Pierre Clitandre, Cathédrale du mois d’août (extrait lu par l’auteur)


Cette vidéo présente un extrait du roman de Pierre Clitandre, Cathédrale du mois d’août, lu par l’auteur. Il s’agit des premières pages du roman publié pour la première fois à Port-au-Prince en 1979 chez Fardin (et chez Syros, à Paris, en 1982).

Filmé le 6 août 2013, le même jour où Pierre Clitandre se faisait interviewer pour la série des 5 Questions pour Île en île. Vidéo de 3 minutes.

Caméra : Kendy Vérilus.

Voir la page de présentation de Pierre Clitandre.


Dans une interminable débauche de chromes, les carrosseries dansaient dans l’avenue trop étroite avec des décors de dévotions mystiques, parmi la population d’une ville pas plus large que l’espace d’une main.

La « Notre-Dame-d’Août », grinçante et douloureuse comme une vieille charrette passait, laissant sur l’avenue sa triste odeur de graisse, d’haleines et de sueur.

– Quelle heure vous avez, m’sieu ?

– Onze heures.

– Sainte Vierge Miracles !…

La camionnette roulait, bondée d’hommes au visage mal rasé, les mains dures et veinées, le chapeau enfoncé sur le front creusé de traits pénibles où la sueur séchée faisait des petites taches, blanches comme la terre des marais salants. Les uns avaient de lourdes chaussures aux semelles épaisses, rendues encore plus tristes par la poussière ou la boue de quelques jours. Dans l’atmosphère compacte de la camionnette, entre les deux rangées de passagers à la mine fourbue et mauvaise, dans l’aridité persistante de ces visages crevés et meurtris par la chaleur et l’épuisement, montait une âcre odeur de mégot brûlé, mêlée à celle de la fumée cendreuse dégagée de l’arrière-train de la guimbarde qui faisait prendre de la distance à une Mercédès nickelée dont l’avertisseur nerveux alertait l’agent de la circulation du coin.

La brimbalante camionnette roulait cahin-caha, grinçant de tout son assemblage de planches, de tôles, de fer, de sacs et de gens; la carrosserie, décolorée par les intempéries et les grosses mains sales, arrivant presque sur le ruban d’asphalte mais gardant malgré tout quelques gauches écritures où l’on pouvait lire :

« Sainte Rose de Lima, Veillez sur vos enfants »…

ou

« l’Éternel combattra pour Vous et vous garderez le silence… (Exode 14, verset 14) ».

Coincés dans leurs places, les passages sentaient une sorte de crampe leur monter au mollet, tel un assaut d’un million de fourmis rouges, tandis que de grandes coulées de sueur leur glissaient au dos comme s’il se fut agi d’une épaisse langue de boeuf.

Les secousses répétées de la vieille camionnette balançaient ici et là les deux rangées de passagers soudés entre eux ou subitement désenchaînés par la brusquerie d’un freinage strident. Le soleil tapait sur l’asphalte. Et les gens n’arrêtaient pas la camionnette qui geignait, grinçait et pétaradait sur la route comme une âme en peine. On n’arrête pas la mort qui passe. Sa plaque d’immatriculation était indéchiffrable parce que recouverte d’une épaisse couche de boue sèche et le pare-brise, fendillé par quelque accident, avait servi de prétexte à un peintre décorateur pour dessiner, selon le cheminement des fêlures, une admirable toile d’araignée qu’on aurait prise pour un grand soleil jaune éclaté sur la vitre.


Pierre ClitandreClitandre, Pierre. Cathédrale du mois d’août (extrait). (Port-au-Prince, 2013).
3 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur Dailymotion et YouTube le 20 novembre 2013.
Caméra : Kendy Vérilus.

Voir aussi l’entretien avec Pierre Clitandre filmé également en 2013 pour la série des « 5 Questions pour Île en île »
Vidéo de 45 minutes.

© 2013 Île en île


Retour:

/clitandre-cathedrale/

mis en ligne : 20 novembre 2013 ; mis à jour : 2 novembre 2020