Suzanne Crosta, Marronner le récit d’enfance : Antan d’enfance de Patrick Chamoiseau et Ravines du devant-jour de Raphaël Confiant

«S’il en fallait décrire toutes les races qui se trouvent sur cette île qui n’a qu’une soixantaine de kilomètres de long je n’en finirais pas. (Je suis Martiniquaise, 11)

Mes frères, ô je voudrais vous dire. (Antan d’enfance, 165)

Antan d’enfance de Patrick Chamoiseau et Ravines du devant-jour de Raphaël Confiant narrent chacun à leur manière le récit d’enfance antillaise d’un narrateur adulte. Ces deux textes méritent qu’on les traite ensemble, et pour plusieurs raisons. D’abord le récit d’enfance sous la plume de Chamoiseau et de Confiant est avant tout une introspection et un cheminement dans la vie quotidienne d’un enfant et d’une communauté, tous les deux marqués par l’histoire et le rêve, l’amour et la tristesse, l’ignorance et la sagesse. Les deux récits d’enfance posent des questions intéressantes sur le genre autobiographique et sur les conventions qui lui sont rattachées. Ensuite, les deux auteurs ont tous les deux accepté de participer à la Collection «Haute Enfance» dirigée par René de Ceccatty. Ayant collaboré et signé plusieurs ouvrages dont Éloge de la créolité (avec Jean Bernabé) etLettres créoles, sans passer sous silence les nombreuses entrevues dans les divers champs médiatiques, les auteurs partagent non seulement leurs réflexions théoriques mais également la réception critique de leurs œuvres.

Ils sont aussi récipiendaires de plusieurs prix. À titre d’exemples, Antan d’enfance de Chamoiseau a obtenu le Grand Prix Carbet de la Caraïbe (1990), alors que Ravines du devant-jour de Confiant a remporté le Prix Casa de las Americas (1993). Quant à leurs projets de publication pour la jeunesse, Chamoiseau a été récipiendaire du Grand prix de la littérature de jeunesse pour Au Temps de l’antan (1988), et Confiant a traduit le texte de James Berry, Un voleur dans le village, lequel a remporté le Prix de l’International Books for Young People (1993).

Antan d’enfance et Ravines du devant-jour dévoilent leur propre construction de l’enfance, période refaite et filtrée par l’adulte témoin. Les auteurs nous rappellent à tout moment que leur récit constitue une mise en fiction de l’enfant qu’ils étaient, qu’ils portent toujours en eux ou qu’ils projettent comme objet de leur conscience. Quelques remarques d’ordre extratextuel ne sont pas à négliger, car la nouvelle génération d’écrivains antillais, en assurant les conditions du métier, situe son combat non sur le terrain politique, mais sur le terrain littéraire. Lors d’un entretien avec Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, en date du 6 novembre 1992 dans Le Monde, sous le titre «La bicyclette créole ou la voiture française», celui-ci parle de «l’intérêt principal» de sa production littéraire et de celle de Patrick Chamoiseau. [1] Pour Confiant, leur travail d’écriture ne se réduit pas à une «dénonciation forcenée du colonialisme, l’éloge exacerbé des valeurs nègres», ni ne constitue en soi un «discours politique», mais il se veut principalement une revalorisation de «l’imaginaire créole». Ces deux écrivains déclarent lutter au «second degré» aux fronts de la bataille «psychologique» pour influencer les perceptions du monde et l’ouvrir «au parler dialectal».

Éléments paratextuels et configurations narratives

Les éléments paratextuels convergent pour renforcer la dimension autobiographique de leurs récits d’enfance. Le programme annoncé par le titre de l’édition originale Antan d’enfance où l’on souligne le pan d’une vie, celle de l’enfance, la photo de la collection privée de l’auteur et les témoignages publicitaires sur la jaquette du livre invitent le lecteur à croire qu’il s’agit bel et bien d’un récit d’enfance sur le mode autobiographique. Il en est de même pour l’édition originale de Confiant, où la photo de l’auteur et la dédicace en hommage à sa mère et à «tous les petits chabins du monde» renvoient au vécu personnel de l’auteur.[2]

Mais dès qu’on lit les premières lignes d’Antan d’enfance de Chamoiseau, le lecteur est surpris de constater l’emploi de la troisième personne. L’alternance des deux voix, celle de la première personne et celle de la troisième personne, privilégie une lecture axiologique de cette plage temporelle que représente l’enfance. Le narrateur adulte, qui se souvient de son enfance, s’exprime à la première personne lorsqu’il intervient dans le récit pour faire des jugements de valeur, ou pour s’interroger sur les prémisses de son projet mnémonique. Le recours à la troisième personne est utilisé plus souvent quand le narrateur décrit les événements du passé à travers les yeux du «petit négrillon». Ce jeu de la modalité narrative accuse l’écart temporel qui sépare le narrateur-adulte du personnage-enfant, et a pour effet d’insister sur la situation de dépendance qui caractérise leur mise en relation dans les conventions du récit d’enfance.

Cette double perspective est un révélateur au sein des antécédents littéraires en littératures africaines et caribéennes, à l’instar des récits d’enfance de Camara Laye, de Mongo Beti, d’Aminata Sow Fall, de Nafissatou Diallo, comme au sein de notre corpus. L’enfant noir et La Rue Cases-nègres se servent aussi de cette technique, non pour décrire l’enfant de l’extérieur mais de l’intérieur, et à tous les niveaux. Chez Laye et Zobel, la valeur littéraire du récit repose sur la réhabilitation de l’ethnoculturel, mais, chez Chamoiseau et Confiant, les positions sont inversées. C’est par une exploration des aperçus métaphoriques et symboliques dans la langue et la culture créoles que l’on peut traduire adéquatement la subjectivité de l’enfant dans son giron familial et social.

Antan d’enfance et Ravines du devant-jour abordent, chacun à leur manière, les relations de l’enfant antillais avec le monde. Antan d’enfance, tout comme la suite Chemin d’école, se divise en deux parties: «Sentir» et «Sortir» pour le premier, «Envie» et «Survie» pour le deuxième. Ces deux textes seront réunis, lors de la nouvelle édition, sous le titre L’enfance créole. Construit selon une symétrie du double, L’enfance créole explicite la problématique de l’enfance autant au sein de la famille que dans le giron de l’école et de l’église. Dans la première partie d’Antan d’enfance, le narrateur relève les sensations premières de l’enfant qui explore le monde par ses sens, comme il le fait dans son vécu à l’intérieur de la maison. En deuxième partie, il quitte le nid et élargit son univers pour le peupler. Il se définit par rapport à autrui. On pourrait y voir une réflexion sur les deux dimensions de l’être, l’intériorité et l’extériorité. Par contre, le parcours de Chemin d’école invite à une réflexion sur la vie, oscillation entre les désirs de l’enfant (Envie) et ses modes de réalisation (Survie), alors que l’expérience de l’école apparaît à l’enfant plus souvent lieu de clôture que d’ouverture.

Cependant, Ravines du devant-jour de Confiant emprunte une forme qui se rapproche du conte ou de la nouvelle. Le texte se divise en 19 chapitres, chacun pouvant être autonome, mais tous portant le même sceau verbal et visuel d’un narrateur implicite. La valorisation des techniques et des procédés plus souvent tirés de la parole (dialogues, ton familier, accent sur la situation, sur l’événement) renseigne le lecteur sur le quotidien, la communauté d’enfants tout comme la communauté d’adultes, en proche ou distante relation selon les circonstances.

Thématique de l’existence

Titre de la collection où paraissent Antan d’enfance et Ravines du devant-jour, «Haute enfance» pourrait évoquer, entre autres possibilités, une enfance exceptionnelle, mais, dans les textes à l’étude, la clé de voûte, c’est la richesse de la vie quotidienne aux Antilles. C’est dans cet espace du quotidien que s’articulent les principes de base de leur perception de la créolité. Chamoiseau et Confiant décrivent leur enfance en privilégiant la thématique et la problématique de l’existence. En collaboration avec Jean Bernabé, Chamoiseau et Confiant ont rédigé le manifeste L’éloge de la créolité, où ils définissent la fonction de l’écrivain:

L’écrivain est un renifleur d’existence. Plus que tout autre, il a pour vocation d’identifier ce qui, dans notre quotidien, détermine les comportements et structure l’imaginaire. Voir notre existence, c’est nous voir en situation dans notre histoire, dans notre quotidien, dans notre réel. C’est aussi voir nos virtualités.[3]

La fonction que se donne le narrateur d’Antan d’enfance, c’est de saisir et de décrire le monde du «négrillon» en arpentant son enfance dans ses états magiques et merveilleux. Il insiste sur l’espace, c’est-à-dire sur les lieux d’identification de l’être. Il parle de la saison des pluies et il explique le code vestimentaire, le code culinaire… Son lieu d’habitation est en quelque sorte personnifié. Sa maison, toute vivante au début du récit du fait qu’«elle nous filtrait la ville» (AE, 164), «meurt dans ses poussières» (AE, 164) à la fin du récit.

Si la figure du négrillon domine le récit de Chamoiseau, celle du chabin domine celui de Confiant. Ravines du devant-jour est un réquisitoire contre les déterminismes et les définitions a priori qui limitent le champ d’action du personnage. Il expose les préjugés de race et de classe qui dominent le discours social. Citons en exemple la culture scolaire qui influe sur les attentes de Mamzelle Hortense envers les enfants de sa classe:

«Eux, ce sont des petits nègres noirs comme hier soir qui finiront tôt ou tard dans la canne ou la banane, donc ce n’est pas bien grave s’ils ne réussissent pas à l’école mais toi, avec ta peau blanche, comment vas-tu faire?» (R, 66)

Ce passage sert d’écho à la projection d’un narrateur implicite pour qui les enfants de la campagne «… seront jetés, qui dans les pièces de canne, qui dans les bananeraies» (R, 36). Le conflit racial trouve également son pendant dans les conflits langagiers, de sorte qu’à l’école, le créole est perçu comme «un patois de nègres sauvages et de coulis malpropres» (R, 67).[4]

Ni Chamoiseau ni Confiant ne cachent leur jeu. Les deux passent en revue les lieux de conflits et les contradictions qui ressortent quand l’enfant ne souscrit pas au système de pensée en vigueur. Ravines du devant-jourcritique à outrance les pratiques du clergé vis-à-vis des jeunes, pratiques responsables du fait que le message chrétien se perde dans l’exercice de la foi. Dans le chapitre intitulé, «L’Anté-Christ», les exemples abondent pour montrer l’emprise des discours sociaux sur la vie quotidienne des enfants. Notons, en passant, l’ingéniosité de Sonson dont les manigances pour se débarrasser de l’abbé Stégel, l’Anté-Christ, aboutissent à ce moment de délivrance tant souhaitée par les enfants:

De ce jour, nous n’avons plus eu à subir les cours de catéchisse ni de Man Annaïse, ni de l’abbé Stégel, ni de qui que ce soit, et nous avons eu le sentiment d’avoir conquis de haute lutte cette parcelle de liberté (R, 78).

À tout prendre, enfouies sous des faits apparemment banals surgissent des leçons morales qui mettent à nu le vécu de l’enfant, de ses pairs et de sa famille étendue.

En quête du sujet

Selon Miething, l’autobiographe ne doit pas douter de son ego – même s’il est obsédé par le problème de son identité et conscient des limites et des conventions du genre.[5]  Il reste tout de même une contradiction à résoudre: le souvenir, a priori, est une création de l’intériorité (en se souvenant, on regarde à l’intérieur) et la verbalisation (la représentation), a posteriori, est une extériorisation. Dans l’articulation d’un pacte conclu entre le narrateur et la mémoire, l’auteur semblerait suggérer que la construction extérieure de l’identité «tue» quelque chose à l’intérieur. Il doit y avoir un conflit entre l’ego et le texte qui matérialise, délimite et normalise ce Moi. Certes, l’autobiographie s’écrit avec la mort, d’autant plus que l’interprétation de sa vie présuppose l’unité de cette vie «terminée», mais Chamoiseau réussit à s’esquiver de ce choix inévitable entre l’ego et sa matérialisation en maintenant une distance critique vis-à-vis de son enfance et de son œuvre.

L’enjeu principal pour le narrateur/autobiographe est d’avouer sa subjectivité tout en visant un but positif. Ainsi le texte se veut littéraire et non le calque ou l’imitation simple de la vie. Chamoiseau rappelle d’autres voies où l’art peut enrichir la vie: exprimer le désir, décrire les sensations dans leur actualisation et ainsi de suite. Conscient des outils et des moyens à sa disposition, le narrateur ne se pose jamais la question «qui suis-je?». Il n’empêche qu’il a frayé des pistes pour formuler une ébauche de réponse à cette question. La citation en exergue d’Édouard Glissant révèle l’axiologie de la problématique identitaire:

Trouver en soi, non pas, prétentieux, le sens de cela qu’on fréquente mais le lieu disponible où le toucher.

Le déplacement du «qui suis-je?» à «où suis-je?» met en valeur les lieux de l’identification dans la formation identitaire. Le souci de s’écarter d’une définition essentialiste est tracé en filigrane dans le récit. Le narrateur d’Antan d’enfance traverse le paysage extérieur et intérieur de son moi. Mais la remise en question de la fidélité de la mémoire situe l’interrogation sur le plan imaginaire.

Les gardiens de la mémoire chez Chamoiseau

Antan d’enfance et Ravines du devant-jour rappellent constamment l’intervention de la mémoire dans la construction et la production de leurs récits. Le narrateur d’Antan d’enfance se pose la question de savoir s’il n’est pas tout simplement l’aménageur d’un récit confié par d’autres, ou si ses souvenirs ne sont que la projection de ses désirs. Le narrateur de Ravines du devant-jour, pour sa part, définit son moi en fonction de la symbolique aquatique, où l’eau et le moi se conjuguent et deviennent sources de l’écriture du récit d’enfance. L’activité mémorielle mobilise la production du récit et les gardiens de la mémoire, qu’ils relèvent de la culture ou de la nature, représentent une force tantôt redoutable, tantôt thérapeutique, tantôt créatrice.

Dès les premières lignes d‘Antan d’enfance, le narrateur fait une mise en garde concernant sa propre mémoire. «Mémoire ho, cette quête est pour toi» (AE, 11). Le projet d’écriture est en butte aux glissements de l’oubli: «peux-tu dire de l’enfance ce que l’on n’en sait plus?» (AE, 11).[6]  S’interrogeant sur sa mémoire, il s’en méfie et prépare le lecteur à la possibilité de l’inexactitude de son récit. Quoique le narrateur soit honnête et qu’il remette en question son critère de choix («O mémoire sélective»AE, 49), le lecteur doit rester sur ses gardes, se méfiant de la mémoire de l’adulte. Savoir maîtriser la mémoire, même dans le halo et surtout sous les couleurs de l’imaginaire, puis la garder orientée sur la voie impérieuse de la réalité, voilà une tâche personnelle d’importance, qui s’offre en question intéressante à exploiter.[7]  Le narrateur perçoit sa mémoire comme étant une entité autre. Il négocie avec sa mémoire et, une fois les pactes conclus, il entame son récit de vie. Et même là, le narrateur rappellera la difficulté de respecter l’entente: «Mémoire, tu t’emballes?» (AE 156). Cette question suggère que la mémoire a tendance à amplifier la réalité, à aller trop loin, à déformer la vérité. D’où le lien entre la mémoire et l’imagination.

Mémoire, je vois ton jeu: tu prends racine et te structures dans l’imagination, et cette dernière ne fleurit qu’avec toi (AE, 58).

Il existe cette zone floue entre la mémoire et l’imagination, que le narrateur essaie de réconcilier avec lui-même et de communiquer au lecteur. Puisqu’au départ les connaissances du sujet sont lacunaires, il s’ensuit que la construction de l’enfant sera, elle aussi, incomplète. Pour les pallier, le narrateur invite à une réflexion sur certains événements de l’enfance en soulignant les diverses prises possibles. À titre d’exemple, le narrateur rappelle l’amitié de l’enfant avec le vieux rat dont la mort subite arrache une interrogation sur les éléments de réponses à peser, et il conclut aussitôt: «Mémoire, c’est là ma décision» (AE, 49). Le lecteur prend conscience que la mémoire ne peut fournir toutes les réponses et que le narrateur a l’autorité sur le sens qu’il veut donner à cet épisode.

De plus, l’autorité du narrateur est retournée contre lui dans la mesure où il dépend des témoignages et des confidences pour combler les trous de sa mémoire. Il constate l’appui d’autres sources, telle sa «haute confidente», sa mère qui sert aussi de force motrice à son récit. De ce fait, le narrateur entraîne le lecteur au processus d’écriture à partir de l’activité mémorielle, puis de la minutieuse évaluation de la collecte des données primaires et secondaires. Lorsque le narrateur reproduit en détail les circonstances de sa naissance, il avoue sa dette envers sa mère pour la cueillette de tels souvenirs! Et encore, certaines affirmations, comme la mort d’une cousine, proviennent certainement du témoignage de sa haute confidente. C’est elle qui exerce son influence sinon son autorité, dans la mesure où elle intervient dans le récit pour contester la version des faits du narrateur. Il s’ensuivra que le narrateur racontera les événements de son enfance avec plus de circonspection après cet incident. Lorsqu’il se souvient des moustiques ennuyeux, il suggère qu’il «dut apprendre à dormir en continuant à s’éventer» (AE, 38), mais il ajoute d’emblée: «Il est possible qu’il y parvint, mais nul n’en témoigna jamais» (AE, 38). Le narrateur ne prétend pas détenir la Vérité, mais il offre souvent plusieurs explications, options ou hypothèses:

«Une autre version de la genèse des poulaillers est possible» (AE, 41).

Le narrateur promet que ses souvenirs seront baignés dans l’ivresse, où il se laissera emporter par le flux. Puisque personne ne peut le contredire, il donne libre cours à son imagination, aux possibilités infinies de son envol.

Prises et prisme narratifs chez Chamoiseau

Chamoiseau apprécie la nature fragmentaire de l’activité mémorielle, ce qui lui donne l’occasion de creuser les sens les plus voilés de l’expérience quotidienne, et à partir de plusieurs perspectives. Dès le départ, le narrateur externe réfléchira sur la vie de cet enfant. L’enjeu de la modalité narrative (troisième personne au lieu de la première) invite à une réflexion sur la représentation de la vie d’un individu par lui-même. Mais la distance entre le narrateur et le personnage d’hier est-elle artificielle ou ressentie réellement? L’emploi de la troisième personne, «le négrillon», trahit la tension amicale entre l’adulte qui raconte et le personnage-enfant qu’il était et qu’il décrit. L’enfant reste toujours très jeune et lointain, et le lecteur ne le confond donc presque jamais avec le narrateur, et encore moins avec l’auteur. Il faut se demander si le récit s’édifie à partir de la perception actuelle du «je» dans cette période de sa vie, ou à partir de l’interprétation que peut tirer le lecteur des faits, des impressions, des témoignages divers sur ce moment déterminant du narrateur. Il est significatif de noter que la relation auteur – narrateur – personnage donne le change sur un récit autobiographique mais l’effet d’étrangeté domine sa narration. Le récit d’enfance de Chamoiseau déborde du trop plein souvenir de l’expérience humaine, malgré des trous qu’il comble, en inventant des explications qui illustrent les procédés de la production de sens.[8]

Tout porte à croire que Chamoiseau s’en prend à l’héritage positiviste du genre autobiographique, et renvoie aux assises et aux prémisses sur lesquelles repose ce concept. Tout en explorant les virtualités de certaines tendances littéraires, les auteurs à l’étude évoquent des problèmes particuliers où la subjectivité et les limites de la mémoire sont des facteurs non négligeables. Dans le manifeste, Éloge de la créolité, les auteurs affirment l’importance de «la mise à jour de la mémoire vraie», qui comporte une nouvelle conscience historique:

Notre Chronique est dessous les dates, dessous les faits répertoriés: nous sommes Paroles sous l’écriture.[9]

Pour relever les «Paroles sous l’écriture», les auteurs postulent une nouvelle saisie du monde sous le prisme de l’art:

Seule la connaissance poétique, la connaissance romanesque, la connaissance littéraire, bref, la connaissance artistique, pourra nous déceler, nous percevoir, nous ramener évanescents aux réanimations de la conscience.[10]

Étant donné la lourde tâche qui incombe à l’art, celle d’«investir ces zones impénétrables du silence où le cri s’est dilué»,[11]  Chamoiseau et Confiant sont soucieux des prémisses et des supports idéologiques que leurs œuvres peuvent véhiculer. Nulle surprise donc de voir transparaître la mise en fiction de l’enfant.

Le narrateur d’Antan d’enfance reconnaît la part de subjectivité dans cette entreprise, et il essaie d’y remédier en posant des questions. La dualité narrateur/personnage invite aux possibilités d’interprétation, et attire notre attention sur la nature polysémique des énoncés. Le recours au dialogue, qu’il instaure et manipule généreusement, sensibilise le lecteur sur les critères arbitraires de la vérité qui réduisent ainsi sa souveraineté. Le narrateur ne se lasse pas de s’interroger sur ses capacités, sur sa vie, sur sa fonction d’écrivain, ne serait-ce que pour montrer l’apport de la mémoire collective à son récit d’enfance.

Connivences narratives chez Confiant

Dans Ravines du devant-jour, la prédilection pour la deuxième personne (tu), le chabin, le personnage et pour la première (je) du narrateur adulte, signale la mise en distance en même temps qu’une connivence de lecture entre les deux. Connivences, car la dialectique identité/altérité se trouve inscrite et partie prenante de la narration même, car les rappels sont sélectionnés et filtrés par le narrateur adulte, un lui-même autreChez Confiant, le «je» est implicite, il n’est pas de toute évidence un narrateur mais plutôt un narrataire.[12]  Le recours à la deuxième personne implique aussi un dédoublement de la perspective narrative. Cette technique narrative est assez complexe car le je se réfère au personnage-enfant aussi bien qu’au «je» qui narre l’histoire du «tu». Il y a, dans ce rapport entre le «tu» (enfant-lecteur) et le «je» (narrateur-adulte), une subversion des positions initiales où la relation entre l’enfant et l’adulte est reprise et remise au premier plan. Les interactions je/tu, enfant/adulte, narrateur/narrataire, narrateur/lecteur brouillent les cartes et confondent le clivage du récit suivant les yeux de l’enfant et l’insinuation dialectique présente chez le narrateur adulte. Même le cadre de la fiction où se déploie le personnage-narrataire invite un nouveau contrat de lecture. Le ton familier du récit appelle le lecteur à bien vouloir se mettre en position de récepteur-auditeur, à faire partie du jeu, mais il risque aussi de l’offusquer.

À la différence de Chamoiseau, pour qui le personnage ne sera jamais appelé autrement que par le terme affectif «négrillon», Confiant joue tout de même sur le pacte autobiographique. Le prénom de l’enfant, Raphaël, qui correspond à celui de l’auteur, sera dévoilé à deux instances différentes. La première fois, par sa grand-mère Man Yise lors d’un différend avec Monsieur de Médrac (R, 42), et la deuxième fois lors d’un conflit langagier où Mamzelle Hortense lui reproche l’usage du créole à l’école (R, 67).

Pour Confiant, remémorer entraîne une interrogation et une réflexion sur la topographie naturelle et urbaine, une réconciliation entre le sujet et son objectivation. La remontée dans l’enfance exige du narrateur qu’il maîtrise l’objectivation de sa subjectivité, tâche paradoxale mais qu’il apprivoise en soulignant les limites et les possibilités d’une telle démarche. En effet, l’enfant que porte en lui le narrateur adulte souligne les effets que cause la minoration par des discours sociaux.

Comme le personnage-narrataire de Ravines du devant-jour nous le souligne à plusieurs reprises, le récit d’enfance pivote autour de l’identité créole, et notamment de l’identité chabine. Reviennent à la surface les souvenirs refoulés enfouis dans «les ravines» de sa mémoire. Sa communauté familiale et sa communauté sociale s’apprêtent d’emblée à le définir. Man Cia est la première à lui lancer des injures et à lui prescrire un comportement propre à sa classe raciale. À titre d’exemple, lorsque l’enfant pénètre à son insu dans sa case et renverse le pot de chambre, elle s’exclame:

Espèce de mauvaise race de chabin! Espèce de chabin aux poils suris! Chabin au visage tacheté comme un coq d’Inde! Chabin tiqueté comme une banane mûre! Fous-moi le camp, les chabins sont une mauvaise race que Dieu n’aurait jamais dû mettre sur la terre! (R, 34)

Devant la prolifération d’attributs négatifs, l’enfant demande des explications auprès de sa grand-mère qui, seconde intervenante, lui dicte un comportement particulier:

Un chabin, ça crie, ça trépigne, ça frappe, ça injurie, ça menace. Jamais ça ne mollit, mon vieux. (R, 35)

Ce qu’il apprend en fait, c’est que sa nature chabine le met en marge du monde: «le chabin est un être à part» (R, 35). Il se trouve dans un espace entre-deux, «nègre et pas nègre, blanc et pas blanc à la fois» (R, 35).

Les ravines poétiques de l’enfance chez Confiant

Le trajet de l’enfant suit le cours d’une rivière, tout comme celui de Mayotte dans Je suis martiniquaise. On retrouve l’enfant dans les mornes et la campagne, il passe par Grand-Anse et la mer pour arriver à l’espace urbain, la ville de Fort-de-France et tout ce qu’elle comporte. Comme la Ravine part d’une source qui suit son cours jusqu’à son embouchure à la mer, le refoulé des souvenirs nous montre que le parcours de l’enfant sera tout aussi fluide, turbulent et torrentiel. On peut y voir un parallèle entre la rivière qui débouche sur la mer et l’enfant de la campagne qui grandira et cédera de plus en plus à l’espace urbain. À l’aveu du personnage-narrataire,

En Ville est ton unique destin, en tout cas la seule voie qui te permettra d’accéder au Savoir dont tout le monde, à commencer par «la couleur», semble faire si grand cas autour de toi. (R, 207)

Il est intéressant de noter qu’à l’exemple des récits de Laye ou de Zobel, le narrateur privilégie trois lieux essentiels à sa formation identitaire: la campagne (Macédoine), le bourg et la mer de Grand-Anse, et la capitale de Fort-de-France. Le chemin qui relie ces trois espaces est marqué par «la boue» et «les roches», évoquant ainsi les impasses et les affrontements qui l’attendent.

Vu l’étroite association entre le personnage-narrataire et l’espace ouvert que symbolise la Ravine, il s’ensuit que les lieux clos, réels ou perçus comme tels, représenteront des espaces négatifs. Ainsi l’école et ses effectifs sont perçus comme des agents de répression, surtout Mamzelle Hortense qui «(…) interdit le moindre bavardage, le moindre petit bouger» (R, 65) et décourage l’usage du créole, langue maternelle de la plupart des enfants (R, 67). Il en est de même pour Annaïse et l’abbé Stégel qui exigent de la part de l’enfant la stricte observance des rites et des récitations de prières. À l’école, l’enfant peut tout de même rêver, alors qu’à la chapelle, l’enfant ne ressent que l’intimidation et l’anesthésie de son imaginaire. Tandis qu’aux yeux de l’enfant, la fenêtre de l’école attire le jeu des papillons, celle de la chapelle, recouverte des contrevents, n’offre guère de répit à cause de l’abbé, suivant cette explication:

Il a beau crever de chaleur, il se refuse à faire entrer la lumière du jour dans la chapelle, façon habile de nous intimider. (R, 73)

Il n’empêche que la curiosité intellectuelle de l’enfant l’amène à rechercher les interstices qui lui donneraient accès au monde extérieur. Incapable de participer à l’exorcisme de son amie, Léonise, l’enfant plein du curiosité «a observé la scène par la fente de la porte que l’on ne ferme jamais totalement» (R, 84). Toujours curieux, l’enfant se hisse «au plus haut d’un quénettier» (R, 108) pour étudier ce qui se passe chez les Grands Blancs de la plantation De Cassagnac. Cette façade, au lieu de limiter son champ de vision, a l’effet contraire de l’élargir puisque, juché sur l’arbre, il peut maintenant «découvrir l’ensemble des lieux». L’enfant ne se limite pas à voler du regard ce qui se passe autour de lui, mais aussi à saisir des bribes de conversation qui se laissent entendre «à travers la cloison de leur chambre» (R, 193). L’enfant dépend donc de ses sens pour entrer en relation avec un monde insaisissable et inaccessible.

Dans cet espace mouvant, l’espace le plus réconfortant est la Ravine-Courbaril. Espace interdit car dangereux et imprévisible, l’enfant et ses amis le perçoivent comme un «lieu enchanteur» et un «havre du calme» (R, 42). À l’écart de la société, loin des intrus, hors des discours du pouvoir du monde adulte, l’enfant et sa bande d’amis qui le suivent se plaisent à assouvir leurs penchants. Espace aussi de subsistance puisque l’enfant a besoin de s’approvisionner, il découvre les sources nourricières de son univers naturel. Dans cet espace qu’il peut parcourir à volonté, et céder à ses envies et ses goûts, il puise pour alimenter également son projet d’écriture. Ici, l’enfant n’est point passif mais actif, il n’est point soumis aux ordres du pouvoir mais libre de disposer de sa personne comme bon lui semble. Donc, la Ravine-Courbaril devient une zone de création mystérieuse, l’arborescence de sa mémoire dont les ramifications foisonnent et se multiplient au fur et à mesure de son existence. En rendant un dernier hommage à la ravine, le personnage-narrataire admet:

Jamais elle ne s’effacera en toi mais se démultipliera au contraire. Simplement ces ravines se feront petites, toutes petites, si petites que parfois tu as pu les croire éteintes, et voilà qu’arrivé à l’âge ingrat, et puis à l’âge d’homme, elles n’ont cesse de jaillir au-devant de ta conscience… (R, 201-202) [13]

L’association de l’enfant à la Ravine n’est pas sans évoquer la fonction du sujet-écrivain, qui veut décrire un pan de vie tout en respectant les tempéraments du courant.

Dans La Lézarde de Glissant, Thaël remonte à la source de la rivière pour abattre Garin, le traître; le narrateur implicite de Ravines du devant-jour, au contraire, valorise la rivière qui lui permet de démêler ou de défricher l’espace de la mémoire. Se frayer un espace à lui remonte avant l’intégration sociale de l’enfant: «Ravine-Courbaril est un avant-goût de la France» (R, 44). Les associations multiples de l’enfant et du narrateur avec la Ravine les préparent à la tâche plus grande de constater les profondeurs de la mer. Comme la Ravine, la mer est un espace interdit aux enfants, un espace cependant séducteur, qui sollicite l’attention intransigeante de l’enfant:

Tu éprouves sa tendresse sur ton corps et tu laisses descendre en toi chaque grondement venu de ses profondeurs. Irrésistiblement, tu t’avances en elle, tu ne vois plus ni le couvercle du ciel, ni les falaises du sud de l’anse d’où jaillit une cascade. (R, 135-36).

Le souvenir de la Ravine lui permet de traverser des espaces plus vastes qui intimident l’enfant, comme lors de son déplacement et de son intégration au bourg Grand-Anse. L’expérience de la mer l’encourage à maîtriser ses effrois, à les dépasser, elle lui permet de flotter à la surface, de se sentir «(…) plus léger qu’une bûchette de coco» (R, 136). Comme la Ravine, la mer devient son refuge alors que, pour le monde adulte, elle constitue un lieu hostile. La Ravine et la Mer recèlent sa relation au monde. Au lieu de noyer «dans la vilainerie», il en sort triomphant.

Par contre, la ville de Fort-de-France incarne ses interdits, ses quartiers particuliers, ses marées de gens. Mais malgré les conseils et les avertissements des uns et des autres, l’enfant poursuit l’arpentage de la capitale, et notamment les quartiers mal famés des Terres-Sainvilles ou du Morne Pichevin. Ce faisant, il transgresse les frontières officieuses de la ville (R, 162), tout en appréciant les richesses des relations interpersonnelles et les ressources naturelles et matérielles de l’univers urbain. Cette ouverture vers la ville et tout ce qu’elle symbolise nourrit son imaginaire et établit des correspondances entre le réel et le rêve, comme en témoigne le passage suivant:

Mais l’innocence des premiers jours s’est évanouie. Tu avances, l’esprit embrouillardé par les personnages de tes auteurs favoris, et le monde, autour de toi, se façonne à leur image. (R, 206)

De ce fait, le personnage-narrataire souligne l’interrelation entre le réel et le fictif dans l’imaginaire de l’enfant et du narrateur. Pour l’enfant qui passe des heures à lire (R, 173), le métier d’écrivain est bel et bien souhaité:

Demain si Dieu veut, quand je serai grand, j’écrirai des livres. (R, 173)

La carrière d’écrivain est en devenir pour l’enfant, tout comme le réveil et le parcours des souvenirs demeurent une source d’écriture pour le narrateur-auteur. Les souvenirs reviennent, et agissent réciproquement avec l’imprévisibilité du quotidien ou du vécu, comme nous le rappellent les auteurs du manifeste Éloge de la créolité:

Nous avons appris que la culture est une sustentation et une pesée quotidienne; que les ancêtres naissent tous les jours et qu’ils ne sont pas figés dans un passé immémorial; que la tradition chaque jour s’élabore et que la culture est aussi le lien vivant que nous devons nouer entre le passé et le présent. [14]

Ce récit que l’auteur nous livre est un récit de vie qui renferme le passé et le présent d’un peuple, d’un pays et d’un espace-temps multiple.

Leitmotiv de l’enfant-chasseur

Les récits d’enfance de Confiant et de Chamoiseau reproduisent à leur tour des images du chasseur-guerrier mais contrairement au récit de Schwarz-Bart, ces images sont dépourvues de dimensions mythiques. Ti Jean, le chasseur le cède ici aux enfants-tueurs. Chamoiseau consacrera une bonne partie de son récit à examiner les relations entre l’enfant et l’animal, allant de l’observation à l’introspection, mais non sans avoir réclamé sa part de victimes. On y trouve, minutieusement détaillées, de nombreuses séances de torture d’araignées, de fourmis, de ravets et de mouches. Le discours du narrateur se prête à un langage scientifique, où l’observation passe à l’examen médical, où se multiplient les interventions chirurgicales et les amputations. Ce trait du narrateur profile une curiosité intellectuelle qui assoit la légitimité de la cruauté, comme en témoigne le passage suivant:

Il vérifia si araignées et ravets pouvaient vivre sans tête, ou sans abdomen, ou sans pièces pattes, ou alors si une tête d’araignée pouvait fonctionner sans araignée, ou encore si des ailes de ravet étaient capables d’un envol orphelin. (AE, 24)

Mais le discours du narrateur ne cautionne pas la légitimité que pourrait véhiculer le langage scientifique en ironisant sur la véritable passion de l’enfant:

Il aurait pu faire avancer la science si l’envie de comprendre ne fut pas trop souvent supplantée par le goût très obscur de trancher. (AE, 24)

Ce rappel d’enfance met en jeu deux saisies du monde: celle du sensible et celle de l’intelligible. Or, dans le récit de Chamoiseau c’est sous le couvert de l’intelligible et du scientisme que l’enfant s’adonne aux pires cruautés. Le narrateur rend problématique ici l’expérience esthétique: celle-ci doit sensibiliser l’être humain à l’autre, et en même temps rétablir l’image du beau. Réussira-t-elle à détourner le discours scientifique de ses virtualités de violence?

Cette pratique des détours se présentera dans les rapports antagonistes, puis conciliants entre l’enfant et le Vieux Rat. Le narrateur aborde cette scène en situant la rencontre dans son contexte. Man Ninotte constate la dévastation des poussins par les rats intrus. À la cause morale s’ajoutent des raisons économiques à ne point négliger puisque la subsistance de la famille est en cause. Pour cette survie familiale, l’enfant assume sa fonction de chasseur et installe des pièges originaux pour se débarrasser des rats. Il remporte souvent victoire contre ses adversaires-rats, mais il n’aura pas ce succès auprès du Vieux Rat, dont l’intelligence et les ruses deviendront des épreuves. Il s’ensuivra un sentiment de respect mutuel, un revirement des relations de pouvoir entre l’humain et la bête. Devant son véritable ennemi, le temps, le Vieux Rat choisit de mourir dans le piège installé par notre petit négrillon, ce qui provoquera les larmes de l’enfant. Par le truchement d’un épisode apparemment banal, le narrateur explique la transformation du tueur (AE, 14) en bienfaiteur:

Dessous le tueur [petit négrillon] se profila celui qui aujourd’hui est incapable du moindre mal à la plus détestable des mouches verdâtres (AE, 50).

De ce fait, on constate un revirement de la situation initiale où l’objectivation des pratiques sadiques de l’enfant débouche sur une apologie de la sensibilité, sur laquelle repose la conscience morale du narrateur.

Par contre, chez Confiant, les relations de pouvoir qui s’installent entre l’enfant et la bête perdurent. À la différence d’Antan d’enfance qui exploite la singularité de ce comportement, Ravines du devant-jour souligne que la torture des bêtes (anolis, libellules, fourmis-manioc, mouches-à-miel, bêtes-à-feu…) est un phénomène courant parmi les jeunes. L’aîné Sonson initie Raphaël à la «science de la capture» et de la torture. En fait, toute la bande prend plaisir au «tuage de lézards», chacun à sa manière et selon son penchant. S’il y a transformation de la situation initiale chez Chamoiseau, le mieux qu’on puisse dire de Confiant, c’est que le narrateur-adulte s’interroge sur ces pratiques d’antan, comme nous le suggère l’aveu de regret à la fin du chapitre: «Pourtant, vous ne nous aviez rien fait…» (R, 63).

Il est tout de même intéressant de noter l’encadrement de cette séquence de «tuages» chez Confiant. Ce rappel déclenche un autre rappel qui valorise les ruses du grand-père pour contourner les mesures de contrôle de la production de rhum aux Antilles. Ancien instrument de mesure, le décalitre a été fabriqué de sorte qu’il contenait onze au lieu de dix litres de rhum, ce qui a permis à la famille de s’approvisionner des centaines de litres de rhum non déclarés. Ainsi le décalitre en question ne renferme pas seulement le «butin de guerre» (les lézards disséqués par Raphaël), mais aussi le conte de son grand-père qui lui rappelle le potentiel, la puissance en réserve des faibles dans les relations de domination. Une fois dévoilé le secret que recèle le décalitre, sa présence matérielle n’est plus nécessaire, comme nous le suggère la réaction de son grand-père qui «(…) cesse de ce jour d’accorder la moindre considération à l’objet» (R, 62). Suite à ce conte, l’enfant ne repose plus les restes des bêtes dans le décalitre, même si la pratique des tortures semble avoir perduré. Chez Confiant, la transformation de l’enfant n’est pas immédiate mais est en devenir. Entre-temps, grâce à l’intervention du monde adulte et au conte dispensé par son grand-père, l’enfant a retenu la leçon des faibles contre les plus forts, et il a pris conscience de ses penchants à dominer et à détruire les bêtes innocentes.

La divergence des prises de position entre Chamoiseau et Confiant vis-à-vis de la faune éclaire l’historique des rapports politiques et sociaux aux Antilles. Chez Confiant, les références à l’animal ne sont jamais exemptes de violence ni de barbarie. Les références au bestiaire, les relations entre la faune et l’être humain laissent entrevoir les conflits où s’inscrivent les relations politiques dont «le système de pensée» et «la pensée du système» (concepts empruntés à Glissant) éclatent dans la vie quotidienne. À la lumière de ces éléments historiques, le personnage-narrataire de Ravines du devant-jour fait intervenir l’explication de sa mère sur les relations inégales entre races pendant la période esclavagiste, et les connotations péjoratives rattachées aux enfants qui en sont nés:

Cela a donné naissance aux mulâtres, aux chabins et aux câpres. Elle m’explique que les maîtres blancs avaient choisi de tels noms dans le but d’animaliser les rejetons qu’ils procréaient, afin que ces derniers n’aient pas l’audace de réclamer des droits sur les richesses de leurs géniteurs. Ainsi mulâtre vient de mulet, chabin est le nom d’une variété de moutons au poil roux de Normandie et câpre ou câpresse dérive bien sûr de chèvre. (R, 203-204)

L’auteur souligne les raisons qui ont poussé l’idéologie coloniale à transformer l’autre en animal. Il montre que les motivations n’étaient pas d’ordre moral mais plutôt d’ordre économique. Le terme «chabin» qu’il assume porte les traces latentes de cette violence sous-jacente au discours colonial, mais sa prise de conscience et la connaissance de son histoire sont des préalables à sa revendication des droits à la cité.

Négocier les voies/voix de communication

Chamoiseau et Confiant abordent dans leurs pratiques d’écriture respectives le problème de la langue et du langage pour l’écrivain. Confiant va jusqu’à évoquer la notion d’un paradoxe pour expliquer son vœu de faire vivre le créole, alors même que ses pratiques et réalisations d’écriture sont en français. Il avoue sans ambages son malaise dans «La bicyclette créole ou la voiture française»:

Le créole est une langue rurale, habituée à désigner des réalités immédiates. Son niveau conceptuel est très limité. Lorsqu’on s’exerce à écrire un roman dans une langue orale et rurale, on a beaucoup de difficultés, parce qu’un concept doit être exprimé à travers des périphrases. La liberté pour les écrivains créoles paradoxalement, c’est le français, parce que le français est déjà une langue constituée avec laquelle on peut jouer. Quand j’écris en créole, je ne peux pas jouer parce que je suis obligé de construire mon propre outil. [15]

Il convient de signaler que cet extrait ne remet pas en question la dimension littéraire du créole, mais le positionnement des écrivains vis-à-vis du travail d’écriture selon la langue d’usage. Confiant n’hésite pas à souligner la pratique ludique qui sous-tend son usage du français.

Par contre, chez Chamoiseau, le rapport de l’enfant avec la langue française est rattaché inextricablement à la situation de l’écrivain caribéen en milieu français. Le narrateur fait souvent allusion, par exemple, à «l’ordre français» (AE, 55). Il fait mention de ceux qui parlent un «français impeccable» tout comme il montre la richesse du parler créole. Si le français est respecté, c’est en définitive le créole qui est valorisé comme langue maternelle, d’autant plus que celle-ci véhicule ses sentiments et sa culture.

Il parlait au Tonton dans un lointain créole, et dans un vieux français, et dans un lot de langues qui traînaient dans la Caraïbe depuis un temps où le monde était simple. (AE, 106).

Le narrateur souligne la dimension affective du créole surtout lors des situations de tension.

La langue créole avait de la ressource dans l’affaire d’injurier (…). Elle nous fascinait (…) par son aptitude à contester (…) l’ordre français. (AE, 55).

Il existe tout de même un souci de traduire en français la phrase ou les expressions créoles. Le créole est plus souvent la langue de l’affectivité et de la résistance. Lorsque Man Ninotte se préoccupe de la longévité de la maladie de son fils, elle a recours au créole pour implorer son fils de ne pas prendre «la vie pour un bol-toloman» (AE, 91).

La position de Chamoiseau n’est pas si tranchante que celle de Confiant, qui refuse de se soumettre aux règles de l’orthographe. L’écriture en français pose d’emblée une interrogation sur les conventions des signes orthographiques et graphiques. D’abord, le narrateur exprime l’inévitable compromis entre l’expérience des sensations primaires et leur transcription dans le langage. La manipulation de la langue et le recours aux néologismes sont évidents dans le texte mais tout porte à croire que Chamoiseau s’en tient davantage à l’orthographe, ne serait-ce que pour rendre visible l’apport du créole dans la structure imaginaire.

La question de l’orthographe chez les écrivains antillais mérite notre réflexion d’autant plus que, depuis Glissant, cette tension entre le mot (dans ses multiples instances phoniques) et la recherche de sens est constamment mise en jeu dans la production du récit. Je pense ici à La Case du Commandeur, et plus particulièrement à Mahagony d’Édouard Glissant, ainsi qu’aux œuvres de Chamoiseau et de Confiant. Selon Miething,

Toute représentation est un geste orthographique. L’ego se coule dans un médium pour donner de la forme à son être. [16]

Pour les écrivains de la Caraïbe, l’orthographe semblerait limiter non seulement l’initiative d’expression, mais également les dimensions polysémiques du signifiant.

Ravines du devant-jour ne peut résister à critiquer l’arbitraire des conventions graphiques de la langue. En réfléchissant sur la chronologie de l’enfance, le narrateur déclare que l’enfance s’est terminée au moment où le créole a dû céder au français le passage du giron familial à l’institution scolaire. La clôture du récit correspond également à la clôture de son univers créole, moment nostalgique comme en témoigne le passage suivant:

Finie la douce errance créole entre les grand-mères, la marraine, les tantes et leurs amis, toutes personnes de grand maintien et d’ardente amour. Fini le fol enliannement dans la parlure des nègres qui, par bonheur, ne s’écrit point et dont on n’a donc point à s’échiner pour respecter un quelconque Ordre Orthographique. (R, 201)

Le rapport au français, et en particulier à l’écriture, exige un renoncement à cette enfance, moment de grande liberté et d’ouverture, enfouie au fin fond du narrateur. Mais l’enfant guerrier qu’il était subsiste et transparaît «dans les pires coups de chien de l’existence» (R, 202). Sa passion pour la lecture (de Mauriac, Moravia, Troyat…) l’oriente vers l’écriture. Malgré ses réserves, il devient «un champion en français», sans susciter un grand enthousiasme ni chez son père ni chez ses maîtres d’école (R, 205).

Valorisation de la mythologie et de la culture populaires

Le narrateur d’Antan d’enfance regrette la disparition de la transmission des valeurs de l’arrière-pays. L’urbanisation a contribué à la normalisation des valeurs françaises:

(…) les conteurs de ville étaient rares (AE, 108).

Par contre, dans les récits d’enfance des écrivains caribéens, la présence de la ville et de ses habitants n’exclut pas la vie rurale, mais l’assume.[17]  Citons d’abord le deuxième volet du Chemin d’école, ainsi que le chapitre consacré à Fort-de-France dans Ravines du devant-jour. Outre les deux textes à l’étude, il est bon de se rappeler les textes écrits précédemment parmi lesquels Le Quatrième Siècle de Glissant, où Papa Longoué transmet à Mathieu, fils des plaines, le savoir des mornes.

Grâce au savoir des conteurs, la nouvelle génération d’écrivains, à l’instar de Chamoiseau et de Confiant, nous fait connaître des personnages mythiques qui occupent l’imaginaire de l’enfant créole, et qui transparaissent dans les productions culturelles des adultes, notamment des écrivains, des peintres, des sculpteurs… Les figures magiques du chouval-twa-pat, dorlis, l’homme-au-bâton, soukouyan, zombi, jettent un éclairage sur l’univers créole.[18]  Leur présence dans Ravines du devant-jour, tout comme dans les deux récits qui composent Une enfance créole, invite le lecteur à saisir les rapports entre les apparences et les réalités, les rapports entre les affirmations politiques et culturelles et les diverses formes de l’oppression. Il est tout de même significatif de signaler les fonctions qu’assument des figures mythiques dans les récits de Chamoiseau et de Confiant. Ils interviennent plus souvent dans les récits pour fournir une explication aux mystères de ce monde. Dans bon nombre de cas, ils agissent en tant que figures de résistance culturelle, et permettent au lecteur d’identifier et de suivre de nouvelles pistes de lectures sur l’univers créole. Sous le regard attentif de Chamoiseau et de Confiant, ces figures contribuent à l’élaboration d’un nouveau discours sur les traversées, les échanges culturels, tout en fournissant des espaces nouveaux pour explorer «ces zones de mystère créatif».

Il est indubitable que l’univers de l’enfant, avec le rappel des impressions, des sensations, des événements de jeunesse, est aux sources de la prolifération et du dynamisme des productions culturelles actuelles de la Caraïbe. Les écarts temporels, le jeu des points de vue, les déplacements géographiques et démographiques, l’éveil et le réveil des sens extérieurs, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, convergent pour activer la fonction de l’écriture et surtout irradier, iriser celle de la lecture.

Dynamiser la lecture: de la passivité à la participation

Chez Chamoiseau et Confiant, l’activité créatrice a pour but de valoriser et «(…) de parachever la voix collective qui tonne sans écoute dans notre être», d’y participer lucidement et de l’écouter jusqu’à l’inévitable cristallisation d’une conscience commune».[19]  Cela dit, la construction textuelle de la modalité narrative, dans Antan d’enfance et Ravines du devant-jour, sollicite une participation active du lecteur dans la construction du sens. Il y aurait, dans cette démarche, le vœu d’élargir les seuils de tolérance, si l’on considère leur déclaration dans Éloge de la créolité:

La littérature créole à laquelle nous travaillons pose comme principe qu’il n’existe rien dans notre monde qui soit petit, pauvre, inutile, vulgaire, inapte à enrichir un projet littéraire. [20]

Comme nous l’avons déjà constaté, les narrateurs d’Antan d’enfance et celui de Ravines du devant-jour, proposent diverses possibilités d’interprétation pour que le lecteur pratique une lecture active. À titre d’exemple, c’est le lecteur qui décide des circonstances de la mort du vieux rat, et qui doit choisir, parmi les variantes proposées, les précisions sur l’histoire du poulailler. Ainsi, le lecteur participe à la construction de l’enfance, se familiarise avec les lieux de l’identification de l’enfant et le comprend de l’intérieur. Le lecteur peut décider de croire ou de rejeter diverses explications des épisodes qui constituent le récit. Le lecteur peut aussi choisir ce qu’il accepte comme vérité, et ce qu’il perçoit comme imprécis. Il interprète la signification des événements en formant des liens entre les anecdotes du texte. Bref, le lecteur n’est pas innocent dans la production du sens du récit d’enfance. Le choix de la langue qualifie invariablement le choix des lecteurs. Maître de deux langues, l’écrivain combine le créole et le français jusqu’à les détourner de leur sens premier. Si l’insertion du créole pourrait nous suggérer la prédilection pour un lecteur créole, les explications sociologiques (description des repas, des termes quotidiens) nous montrent que Chamoiseau et Confiant visent un public plus large.

À l’encontre d’une objectivation esthétique

Le rapport avec d’autres disciplines, surtout le cinéma, inquiète bon nombre d’écrivains de notre corpus (Zobel, Chamoiseau, Confiant….). La préoccupation majeure, c’est de savoir qui maîtrise la production des images de soi et de sa communauté. La prise de position de Chamoiseau (AE, 150) fait écho à celle de Zobel (RCN, 266) pour souligner l’impact du film ou des émissions à l’écran sur la perception et la projection de soi.

L’épisode des séances du cinéma met en évidence le problème de l’oppression culturelle. Le narrateur s’en prend à l’intériorisation de l’autre dans le processus d’identification. Il nous décrit en menus détails la disposition de la salle, les rituels et les conflits entre les jeunes spectateurs, la dimension mythique de l’opérateur surnommé Tintin, passe par la suite à une réflexion sur le choix des films et leur impact sur les jeunes. Le narrateur aborde les productions filmiques en signalant le jeu déformateur des apparences et des réalités. Tout comme José et ses copains dans La Rue Cases-Nègres s’en prennent aux représentations grotesques, aux stéréotypes que véhiculent les images que l’on présente des Noirs, le narrateur d’Antan d’enfance actualisera et élargira le débat en incluant les images des Indiens et des Chinois que projette l’industrie.

Si la critique du narrateur est si agressive et acerbe, c’est que, par la diffusion de ces images, le jeu des apparences risque d’aliéner l’enfant à lui-même. En se basant sur son champ d’expérience, le narrateur admet l’inclination des jeunes à s’identifier à l’autre:

Nous nous identifiions aux plus forts, toujours blancs… nous enfonçant sans le savoir dans une ruine intérieure. Le négrillon devra par la suite opérer la formidable révolution de se considérer nègre, et apprendre obstinément à l’être. Plus tard, il dut apprendre à être créole. (AE, 150)

La technologie de l’œil véhicule des images et une idéologie qui amènent l’enfant à se considérer autre qu’il est. [21]L’écart qui sépare l’enfant (excentré) de l’adulte (autocentré) suggère un espace transformateur que le narrateur qualifie de «formidable révolution».[22]  Cette métamorphose est perçue comme une pression impérieuse contre son identité créole. Aux yeux du narrateur, l’industrie filmique n’aurait pas encore proposé des productions culturelles qui accueillent ou célèbrent la pluralité culturelle, et particulièrement la créolité.

Quand Antan d’enfance n’offre pas de solutions, y a-t-il de l’espoir? A la fin du livre, il paraît que «la maison a fermé une à une ses fenêtres» (AE, 165). Cet énoncé fait sans doute appel au cinéma où l’on ferme aussi les fenêtres une à une (AE, 149). On pourrait penser que c’est une conclusion ambiguë, car la clôture de la maison coïncide avec la clôture du texte. Mais le texte s’offrant à des lecteurs virtuels attend sa réception qui mesurera sa signification et sa portée.

Éthique et esthétique

Tout comme le narrateur du récit remonte à son enfance pour lui donner sens, Chamoiseau saisit par la même occasion les possibilités du monde, il n’oublie pas que la quête identitaire du narrateur l’oblige à identifier les lieux de perte. La décolonisation culturelle (la remise en question de l’assimilation) l’amène à s’interroger sur les perceptions de la domination du monde, au-delà des prescriptions ou des solutions politiques ou sociales.

En effet, le narrateur d’Antan d’enfance ne se prête pas à réviser ou dompter le passé, parce qu’il ne porte pas de «coutelas de conquête». Cela ne l’empêche pas de rechercher le possible. Il veut se souvenir du passé inchoatif et ressaisir l’état d’enfance «(…) où chaque brin du monde donnait lecture des possibles du monde» (AE, 12). Le narrateur y voit des pièges et, bien sûr, des obstacles à surmonter. Le narrateur d’Antan d’enfanceremarque que le réel du monde adulte est défini et «ferme» alors que celui de l’enfance s’ouvre au possible et à l’impossible (AE, 79). Puisque le narrateur ne peut revivre son enfance, cette impasse suggère qu’on ne peut revivre ou même réécrire l’histoire pour retrouver ses virtualités. On est censé vivre où l’on est. Mais les ambiguïtés des souvenirs du narrateur et de la narration montrent que le réel n’est pas tout à fait défini, même si on se réfère au passé. Un épisode fort significatif remémoré par le narrateur est celui ayant trait au charpentier. En première analyse, il montre l’impasse entre le possible et le réel. L’épisode revêt l’espoir du possible mais cet espoir se dissipe petit à petit. Dans le récit, le narrateur se souvient de l’appartement dans la saison des pluies et de la consultation du charpentier appelé pour réparer les toits. Les locataires montrent «les coulées, les auréoles, les gonflements de ses cloisons» (AE, 32) dans l’espoir de voir leur habitation remise en meilleur état. Mais il n’en est rien. Les apparences l’emportent sur les besoins réels de sorte que «la maison coulait toujours» (AE, 34). Analogiquement, la transformation des conditions sociales se butte ainsi à l’incompétence et au faux-semblant. Que le charpentier soit bien versé en «ouvrages philosophiques», dispose d’un «sens du moderne» ou d’une «vision du futur» ne signifie pas une plus grande efficacité à la tâche. Les solutions concrètes demeurent défaillantes devant les problèmes immédiats qui assiègent les habitants, face à «la revanche diluvienne» (AE, 34) dont ils doivent essuyer les assauts. Même écart entre les apparences et les réalités dans les relations entre le peuple et l’élite. La démocratisation du savoir restera-t-elle toujours un rêve inachevé?

Cette question n’est pas sans importance si l’on considère le prisme des perceptions irisant l’œil de l’écrivain et imprégnant son écriture comme l’illustrent Chamoiseau et Confiant dans leurs récits. Chacun des narrateurs se remémore ses plaisirs de lecture et d’écriture. Lire, c’est satisfaire son appétit de compréhension du monde et s’ouvrir à des champs d’action possibles. L’exercice de l’écriture peut suggérer – par transfert – l’assouvissement d’une gourmandise ou d’un désir sexuel. Se rappelant l’art culinaire de Man Ninotte, en particulier la confection des gâteaux et des pâtisseries, le narrateur d’Antan d’enfance décrit les premières tentatives d’écriture de l’enfant tout ravi d’«Écrire avec du sucre et dévorer l’écrit» (AE, 76). Ses échecs redoublaient son plaisir car «il les engloutissait» (AE, 77). Peu s’en faut pour déduire que, pour Chamoiseau, son écriture se présente comme une goulée. Pour Confiant, l’écriture vient satisfaire ses penchants de puissance et de jouissance: nombreuses références à la sexualité de la femme, à la curiosité sexuelle de l’enfant devant les penchants des siens, les conquêtes des autres et les siennes. Suite à une peine d’amour, le narrateur, penché sur l’enfant en peine, dévoile les possibilités de l’écriture:

Un jour, elle deviendra un personnage de l’un de tes livres à toi, tu en as la certitude. Tu n’auras pas goûté pour de vrai à sa chair somptueuse mais l’écriture comblera cette inconsolation. Elle sera le jouet de tes mots. (R, 206)

Bref, pour Confiant, l’écriture porte en elle le pouvoir de transformer le réel, le pouvoir de réaliser un désir inassouvi ou un rêve inachevé. Ainsi le récit d’enfance recèle une fiction qui cherche à se dépasser pour métamorphoser la vie et s’y engager, même à cœur déchiré. Il faut surtout que chacun puisse inscrire son histoire, création originale et authentique dessinée sur le vaste tableau de l’histoire de son pays, elle-même indispensable à la mosaïque de l’histoire du monde en perpétuel devenir.

La crèche comme métaphore du monde créole

Que faire devant les impasses crées par les discours et les gestes qui s’inscrivent dans l’ordre des apparences? Le narrateur d’Antan d’enfance propose un combat sur le terrain même de la rhétorique. Le renversement de situation opéré dans le modèle de la crèche d’Anastasie, la sœur aînée du petit négrillon, nous fournit à cet égard un cas patent. Suite à la destruction de la première crèche fabriquée en cire, Anastasie reçut de Man Ninotte, ce qui était perçu comme l’impossible, l’achat de deux santons, pour commencer la fabrication de la nouvelle crèche. L’art de la crèche, chez Anastasie, repose sur sa volonté de mettre sur scène «un peuple d’anonymes bergers ou d’indéfinissables personnes» (AE, 61), voire d’y intégrer le «tout-monde» (suivant l’expression de Glissant). Mais, pour ce faire, Anastasie crée une nouvelle crèche auréolée des croyances et des pratiques populaires, comme nous le suggère la présence «(…) des dorlis, des kalazaza, des chabins à-poil-sûr, des diablesses à talons, des suceurs-de-souskay, des doussineurs (…)» (AE, 62). L’admiration de l’enfant pour les personnages de la crèche d’Anastasie correspond à celle du narrateur:

La revanche qu’Anastasie s’appliqua à prendre sur le monde lui offrit, durant d’utiles années, l’exact lieu de maintien d’une abscisse d’innocence. (AE, 63)

La revanche, dans la crèche, pose la thèse du métissage culturel, puisqu’il s’agit d’une adaptation ou d’une redéfinition de l’esthétique pour accommoder les spécificités démographiques et culturelles des sociétés caribéennes. Les diverses traversées interculturelles, que Edward Kamau Brathwaite et René Depestre qualifieraient de «sous-marines» et Édouard Glissant, de «transversales» ou de «convergence souterraine», deviennent prototypes de changements et d’échanges.[23]  Devant le jeu des apparences, l’activité esthétique d’Anastasie invite à une revanche sur les prémisses et les assises de la légitimité des discours trompeurs, réducteurs ou exclusifs. La crèche d’Anastasie offre une lecture de l’univers créole en témoignant de la dynamique des relations humaines dans la société antillaise. Aux yeux du narrateur, la pratique esthétique de la Baronne est un modèle exemplaire, d’autant plus que sa crèche pourrait bien représenter une expression esthétique de l’oralité créole. Partant des réflexions sur les relations entre l’oral et l’écrit, Chamoiseau postule une «zone de mystère créatif» qu’il explique dans les termes suivants:

(…) j’ai acquis le sentiment que le passage de l’oral à l’écrit exige une zone de mystère créatif. Car il ne s’agit pas, en fait, de passer de l’oral à l’écrit, comme on passe d’un pays à un autre; il ne s’agit pas non plus d’écrire la parole, ou d’écrire sur un mode parlé, ce qui serait sans intérêt majeur; il s’agit d’envisager une création artistique capable de mobiliser à tout moment le génie de la parole, le génie de l’écriture, mobiliser leurs lieux de convergence, mais aussi leurs lieux de divergence, leurs oppositions et leurs paradoxes, conserver à tout moment cette amplitude totale qui traverse toutes les formes de la parole, mais qui traverse aussi tous les genres de l’écriture, du roman à la poésie, de l’essai au théâtre.[24]

Cette «zone de mystère créatif», ou cette «trace mystérieuse» qu’évoque Chamoiseau chercherait à ébranler ou à dépasser les oppositions binaires qui s’insinuent dans les «systèmes de pensée» et les «pensées du système». Rien de surprenant pour Chamoiseau et Confiant, qui sollicitent le narrataire à construire et à interpréter la diégèse par le biais de la strate métaphorique ou allégorique, par le biais d’autres activités artistiques, par le biais des citations et des allusions littéraires, le tout jalonnant leurs textes, et les nimbant de couleurs variées.

L’habitus de l’écriture et les possibles

Pour la problématique de l’art, la métaphore la plus significative est peut-être celle du menuiser dans Antan d’enfance de Chamoiseau. Le portrait du menuiser, dont le métier traditionnel est dépourvu de ses fonctions socio-économiques, souligne les considérations matérielles et les conditions d’existence rattachées à l’exercice de tout métier. La sympathie du narrateur envers ce menuisier oblige le lecteur à établir des liens entre lui et le narrateur. Le menuiser qui essaie de mesurer le monde à partir de son crayon ne peut tristement que mesurer sa perte. En effet, ses actions pourraient sembler des «réparations inutiles» (AE, 15). L’écrivain, à l’instar de Chamoiseau, essaie aussi de mesurer le monde mais peut-être pas de la même manière qu’un Césaire ou un Glissant, même s’ils ont écrit en français. Le narrateur exprime une certaine nostalgie pour «l’antan d’enfance» où figuraient le créole et ses traditions. La transcription des souvenirs ne fait que rappeler un monde révolu, parce que l’espace est devenu trop étroit (AE, 164). Mais le portrait du menuisier, qui continue malgré les obstacles à poursuivre son métier selon le regard et les outils à sa disposition, pourrait bien s’appliquer à l’écrivain caribéen, qui essaie de réconcilier les configurations traditionnelles du parler créole avec les exigences modernes de l’écriture. Le récit d’enfance est le lieu d’une recherche d’ardeurs juvéniles qui poussent les forces socio-culturelles à embrasser la sensibilité esthétique et à laisser embraser par elle. Quelle «merveilleuse» conception en espérer!


Notes:

1. René de Ceccaty, «La bicyclette créole ou la voiture française»Le Monde, Carrefour des littératures européennes (6 novembre 1992): III. Entrevue avec Raphaël Confiant. Les citations renvoient toutes, sauf indication contraire, aux éditions suivantes des textes à l’étude: Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance (Paris: Hatier, 1990) = AE; Chemin d’école (Paris: Gallimard, 1994); Raphaël Confiant, Ravines du devant-jour (Paris: Gallimard, 1993) = R. [retour au texte]
2. La dédicace fait écho aux paroles de Zobel dans la première édition de La Rue Cases-Nègres, et à la dédicace de l’adaptation filmique de son roman réalisée par Euzhan Palcy. [retour au texte]
3. J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, Éloge de la créolité (Paris: Gallimard, P.U.C., 1989): 39. [retour au texte]
4. Cf. l’entretien de Confiant avec René de Ceccaty où il compare les pratiques et les relations de pouvoir entre le français et le créole: «Le français a été idolâtré au point que l’enseignement avait pour première fonction non pas de dispenser des connaissances mais d’apprendre à dominer le monde. (…) La langue créole a sans doute perdu de sa valeur et n’est considérée que comme »une sous-langue, un patois, un mauvais français». [retour au texte]
5. Pour Charles Miething, «L’autobiographie s’écrit à partir d’un ego, d’un Moi concret et positif.» Voir son article, «La grammaire de l’ego. Phénoménologie de la subjectivité et théorie autobiographique», Autobiographie et biographie (Paris: A.G. Nizet, 1989): 151. [retour au texte]
6. La question de la mémoire est également problématique pour Confiant à en croire ses références aux vides ou aux «oublis» (R, 204) de son enfance. [retour au texte]
7. La problématique de la dépossession et de la défaillance de la mémoire s’actualise tout aussi dans la production des films, à savoir, Bladerunner, Total Recall, Robocop. Tantôt il s’agit d’êtres humains, tantôt d’automates qui ne savent pas si leur mémoire est la leur ou celle d’un(e) autre. [retour au texte]
8. Cf. les propos de Maryse Condé au sujet de l’activité mémorielle dans son entrevue avec Mohamed Taleb-Khyar, «An Interview with Maryse Condé and Rita Dove», Callaloo 14 (1991): 347-366. À titre d’exemple, elle souligne que : «(…) memory is something totally disorganized; there’s no rule, there’s no order. It comes from all corners, and builds up, and you have to find meaning in the complexity of things» (357). [retour au texte]
9. Jean Bernabé et al., Éloge de la créolité, 38. [retour au texte]
10. Jean Bernabé et al., Éloge de la créolité, 38. [retour au texte]
11. Jean Bernabé et al., Éloge de la créolité, 38-39. [retour au texte]
12. Cf. Gérard Genette, Nouveau discours du récit (Paris: Seuil, 1983): 92; Gerald Prince, Narratology: The Form and Functioning of Narrative (Berlin: De Gruyter, 1983): 9; Dictionary of Narratology (Lincoln: Nebraska UP, 1987): 57. [retour au texte]
13. La dernière phrase de cette citation pose problème car on ne sait dire avec justesse si Confiant commet, à son insu, une faute de construction syntaxique («arrivé à l’âge ingrat… elles n’ont..».) ou s’il se plaît à employer, l’anacoluthe, une figure de style pratiquée par certains grands auteurs. [retour au texte]
14. Jean Bernabé et al., Éloge de la créolité, 36. [retour au texte]
15. Entrevue avec René Ceccaty, III. [retour au texte]
16. Miething, 157. [retour au texte]
17. La vision de Chamoiseau dissipe les frontières topographiques, raciales et culturelles. Man Ninotte, élevée dans l’univers rural créole, apprécie les chansons de Saint-Pierre, de Tino Rossi, d’Édith Piaf et d’Aznavour. Papa-cordonnier raconte certaines fables semblables à celles de LaFontaine au négrillon. Le petit négrillon, élevé dans l’espace urbain de Fort-de-France est fasciné par la «richesse de l’oralité créole» que lui apprend Jeanne-Yvette. [retour au texte]
18. Pour une appréciation de ces figures mythiques, cf. Chronique des sept misères (Paris: Gallimard, 1986) et Solibo Magnifique (Paris: Gallimard, 1988) de Patrick Chamoiseau; Pluie et Vent sur Télumée Miracle (Paris: Seuil, 1972) de Simone Schwarz-Bart; L’Homme-au-bâton (Paris: Gallimard, 1994) et Tambour-Babel (Paris: Gallimard, 1996) d’Ernest Pépin; La Grande Drive des esprits (Paris: Le Serpent à plumes, 1993) de Gisèle Pineau pour ne citer que quelques exemples de la production actuelle. [retour au texte]
19. Jean Bernabé et al., Éloge de la créolité, 40. [retour au texte]
20. Jean Bernabé et al., Éloge de la créolité, 40. [retour au texte]
21. Cette question d’extériorité qu’entérinent les technologies de l’imprimé et de l’œil dans les contextes néo/post-coloniaux, a déjà fait l’objet d’une étude antérieure, de S. Crosta, «Stratégies de subversion et de libération: l’inscription et les enjeux de l’auditif et du visuel chez Assia Djebar et Ousmane Sembène», Littérature et cinéma en Afrique francophone, sous la dir. de Sada Niang (Paris: L’Harmattan, 1996): 49-81. [retour au texte]
22. Quoique le narrateur déclare avoir subi une révolution en lui-même pour réclamer son identité, il n’explique pas comment cette révolution et le processus de décolonisation s’est déroulé. [retour au texte]
23. Cf. Edward Kamau Brathwaite, Contradictory Omens: Cultural Diversity and Integration in the Caribbean (Jamaica: Savacou, 1974); René Depestre, Journal d’un animal marin (Paris: Gallimard, 1990); Édouard Glissant, Le Discours antillais (Paris: Seuil, 1981). [retour au texte]
24. Patrick Chamoiseau, «Que faire de la parole?», Écrire la parole de la nuit, sous la dir. de R. Ludwig (Paris: Gallimard, 1994): 158. [retour au texte]


Sources critiques sur Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (Pour éviter de faire double emploi des indications bibliographiques, cette section comprendra les études critiques sur les œuvres littéraires des deux écrivains.)

  • Burton, Richard D.E. Le Roman marron. Paris: L’Harmattan, 1997.
  • Ceccaty, René de. «La bicyclette créole ou la voiture française». Le Monde, Carrefour des littératures européennes (6 novembre 1992): III.
  • Chamoiseau, Patrick. «Que faire de la parole?» Antilla 470 (31 janvier 1992): 30-32.
  • Chamoiseau, Patrick. «Les Nègres marrons de l’en-ville». Antilla 473 (21 février 1992): 29-33.
  • Chamoiseau, Patrick et Raphaël Confiant. Lettres créoles. Paris: Hatier, 1991.
  • Delteil, Danielle. «Le Récit d’enfance à l’ère du soupçon». Littératures autobiographiques de la francophonie. Sous la direction de M. Mathieu. Paris: L’Harmattan, 1996. 71-82.
  • Ette, Ottmar et Ralph Ludwig. «Points de vue sur l’évolution de la littérature antillaise. Entretien avec les écrivains martiniquais Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant». Lendemains 17:67 (1992): 6-16.
  • Fall, Khadi. «La Littérature francophone antillaise vue par un écrivain francophone d’Afrique. Le Passage de l’oral à l’écrit dans les deux littératures». Lendemains 17:67 (1992): 17-21.
  • Figueiredo, Euridice. «La réécriture de l’histoire dans les romans de Patrick Chamoiseau et de Siviano Santiago». Études littéraires 25:3 (1992-1993): 27-38.
  • Gamarra, Pierre. «La Machine à écrire. La Parole de la Martinique». Europe 763-764 (1992): 205-208.
  • Hazaël-Massieux, Guy. «Littératures de la Caraïbe francophone». Lendemains 17:67 (1992): 22-35.
  • Ludwig, Ralph. «Une littérature éloquente: regards européens sur la narration antillaise moderne».Lendemains 17:67 (1992): 58-67.
  • Wells, Catherine. L’Oraliture dans «Solibo Magnifique» de Patrick Chamoiseau. Québec: Université Laval, GRELCA, 1994.
  • Wylie, Hal. «Raphaël Confiant. Ravines du devant jour». World Literature Today 68 (1994): 412.

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mis en ligne : 16 juillet 1999 ; mis à jour : 5 janvier 2021