie vers la liberté, une voix pour célébrer le renouveau et une liturgie pour le vivre.

Il n’est donc pas étonnant que Mayotte Capécia pense le personnage en fonction de son double et de son ombre, et Joseph Zobel, en fonction du problème de la métamorphose et de la subversion des identités coloniales. Au moyen de la juxtaposition des motifs et des formes, Joseph Zobel fournit des stratégies de survie et de préservation comme le fera à son tour Simone Schwarz-Bart dans Pluie et vent sur Télumée Miracle. À l’appui, le conseil judicieux de man Cia à Télumée:

sois une vaillante petite négresse, un vrai tambour à deux faces, laisse la vie frapper, cogner, mais conserve toujours intacte la face du dessous. [4]

Simone Schwarz-Bart ainsi que Joseph Zobel œuvrent à la sauvegarde de l’être et par extension de la communauté; leurs discours respectifs vont à l’encontre des discours sociaux visant à légitimer l’emprisonnement géométrique créé par la nature pyramidale du système de plantation. Par ailleurs, Simone Schwarz-Bart se préoccupe de tracer et de définir les espaces possibles de la civilisation. Ti Jean L’horizon évolue dans de nombreuses aventures où les relations sont très intenses: Ti-Jean rencontre des personnages radicalement malfaisants ou incroyablement bienfaisants; il est donc conduit à des actions en proportions de ces données, aussi exceptionnelles que les êtres dont il est entouré. Le programme narratif du héros traduit une culture de résistance inscrite dans la parole et destinée à mobiliser le peuple pour détruire les monstres si gigantesques et séducteurs qu’ils soient.

Quelle que soit la forme du combat ou la difficulté de la lutte, tous les auteurs au programme se préoccupent de l’avenir de l’enfant créole. Leurs prises diverses sur le métissage et la valorisation du pluralisme culturel font la lumière sur la dynamique des relations humaines aux Antilles: chez Mayotte Capécia, le métissage demeure un projet souhaité; chez Joseph Zobel, le métissage est un fait historique qu’il faut insérer dans un projet de transformations sociales; chez Simone Schwarz-Bart, c’est un fait historique dont les effets doivent être examinés à la lumière des croyances populaires; chez Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, c’est une spécificité à valoriser sur le plan culturel, «une tracée» de l’histoire antillaise et de ses expressions culturelles.

Il convient de rappeler que l’enfant d’hier est désormais l’écrivain-adulte qui pense, vit, écrit en même temps qu’il interroge les fondements et les finalités de son existence. L’enfance créole sert de moment privilégié pour définir le présent du narrateur-adulte et l’avenir de la société dont il est issu. La remontée à l’enfance, aux origines, pourrait combler ce qu’Édouard Glissant appelle la «digénèse». [5]  Historiquement blessées, victimes de la traite, de l’esclavage et de la colonisation, – trois avatars qui ont oblitéré les caractères premiers -, les Antilles sont devenues un véritable palimpseste qui résiste à une claire reconstitution. Puisque le retour au pays natal ne peut s’effectuer, Édouard Glissant montre les nombreux détours et retours que s’inventent les Antillais pour esquiver la mort. Chez Mayotte Capécia, la protagoniste est, à la fin de son parcours, entourée des fantômes qui rodent autour d’elle. Chez Joseph Zobel, la mort de M. Médouze déclenche un événement, celui de la recherche et de la célébration du conteur. Chez Simone Schwarz-Bart, la problématique de la passivité ou de l’état de mort-vivant dans sa communauté entraîne Ti Jean à une quête pour exorciser ce comportement. Chez Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, la disparition d’un mode de vie et de ses expressions langagières et culturelles amène le narrateur à maîtriser l’assassin en lui, et à trouver par divers détours des lieux de ressourcement et d’épanouissement. En effet, les auteurs ne s’en tiennent pas à la tourmente du passé car les exigences de la vie les obligent à penser et à forger un espace où se réconcilient le passé et le présent, impérieuse condition pour la relève de la société au XXIe siècle.

La recherche et la communication avec autrui sont cadrées par des nécessités d’action. Chez Simone Schwarz-Bart, la cohésion sociale constitue le nœud sémantique de l’œuvre, car la survie de la communauté dépend de cette harmonie entre êtres humains. Chez Patrick Chamoiseau bruissent plusieurs voix au point où elles se croisent et s’annulent dans la distance réparatrice de la mémoire. Chez Raphaël Confiant, l’articulation des voix raconte simultanément ou en alternance leur histoire: celle de l’enfant et de l’adulte-écrivain.

Or l’univers de l’enfant ne suscite pas seulement l’illusion de la réalité, mais également l’étrangeté du quotidien. Il offre donc un regard nouveau sur le réel. À l’exception du texte de Simone Schwarz-Bart, les textes sont écrits à la première personne. Ils sont ouvertement autobiographiques ou se dissimulent comme tels. Mais il s’agit là toujours d’une illusion, car on sait bien que le récit est organisé autour du narrateur adulte, même si celui-ci favorise le regard de l’enfant ou lui cède la parole. Les écrivains à l’étude déplient et analysent leurs souvenirs, ils les retournent contre eux-mêmes pour enlever cet aspect de clôture que recèlent les récits d’enfance. C’est le jeu du regard enfantin face au vaste panorama du monde. La remontée dans le passé se fait grâce à la mémoire; surtout chez Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, celle-ci devient le mécanisme par lequel on accède à une compréhension totale de sa poétique, de ses personnages et des fonctions qu’elle assume dans l’activité créatrice. Chez Patrick Chamoiseau, la mémoire est la condition première de toute parole, car elle assure la réussite de tout acte de langage, en animant l’échange ou le dialogue intérieur. Chez Raphaël Confiant, tout un dialogue entre le narrateur et l’écho de son double est savamment construit pour interroger la dialectique identité/altérité. Ravines du devant-jour est le récit d’un sujet en proie à sa férocité mais qui arrive à s’enraciner petit à petit dans son île, portant en lui l’univers de la campagne au beau mitan de l’En-Ville de Fort-de-France.

Tout porte à croire que les multiples configurations de l’enfant dans les textes antillais nous permettent de constater une tendance vers une relecture ou un vœu de transformations ou de métamorphoses tant au niveau réel que scriptural. Sur le plan de la forme, on observe, dans l’usage des conventions établies, un jeu frondeur favorisant les innovations et les expérimentations dans les modalités narratives. Ainsi s’exprime la tension magnétique entre le sujet et son milieu (historique, culturel, politique), tension dont l’écriture est le vecteur privilégié. Pour Joseph Zobel et Simone Schwarz-Bart, l’écriture est un moyen d’activer ou de provoquer des transformations sociales. Pour Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, le combat contre la minoration se situe au niveau de l’écriture, sur le terrain de la littérature. Leurs souvenirs d’enfance sont l’occasion de la même recherche des mouvements intérieurs qui dévoilent les limites de la conscience. La référence à un réel vécu donne au récit une certaine légitimité. Mais cette légitimité quoique recherchée n’est point affirmée comme une valeur; elle est mise à distance, et bien souvent ironisée. Au-delà de leurs visées particulières, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant poursuivent le même type de médiation sur les possibilités et les limites du langage littéraire. Le langage représente une arme dont il faut constamment se méfier.

Notons également que les récits d’enfance chez les écrivains antillais jouent sur les pratiques intermédiaires entre fiction et autobiographie, et ils se dessinent parfois à l’encontre des pratiques de l’époque. Si l’enfant métissé naît dans l’autobiographie, il passera par des métamorphoses: après la fiction et la mythologie, il rejoint la réalité en assumant de son plein gré les éléments de son identité ou de son altérité narrative. Ainsi, le récit d’enfance s’autonomise, prenant conscience de lui-même et de sa place chez l’écrivain qui fait le choix de dire sa vie librement. [6]

En somme, le récit d’enfance antillaise est le lieu d’une recherche d’ardeurs juvéniles qui poussent les forces socio-culturelles à embrasser la sensibilité esthétique et à se laisser embraser par elle. Toujours est-il que le parcours de l’enfant est souvent fragile et l’avenir pour le moins incertain, mais, dans l’ensemble, l’enfant symbolise un espoir – espoir de tolérance raciale, espoir de transformations sociales, espoir d’enracinement, espoir de convergences culturelles et raciales. Tout en évoquant la mémoire des morts-vivants et l’espoir des nouveaux-nés, les récits d’enfance aux Antilles combinent l’activité mémorielle et l’activité scripturale pour sonder la tourmente du passé et conjurer celle du présent. Ils regardent d’ores et déjà, à l’aube du nouveau millénaire, un avenir où la cohabitation et le respect de soi et de l’autre seront gages d’une humanité renouvelée.


Notes:

1. André Lucrèce, «Jeunes, l’angoisse d’une vie tronquée», Le Monde Diplomatique (avril, 1995): 14. Sur la jeunesse en Afrique, «les enfants CFA», lire l’article et consulter les sources bibliographiques de Michel Galy, «En Afrique, le naufrage des enfants des rues», Le Monde Diplomatique (août 1995): 3. [retour au texte]
2. Cf. la question que se pose Pierre-Henri Simon, dans son roman, Le Somnambule (Paris: Seuil, 1960) est à cet égard très pertinente: «Sommes-nous notre figure construite ou notre nature subie?» [retour au texte]
3. Il faut aussi mentionner que Zobel n’est pas aveugle à la victimisation de l’enfant. Le pouvoir de l’adulte est lourd et contribue parfois à condamner les jeunes au même cycle d’oppression que celui de leurs parents. [retour au texte]
4. Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée Miracle (Paris: Seuil, 1972): 62. [retour au texte]
5. Sur le concept de digénèse, voir l’étude magistrale d’Édouard Glissant, Faulkner Mississippi (Paris: Stock, 1996): 267. [retour au texte]
6. La réflexion d’Ezra Pound dans son livre, A.B.C. de la lecture est à cet égard significative: «Un pays qui néglige les perceptions de ses artistes dégénère». Trad. de D. Roche, (Paris: Éditions de L’Herne, 1966): 73. [retour au texte]


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mis en ligne : 16 juillet 1999 ; mis à jour : 29 octobre 2020