La traversée des langues américaines dans Sainte dérive des cochons

par Jean Jonassaint

Au-delà des implications théoriques ou méthodologiques, ce qui m’importe avant tout, c’est une lecture, mieux une relecture « pas à pas » d’un texte haïtien – Sainte dérive des cochons de Jean-Claude Charles (1977) – qui pourrait s’apparenter à la démarche de Roland Barthes dans S/Z (1970). Mais contrairement au célèbre essai barthésien, cette relecture se limitera aux péritextes (titre, dédicace et quatrième de couverture); et à quelques extraits des chapitres III et IV cités en annexe, plus spécifiquement les pages 25-26 (fragment I), 40-42 (fragment II) et 43-44 (fragment III). D’autre part, elle portera sur ce que provisoirement ou improprement j’appellerai la « traversée des langues américaines » (langue étant prise ici dans le sens très large de langue dite naturelle et de langage ou parler spécialisé ou particulier) dans Sainte dérive des cochons. Autrement dit, cette recherche, s’il faut absolument la situer dans la perspective barthésienne, se limitera plutôt au repérage de ce qui pourrait s’appeler les codes symboliques et culturels du texte (Barthes, 1970: 24-27).

Quoiqu’il en soit, il s’agit d’un travail exploratoire qui est prétexte à discussion, et j’espère vivement qu’il suscitera d’autres lectures (ou relectures) d’un livre qui, près de trente ans après sa publication, est systématiquement ignoré par les spécialistes des littératures haïtienne ou caraïbéenne dont les derniers en date, aussi étonnant qu’il soit, sont Guilia Blascovich qui écarte Sainte dérive des cochons dans sa thèse sur Jean-Claude Charles romancier haïtien (1999) et Yves Chemla qui ne souffle mot de l’œuvre de Charles dans sa Question de l’autre dans le roman contemporain haïtien (2003). Pourtant, bien qu’il n’ait publié rien d’important depuis le début des années 1990, cet écrivain reste l’un des plus prolifiques de sa génération, et a été salué par Marguerite Duras, entre autres, comme un vrai, un grand romancier (1985).

En effet, né en 1949, outre Sainte dérive des cochons (édité sans spécification générique dans la collection « Fiction » des éditions Nouvelle Optique à Montréal) et de nombreux textes dans divers périodiques français et nord-américains notamment les journaux Le Monde et Libération, Jean-Claude Charles a publié trois romans: Bamboola Bamboche (1984), Manhattan Blues (1985), Ferdinand, je suis à Paris (1987); deux essais: Le Corps noir (1980), De si jolies petites plages (1982); et trois recueils de poèmes: Négociations (1972), 5 + 1 lettres à Elvire (1990) et Free (1998) dont aucun ne trouve écho dans La Littérature franco-antillaise de Antoine (1992), Lettres créoles de Chamoiseau et Confiant (1991) ou Le Roman haïtien de Hoffmann (1982). Quant à ce dernier, dix ans après la parution de son livre sur le romanesque haïtien, dans un article paru dans Callaloo en 1992, il commente brièvement Manhattan Blues (dix lignes, p. 762), mais ne dit mot de Sainte dérive des cochons. Certains pourront objecter que son analyse, « The Haitian Novel During the Last Ten Years », portant sur les romans haïtiens publiés entre 1978 et 1988, n’a pas à rendre compte d’un livre de 1977.

Or, précisément, ce qui fait problème, c’est le choix arbitraire de 1978 comme point de repère de la recherche plutôt que 1975 (année de la publication de Dézafi de Frankétienne) ou 1977 qui, comme il l’a déjà été souligné (Jonassaint, 1986: 255-257), marque un renouveau du romanesque haïtien en diaspora avec la publication coup sur coup à Montréal et Paris de trois textes novateurs: O Canada, mon pays, mes amours de Allien, Sainte dérive des cochons de Charles, et Paysage de l’aveugle de Ollivier. La modernité ainsi initiée, sinon instituée, dont les premières traces les plus évidentes remontent sans doute à Mûr à crever (1968) et Ultravocal (1972) de Frankétienne, à partir des années 1980, marque définitivement le romanesque haïtien tant en Haïti qu’à l’étranger comme en témoignent entre autres Mémoire d’une amnésique (1984) de Jan J. Dominique, Les Possédés de la pleine lune (1987) de Jean-Claude Fignolé, Hadriana dans tous mes rêves (1988) de René Depestre, Les Fous de Saint-Antoine (1989) de Lyonel Trouillot [1]. Aussi, il me semble qu’il aurait été plus pertinent de prendre 1975 ou 1977 comme point de repère, 1978 n’étant aucunement marquante dans le développement du roman haïtien. Par ailleurs, il faut souligner que le bref commentaire de Hoffmann est la seule référence, du moins significative, à Jean-Claude Charles dans les deux livraisons spéciales de la revue américaine Callaloo, « Haïti: the Literature and Culture » (1992), qui comptent quelque 500 pages de ou sur une cinquantaine d’auteurs haïtiens contemporains [2].

Dans le concert de silence entourant ce texte de Charles, outre le « vient de paraître » de Roger Dorsinville in Africa en avril 1978, de deux exceptions notoires. D’autre part, l’article de Max Dominique, « Le temps de la dérision » (1986) repris dans L’Arme de la critique littéraire. Littérature et idéologie en Haïti (1988: 205-216) où il y a un bel éloge de Sainte dérive des cochons, mais surtout une lecture audacieuse de Bamboola Bamboche, la seule à ma connaissance de cette ampleur sur ce roman. D’autre part, le long papier de Jean-Marie Geng dans Canal, « Carnaval et délire d’une dérive » (1978), qui saisit bien les stratégies de Charles. Mais Geng justement ne se veut pas spécialiste des littératures haïtienne ou antillaise. C’est peut-être là que le bat blesse, et très fortement. En effet, bien que l’œuvre de Charles ait reçu une certaine attention depuis la fin des années 1990, notamment en Italie et au Québec où des mémoires et thèses ont été consacrés entièrement ou en partie à sa production, seule Katia Centin dans son mémoire, Jean-Claude Charles romanziere e saggista haitiano (1999), aborde vraiment Sainte dérive des cochons. Elle est aussi la seule à étudier ses deux essais majeurs, Le Corps noir et De si jolies petites plages [3]. Y aurait-il refus de ces spécialistes de tout texte en rupture radicale avec la linéarité, la représentation ou l’anecdotique? La question est posée, il n’est pas sûr qu’elle trouvera réponse, encore moins ici. Mais il m’importait, d’entrée de jeu, de préciser que cette relecture de Sainte dérive des cochons est motivée et travaillée par deux questions fondamentales et personnelles: Pourquoi ce livre a-t-il si peu d’écho? Qu’est-ce qui fait obstacle à sa lecture? Aussi, se profile, en marge de cette démarche, ce qui pourrait être une lecture de la lecture: une étude de la réception ou de la non-réception d’un livre (le silence ou quasi-silence de la critique n’est-il pas également critique?).

Après cette digression sur la fortune ou l’infortune de Sainte dérive des cochons, place à l’interprétation, c’est-à-dire à l’évaluation du pluriel dont il est fait, pour paraphraser la formule de Barthes dans S/Z (p. 11) qui, face au texte charlien plus qu’ailleurs, fait sens.

Commençons par le titre: Sainte dérive des cochons. À première vue il s’agit d’un syntagme tout à fait français, conforme à la syntaxe et au lexique français. Mais sous cette tournure française, c’est la première hypothèse formulée, parlent la langue et la culture haïtiennes [4]. Car, il me semble, cette expression, «sainte dérive des cochons», ne fait vraiment sens qu’en regard de la polysémie du terme «cochon» dans la langue et la culture haïtiennes dont certaines acceptions recoupent bien sûr les françaises (des plus nobles aux plus vulgaires). Mais les acceptions qui importent vraiment, ce sont les haïtiennes: elles seules donnent la juste mesure de ce titre.

1° « Cochon » en haïtien désigne un animal qui est différent du cochon nord-américain: il est noir et a le museau plus long que le cochon (blanc). En fait, par sa morphologie, le cochon haïtien ressemble plus à un sanglier domestiqué ou créolisé, dont certains pensent qu’il est d’ailleurs issu, qu’au cochon communément domestiqué et commercialisé en Amérique du Nord. Mais cette espèce aussi connu sous le nom de cochon-planche dans les Antilles françaises, à quelques individus près, en théorie, n’existe plus en Haïti depuis le début des années 1980, ayant été éradiquée suite à une épidémie douteuse selon certaines sources, et remplacée par le cochon blanc nord américain [5].

2° Ce cochon noir à museau long dans la symbolique haïtienne représente l’homme (noir), le nègre (perdant). Tout Haïtien connaît cette fable du petit cochon (le pourceau) qui demande à sa mère ou son père pourquoi sa gueule est si longue, sa peau si noire, et ce dernier de lui répondre qu’il n’a qu’à attendre pour comprendre. Ce n’est là qu’une manière fort courante de signifier à un jeune Haïtien qui conteste l’action des aînés, qu’il ne perd rien pour attendre son tour ou son jour (d’échec), c’est-à-dire le moment où il sera cochon parmi les cochons. Donc la dérive en question, ne peut être que celle des nègres d’Haïti, nous-autres, du signateur, Jean-Claude Charles, au lecteur/commentateur dont je suis, nés haïtiens comme le personnage/narrateur: « jean-claude charles […] écriturier de sa profession né sous le signe de l’éléphant à port-au-prince haïti » (p. 37).

Aussi, ce pluriel de « cochon » pourrait n’être qu’un singulier, un moi, celui de l’autobiographe, auteur-narrateur-personnage principal. Et cette « fable », pour reprendre la typologie proposée par la dédicace, celle d’un moi-je, donc d’une autobiographie (ou d’un récit autobiographique) plutôt que d’un roman, si l’on se fie à la notion lejeunienne de contrat ou pacte autobiographique (voir Lejeune, 1975). Mais, ici l’inscription du nom propre de la couverture dans le corps du texte pourrait bien n’être que leurre, car l’édition (ou l’inscription) du texte dans une collection nommée «fiction» contredit (annule) le supposé contrat de véracité ou de référentialité qu’implique toute autobiographie. En fait, si Charles nous raconte sa vie c’est de manière parodique. Il faudrait la connaître (d’abord) pour la reconnaître, la lire dans ce brouillage (ou camouflage) des codes (linguistiques et génériques). Ainsi, ce texte se constituant à partir d’une légende, celle d’un Jean-Claude Charles, auteur et narrateur, réel et fictif, serait à proprement parler un hypertexte dans le sens genettien (Genette, 1982), ce que semble confirmer la quatrième de couverture que, pour mémoire, je cite presque in extenso:

brecht suggérait avec ironie que l’exil constitue la meilleure école pour apprendre c’est vrai qu’un corps traversant plusieurs espaces historiques plusieurs langues plusieurs codes ce corps-là doit générer une sacrée dose de contradictions je ne sais pas si ça passe bien dans ce texte à travers le concept la bêtise le vomi la moquerie les pulsations jazziques la légende biographique les graffiti le décervelage publicitaire le déchargement névrotique la connerie entendue à la radio les parodies les jeux de mots les jeux d’échos les tropes les bégaiements les dérapages sémantiques les ruptures de phrasés la dérision ponctuationnelle ou orthographique enfin ce n’est pas à moi d’annexer un mode d’emploi comme si le texte venait d’une autre voix.

Manifestement par l’inscription insistante du je de l’énonciateur, notamment ce « j’écris j’écris le chant des sirènes d’un car de police jamais n’abolira ce désir » qui le clôt, ce texte est du signateur: « Jean-Claude Charles/ […] né en 1949, à Port-au-Prince, Haïti » (quatrième de couverture). Mais c’est déjà là une autre histoire qui risque de nous emporter vers d’autres rives, revenons à nos cochons.

3° Le cochon est l’animal sacrificiel sur lequel se fonde la nation haïtienne. Qu’on le veuille ou non, qu’on le conteste ou non la cérémonie du Bois Caïman est un événement important dans l’imaginaire haïtien. Qu’il le vénère ou non, chaque sujet haïtien est plus ou moins pris avec cet acte fondateur (sacré) de l’imaginaire national: le sacrifice libérateur du cochon à la cérémonie du Bois Caïman. Et tout ce qui se joue aujourd’hui autour d’une certaine souveraineté haïtienne se joue à partir de cette prise symbolique (prise initiale de l’asson): le sacrifice du cochon (l’homme noir?) pour l’indépendance nationale. Sans trop s’étendre, il importe de souligner comment, informé du caractère sacré du cochon (animal vodouïque entre tous), le titre oxymorique de Charles fait encore plus sens, bien qu’il perde de son caractère provocateur en langue française où «cochon» et « saint », donc cochonceté et sainteté, sont tout à fait antinomiques. Par contre, dans le paradigme haïtien, pointant la perdition (la dérive) tant de l’animal sacré que du sujet haïtiens, il se fait sans doute irrévérent, et en ce sens encore plus inacceptable que dans sa lecture française. C’est peut-être déjà là un des freins à sa lecture.

4° Il ne faudrait pas oublier que cet animal sacrificiel (sacré), est aussi nourriciel (profane). Le proverbe haïtien exprime bien cette réalité: la graisse du porc cuit le porc. Toute la cuisine populaire haïtienne est tributaire du cochon qui fournit autant le gras (grès kochon) que la chair (griyo kochon), l’une des trois composantes du fameux plat national avec le « riz et pois », et la « banane pesée ». Cette « dérive des cochons » pourrait donc être également ce pillage systématique et éhonté des ressources (êtres et choses) du pays haïtien dont l’ultime exemple en mémoire est sans doute le déchaînement des « chimères lavalassiens » sur Port-au-Prince et ses banlieues en janvier-février 2004.

Voilà un premier corps d’interprétation qui pointe, du moins en partie, de quel pluriel est fait ce texte. D’un côté, une ambiguïté enracinée dans la langue et la culture françaises tant par le génitif (dérive des cochons/ dérive sur des cochons) [6] que la polysémie du mot «cochon» (l’animal aux multiples usages, le salaud aux mille facettes); d’un autre, un déchiffrement qu’imposent les langues et traditions haïtiennes qui traversent le texte de part en part.

Pour bien montrer cette traversée de l’haïtien sous le français, cette nécessité de lire l’haïtien sous le français et de décoder les ambiguïtés (en tous sens) que recèle le texte charlien au fil des syntagmes, sinon des mots, j’isolerai du fragment I pour fin d’analyse les expressions: « aïe papa », « aïe papacito », « aïe ses fesses », « aïe bondieupapa » qui le ponctuent comme de grandes exclamations. Manifestement, il y a juxtaposition, brouillage ou camouflage de langues. Le « aïe papa » se comprend très bien en français bien qu’il soit tout à fait haïtien, mais n’exprime pas les mêmes sentiments d’une langue (ou d’une culture) à l’autre. Déjà ambigu dans la langue haïtienne, « aïe papa » traduit à la fois un cri de l’ordre de l’érotique et du politique, plus particulièrement de la violence politique. L’érotisme est confirmé par le « aïe papacito », un hispanisme de la langue haïtienne qui pourrait s’écrire ou s’entendre en français « aïe papa sitôt » que redouble pour le locuteur français le « aïe ses fesses ». Par contre, le politique est confirmé par « aïe bondieupapa »: cri de désespoir, appel à l’aide divine – O Seigneur Dieu de bonté et de miséricorde…!

Cet usage d’une langue pour l’autre, mieux ce camouflage d’une langue sous l’autre, comme ce télescopage du politique sur l’érotique, est le registre même de ce fragment d’un micro-récit amoureux charlien. Et il devient de plus en plus manifeste quand Jean-Claude Charles piégeant le lecteur inattentif (ou incompétent) lui fait lire l’haïtien pour du français, comme dans ce segment: « elle se serre la ceinture elle sent le raide pilon la marteler » (p. 26). Littéralement, en français ou français-haïtien, ou même en haïtien, ce segment se comprend mal. Il ne s’éclaire qu’en regard des hypotextes (au sens genettien bien sûr) [7] qui le travaillent, les syntagmes figés haïtiens: « Séré dan ou, laché kò ou » (Serre tes dents, relache ton corps, ou encore Serre tes dents, abandonne-toi à l’amour); « Manman pitit maré rin ou » (Mères de famille, serrez vos ceintures, autrement dit Prenez votre courage à deux mains — sens assez différent de l’expression française, « se serrer la ceinture »); « Pilonnin fanm lan » (Baise-la), et comme en français, baiser n’est pas seulement baiser (copuler), mais aussi, et peut-être surtout maltraiter (« pilonnin »). Inutile d’insister, ici encore politique et érotique se marient comme souvent dans la langue haïtienne les termes désignant l’acte sexuel nomment également une certaine violence physique ou politique (maspinin, toufounin, pilonnin). Encore une fois dans le texte charlien, l’haïtien fait signe (ou sens) sous le français.     Une même lecture pourrait se faire du segment: « adieu j’ai la cervelle complètement tournée » (p. 26). Sous couvert du français, c’est l’haïtien qui charrie tant le politique que l’érotique. En effet, déjà en français, adieu se lit à la fois comme l’au revoir pathétique des amants et celui non moins pathétique de l’exilé, du soldat, du prisonnier, etc. Et en haïtien, plus que salutation, il est cri de désespoir ou de résignation, le « adié sò » que confirme bien le « c’est perdu » qui précède « adieu » dans le texte. Mais rien n’interdit une lecture érotique, car « adié » comme « anmoué » traduit le cri déchirant (ou délirant) de l’amante en extase ou en orgasme. Lecture qu’autorise pleinement le fragment qui d’entrée de jeu se donne comme micro-récit amoureux:

pendant ce temps donc elle et moi belle histoire d’amour c’est d’un pathos inénarrable si si elle commence à déboutonner son corsage sans attendre qu’elle termine je fonce polypier vivant bondissant fripon érectiligne sur les petits têtons violets oh my god…

Déjà qu’il fallait connaître langue et culture haïtiennes pour déchiffrer ce texte charlien, «oh my god»! voilà que surgit une autre langue, une autre culture, celles de la mégalopole où cette scène se joue, New York qui sera aussi celle de Manhattan Blues qui calque d’ailleurs son intitulé sur le célèbre titre de l’américain John Dos Passos. Nouvel obstacle sans doute à la lecture, Charles ne se limite pas aux seules langues française et haïtienne de l’espace américain. Il fait dans l’anglais et l’espagnol, mais aussi dans les langues de la publicité et de l’information ou des médias et autres domaines, comme l’illustre le fragment II qui, pour une meilleure lecture, a été segmenté en douze séquences ou segments (numérotés S1 à S12).

Dans cet extrait, la première langue qui apparaît, c’est l’anglais. Il s’actualise dans une forme particulière, caricaturale (pastiche ou citation tronquée) d’une notice (ou fiche) technique d’étiquettes (ou de prospectus) de lessive ou autres produits similaires (S1) dont fait écho et suite une pastiche de publicité française pour la crème Nivea (S2). Par ce couplage de deux rhétoriques marchandes centrées sur des produits nettoyants ou blanchissants (lessive, crème de beauté), subtilement, Charles pointe une certaine aliénation des nègres d’Amérique – ce désir de blanchir que donne à lire le fameux titre de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, et qu’il analysera plus à fond dans Le Corps noir, autre ouvrage que la critique notamment haïtienne semble vouloir ignorer systématiquement, pourtant ce texte charlien, au-delà de certains effets de mode, est l’un des essais majeurs de la Caraïbe francophone sur la question nègre dont il remet en cause certaines présupposées ou certitudes théoriques.

De ce détour commercial, le texte glisse (« tout de suite ») vers une langue mi-médiatique mi-scientifique, celle du bulletin météorologique (S3). Pour le lecteur informé des affaires haïtiennes, cette météo (qui avise « les embarcations fragiles […] de ne pas s’aventurer au large ») annonce également un drame: celui des boat people haïtiens et leur dérive en mer caraïbéenne dont Frankétienne donna une première représentation en 1968 avec Mûr à crever, mais qu’il reviendra à Charles d’en faire le portrait sans doute le plus saisissant, le plus poignant et aussi le plus complet bien que le plus personnel dans son grand essai-reportage, De si jolies petites plages (1982). Cette lecture métaphorique des prévisions météorologiques comme prédictions dramatiques est confirmée par les deux segments subséquents (S4, S5) dont l’un en langue espagnole (S4) souligne les problèmes de compréhension du personnage-narrateur; l’autre en français (S5), toujours à la première personne, comme s’il s’agissait d’une histoire personnelle ou familiale, rapporte, raconte l’exode tragique de la paysannerie haïtienne depuis les années 1930.

Ce dernier segment (S5), par son télescopage d’une histoire personnelle (l’autobiographique) sur l’histoire nationale ou internationale (le politique), est particulièrement intéressant. En effet, le « mon grand-père paysan qui en a vu de toutes les couleurs » sur lequel il s’ouvre laisse à penser qu’il s’agit d’une saga familiale, mais ce n’est que leurre pour lecteur distrait (ou incompétent). Ce grand-père (massacré par les soldats de Rafael Leonidas Trujillo en 1937, torturé par les tontons macoutes quelques années plus tard, écrasé dans une usine à New York), est plus mythique que réel – figure emblématique de l’Haïtien et de ses multiples périples d’exil américain. Car, le grand-père du narrateur ou de l’auteur (ils sont homonymes et homographes n’est-ce pas?) ne saurait mourir en 1937 (à Saint-Domingue), torturé après 1957 (en Haïti), puis écrasé dans les années 1970 (à New York).

Ce camouflage de l’histoire nationale (le politique) sous l’histoire personnelle ou familiale (l’autobiographique), et vice versa, est un des registres privilégiés de Charles. Bien que camouflée, la parole historique est risquée, Charles le sait, il doit marronner. Il l’exprime bien au segment suivant (S6) où, encore une fois, le métadiscours est en espagnol, mais un espagnol qui ne se comprend qu’à travers la langue haïtienne, donc, à la limite, accessible qu’aux locuteurs des deux langues. Ce « DIOS MIO AYUDAME A NO METERME EN LO QUE NO ME IMPORTA » calque tant la syntaxe que la signification de l’expression haïtienne: « Pa mété m nan sak pa gadé m ». Autrement dit: « Seigneur Dieu, aidez-moi à ne pas me mettre dans des beaux draps » – manière subtile au plus fort de la dictature duvaliériste de signifier à un interlocuteur un refus de s’immiscer (ou même de commenter) les affaires de l’État. Cette lecture politico-haïtienne est amplifiée par le segment suivant (S7) qui se clôt sur un proverbe typiquement haïtien (Jou va jou vyin, kaka jé pa linèt), et insiste sur le caractère national de cette « parole » (parole de nous) qui est « parole » de Jolibois fils, l’une des figures de la résistance haïtienne à l’occupation américaine (1915-1934). Justement, c’est cette résistance, cette lutte des Haïtiens face à l’occupant américain que retracent de manière fragmentaire et parodique les segments suivants (S8, S9, S10 et S11).

D’une part, cet ensemble de segments n’est pas une suite d’événements qui formerait un récit cohérent (résumable ou condensable), mais de multiples faits (fictionnels, autobiographiques, historiques ou mythiques), comme des flashs d’information, enfilés les uns à la suite des autres, pêle-mêle sans ordre hiérarchique ou chronologique. En ce sens, ce fragment est fort caractéristique du texte charlien dont les micro-récits qui le composent semblent dérivés les uns des autres par glissements métonymiques, ou ruptures métaphoriques ou antinomiques généralement annoncées par une barre oblique [8]. D’autre part, cette tracée de la résistance haïtienne renvoie à différents discours ou figures mythiques ou sacrés: dragon, Père Noël (tonton-noël), juif errant, armée-du-salut, Charlemagne Péralte, crucifixion, etc. Enfin, il importe de souligner le couplage subversif de la parabole évangélique à la canonique opposition haïtienne cochon blanc/ cochon noir au segment (S9): « tes petits cochons de porcelaine penses-tu qu’ils tendront l’autre joue ».

Cet incessant va-et-vient d’un code à l’autre, comme ce camouflage de l’un sous l’autre ou ce couplage ou télescopage de l’un sur l’autre – où telle une équation algébrique l’une ou l’autre variantes représentent différentes valeurs (linguistiques, rhétoriques, génériques, etc.) –, est la manière même charlienne ancrée, il me semble, dans la tradition haïtienne du « parler andaki » (palé andaki) qui implique toujours une double lecture, un double-sens. Ce «parler haïtien» qui remonte aux plantations dominguoises n’est pas un jargon, c’est une forme profane, quotidienne – différente du « palé langaj »: parler sacré de la tradition vodouïque. Il fait appel à des figures comme la parabole, le proverbe, l’ambiguïté, la syllepse de sens, pour coder, mieux surcoder un discours, lui imprégner un double sens: un sens premier ou apparent tout à fait compréhensible par l’ensemble des locuteurs haïtiens, et un sens second déchiffrable uniquement par quelques-uns. Il ne s’agit pas d’initiés comme pour le « palé langaj », mais simplement en tous sens de « complices », i.e. ceux qui partagent une certaine connaissance des faits ou arguments évoqués et des « règles ponctuelles d’écriture » utilisées pour les exposer. Il y aurait tout un travail à faire sur cette rhétorique qui est symptomatique du refus séculaire des Haïtiens de toute forme de muselage par les pouvoirs blancs ou noirs. Mais, encore déjà c’est une autre histoire pour une autre scène.

Revenons au texte charlien, et concluons.

Au terme de cette relecture, Sainte dérive des cochons apparaît nettement comme texte pluriel, scriptible aucunement lisible au sens barthésien de ces termes, à cheval sur plusieurs genres (récit, histoire, essai entre autres) et langages (ceux de la météo, de la bourse, de la pub, de l’information, etc.), travaillé par diverses langues (français, haïtien, anglais et espagnol notamment). « Fable contre d’autres fables », il est hypertexte par excellence, écrit dans une hyperlangue (dans ce sens que le texte camoufle toujours d’autres syntaxes ou d’autres lexiques d’autres langues, hypo ou génolangues). Et, bien sûr, il est aussi métatexte comme le montre notamment le fragment III. Dans cet extrait, la langue des nouvelles boursières admirablement couplée au lexique marxiste (faisant écho à la subtile critique du léninisme du segment S12 du Fragment III) donne à lire une poétique (la charlienne sans doute) qui est aussi une charge contre cette «littérature engagée», ce réalisme (socialiste ou autre « bla bla bla ») contre quoi s’écrit cette dérive. Mais aussi ce à partir de quoi ce texte s’est construit. Car, il ne faudrait pas oublier que le texte de Charles actualise, du moins en partie, des traits distinctifs du roman de tradition haïtienne (qui est aussi « roman engagé », roman de la représentation): le rapport du politique à l’érotique, la fable tragique, les tensions linguistiques entre le français et l’haïtien (voir: Jonassaint, 1986 et 2002). Par contre, il les parodie presque tous, les carnavalise à l’envie. Enfin, il importe de noter que Sainte dérive est aussi hypotexte, il serait l’hypotexte même de l’œuvre charlienne. En effet, cette traversée de l’Amérique new-yorkaise plus que Négociations (1972), son premier livre, porte en germe toute l’œuvre à venir, malgré la rupture stylistique de Manhattan Blues, son texte le plus connu, mais aussi le plus lisible ou le moins scriptible avec Ferdinand, je suis à Paris (1987), contenant ou annonçant, comme il a été plus haut signalé, tous ses textes ultérieurs du Corps noir (1980) à Free (1998) en passant par Bamboola Bamboche (1984) qui pousse plus à fond l’érotisme ou le dévergondage de Sainte dérive.

Il n’est donc pas étonnant que Sainte dérive des cochons  ne fasse pas le bonheur ou la fortune de ceux-là qui, aujourd’hui encore à l’aube du XXIe  siècle, voudraient cantonner les littératures périphériques ou du Sud dans la posture ethnographante du témoignage sur, ou de la défense et illustration (de la cause, de la race, du genre, du pays, et j’en passe), comme si ces déjà-vu-déjà-dit pouvaient influencer le flux incessant des capitaux ou les fluctuations des indices boursiers. Pire encore, comme si certaines littératures n’avaient droit qu’à un registre d’écriture. Quand bien même ces sirènes (de police), une chance que des Jean-Claude Charles nous offrent de si belles dérives, pour l’avènement des littératures postnationales et leurs écrivains transnationaux. Autres concepts, pour d’autres débats en d’autres lieux, à (pour)suivre.


Notes:

1. Bien sûr, on ne saurait sous-estimer l’influence directe ou indirecte du nouveau roman sur ces romanciers haïtiens, mais on ne saurait aussi taire la marque décisive de son appropriation/ indigénisation à la fois théorique et pratique dès la fin des années 1960, en Haïti, par les tenants du spiralisme (Frankétienne, Jean-Claude Fignolé et René Philoctète) sur les romanciers haïtiens du dedans et du dehors.  [retour au texte]

2. Le hasard d’une conversation téléphonique en mai 2004 avec le professeur Rowell éditeur de la revue, et d’une autre avec Jean-Claude Charles en juillet 2004, m’ont permis de comprendre qu’un malentendu plutôt qu’une quelconque volonté aurait empêché la publication d’une entrevue avec Charles dans cet ensemble sur Haïti.  [retour au texte]

3. De ces deux essais de Charles, à ma connaissance, seul De si jolies petites plages a été quelque peu commenté par la critique haïtienne, notamment l’article de Leslie Péan dans Collectif Paroles, « Journal de voyage de Jean-Claude Charles chez les Boat People ».  [retour au texte]

4. Bien que le texte de Charles soit en rupture avec le romanesque haïtien, son titre s’inscrit dans une longue tradition titrologique nationale qui remonte au moins à 1905 avec La Famille des Pitite-Caille de Justin Lhérisson qui, faut-il le rappeler comme je l’ai montré dans Des romans de tradition haïtienne (Jonassaint, 2002, chap. 1 et 2), contrairement à ce que laisse entendre une certaine doxa critique caraïbéenne, est celui qui, avec ses « audiences », initia de manière convaincante et poussa sans doute le plus loin avant l’Haïtien Gérard Étienne et le Martiniquais Patrick Chamoiseau, la « créolisation » ou « indigénisation» du français et du récit littéraires caraïbéens. Cette tradition titrologique d’afficher ou d’énoncer sous ou à travers la langue allogène une parole indigène, qui n’est pas uniquement haïtienne, s’actualisant dans diverses littératures américaines ou francophones, a été réappropriée par des romanciers contemporains aussi différents que Louis-Philippe Dalembert avec Le Crayon de Dieu n’a pas de gomme (1996), Dany Laferrière avec Pays sans chapeau (1996), Edwidge Danticat avec Krik ? Krak ! (1995) ou Gérard Étienne avec Un ambassadeur macoute à Montréal (1979) par exemple.  [retour au texte]

5. Voir entre autres: « Whether Pigs Have Wings: African Swine Fever Eradication and Pig Repopulation in Haiti« , extraits d’un rapport de Phillip Gaertner pour People to People (from Stretch, Fall 1990).   [retour au texte]

6. Sur l’ambiguïté du complément de nom, voir le commentaire éclairant de Dupriez dans son Gradus (1984: 39-40). Cette ambiguïté (mieux cette autre lecture) du titre de Charles est des plus évidentes quand il est placé dans le paradigme titrologique lyotardien: Dérive à partir de Marx et Freud (Lyotard, 1973). [retour au texte]

7. Il faudrait peut-être parler d’hypolangue (ou de génolangue), car ce texte charlien ne se lit pas seulement en regard d’autres textes, mais aussi d’autres langues. Car certaines tournures syntaxiques qu’il impose au français (ou autres langues américaines utilisées) ne sont que calques de la langue haïtienne. Mais Genette dans ses Palimpsestes (1982) – trop centré, il me semble, sur des textes européens – ne traite pas de cette question des langues secondes (géno ou hypolangues) sous la langue manifeste (phéno ou hyperlangue), ou encore de la syntaxe sous la syntaxe. Pourtant c’est bien là un chapitre de la poétique qui mériterait toute notre attention aujourd’hui.  [retour au texte]

8. Il serait intéressant d’approfondir cette observation sur le déploiement du texte charlien. Car, il se pourrait que cette alternance de dérivations métonymiques et de ruptures métaphoriques ou antinomiques soit un effet du travail de la langue haïtienne dont la morpho-syntaxe est régie selon un mode de télescopage ou de juxtaposition syntagmatique.  [retour au texte]


Bibliographie:

  • Allien, Francklin. O Canada, mon pays, mes amours. Paris: La Pensée Universelle, 1977.
  • Antoine, Régis. La Littérature franco-antillaise. Haïti, Guadeloupe et Martinique. Paris: Karthala, 1992.
  • Barthes, Roland. S/Z. Paris: Seuil, 1970.
  • Blascovich, Giulia. Jean-Claude Charles romancier haïtien.  Analyse thématique de «Manhattan Blues» et «Ferdinand je suis à Paris», mémoire de maîtrise, Université de Padoue (Italie), 1999, 143 p.
  • Callaloo. Deux numéros spéciaux: « Haïti: the Literature and Culture ». 15.2 (Spring 1992) et 15.3 (Summer 1992).
  • Centin, Katia. Jean-Claude Charles, romanziere e saggista haitiano, mémoire de maîtrise, Université de Parme (Italie), 1999, 189 p.
  • Centurioni, Valentina. «Ferdinand je suis à Paris» de Jean-Claude Charles.  Essai de traduction, mémoire de maîtrise, Université de Venise (Italie), 2000.
  • Chamoiseau, Patrick et Raphaël Confiant. Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature. Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane. Paris: Hatier, 1991.
  • Charles, Jean-Claude. Négociations. Paris: P.-J. Oswald, 1972.
  • Charles, Jean-Claude. Sainte dérive des cochons. Montréal: Nouvelle Optique, 1977.
  • Charles, Jean-Claude. Le Corps noir. Paris; Hachette/ P.O.L, 1980.
  • Charles, Jean-Claude. De si jolies petites plages. Paris: Stock, 1982.
  • Charles, Jean-Claude. Bamboola Bamboche. Paris: Barrault, 1984.
  • Charles, Jean-Claude. Manhattan Blues. Paris: Barrault, 1985.
  • Charles, Jean-Claude. Ferdinand, je suis à Paris. Paris: Barrault, 1987.
  • Charles, Jean-Claude. 5 + 1 lettres à Elvire, Genève: Éditions les Yeux Ouverts, 1990.
  • Charles, Jean-Claude. Free. Paris: Sapriphage 33, 1998.
  • Chemla, Yves. La Question de l’autre dans le roman contemporain haïtien. Matoury (Guyane): Ibis Rouge, 2003.
  • Danticat, Edwidge. Krik? Krak! New York: Soho Press, 1995.
  • Dalembert, Louis-Philippe. Le Crayon de Dieu n’a pas de gomme. Paris: Stock, 1996.
  • Delas, Daniel. Littératures des Caraïbes de langue française. Paris: Nathan Université, 1999.
  • Dominique, Max. L’Arme de la critique littéraire. Littérature et idéologie en Haïti. Montréal: CIDIHCA, 1988.
  • Dorsinville, Roger. « Sainte-Dérive des cochons« . Africa 99 (1978), repris in The Collected Edition of Roger Dorsinville’s Postcolonial Literary Criticism in Africa vol. I (edited by Max Dorsinville). Lewiston: Edwin Mellen Press, 2003: 175.
  • Dorsinville, Roger. « Manhattan Blues » . Africa 179 (1986), repris in The Collected Edition of Roger Dorsinville’s Postcolonial Literary Criticism in Africa vol. II (edited by Max Dorsinville).  Lewiston: Edwin Mellen Press, 2003: 339-340.
  • Dupriez, Bernard. Gradus. Les procédés littéraires (dictionnaire). Paris: U.G.E., 10/18, 1984.
  • Duras, Marguerite. « Lectures. Manhattan bleues » . L’Autre journal 10 (1985): 7.
  • Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs. Paris: Seuil, 1952, 1971.
  • Frankétienne. Dézafi. Port-au-Prince: Edision Fardin, 1975.
  • Genette, Gérard. Introduction à l’architexte. Paris: Seuil, 1979.
  • Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris: Seuil, 1982.
  • Genette, Gérard. Seuils, Paris: Seuil. (1988).
  • Geng, Jean-Marie. « Carnaval et délire d’une dérive ». Canal 15 (1978): 16.
  • Gousse, Edgard. « De si jolies petites plages de Jean-Claude Charles ». Étincelles 3 (1983).
  • Hoffmann, Léon-François. Le Roman haïtien. Idéologie et structure. Sherbrooke: Naaman, 1982.
  • Hoffmann, Léon-François. « The Haitian Novel During the Last Ten Years ». Callaloo 15.2 (Spring 1992): 761-769.
  • Jonassaint, Jean. Le Pouvoir des mots, les maux du pouvoir. Des romanciers haïtiens de l’exil, Paris / Montréal: Arcantère / PUM, 1986.
  • Jonassaint, Jean. Des romans de tradition haïtienne. Sur un récit tragique. Paris / Montréal: L’Harmattan / Cidihca: 2002.
  • Lejeune, Philippe. Le Pacte autobiographique. Paris: Seuil, 1975.
  • Lérisson, Justin. La Famille des Pitite-Caille. Port-au-Prince: Imprimerie A. Héraux, 1905.
  • Lyotard, Jean-François. Dérive à partir de Marx et Freud. Paris: U.G.E., 10/18, 1973.
  • Nicolas, Lucienne. Espaces urbains dans le roman de la diaspora haïtienne. Paris: L’Harmattan, 2002.
  • Ollivier, Émile. Paysage de l’aveugle. Montréal: Pierre Tisseyre, 1977.
  • Péan, Leslie. « Journal de voyage de Jean-Claude Charles chez les Boat People ». Collectif Paroles 19 (1982).
  • Ripault, Ghislain. « De si jolies petites plages de Jean-Claude Charles ». Mot pour mot 11 (1983).

Annexe

Sainte dérive des cochons, de Jean-Claude Charles (extraits).

Fragment I:

/ pendant ce temps donc elle et moi belle histoire d’amour c’est d’un pathos inénarrable si si elle commence à déboutonner son corsage sans attendre qu’elle termine je fonce polypier vivant bondissant fripon érectiligne sur les petits têtons violets oh my god elle se cabre d’un brusque mouvement des hanches désespérée elle s’étale dans les taillis naissants du texte phoenix je te vois venir sur tes sabots de cendres elle attend corps mort et yeux crevés la grande explosion frauduleuse qui va la fendre en mille morceaux aïe papa qu’elle dit c’est perdu adieu j’ai la cervelle complètement tournée aïe papacito tandis que mes mains soutiennent le geste du grand écartèlement elle se serre la ceinture elle sent le raide pilon la marteler aïe ses fesses éclatent aïe bondieupapa elle rêve d’une ville bâtie comme un échangeur d’autoroutes pour changer de niveau elle glisse toboggan en furie une ville d’oiseaux en cavale / (pages 25-26)  [retour au texte]

Fragment II:

/ (S1) DOES NOT CONTAIN PHOSPHORUS OR PHOSPHATES NET WT. 5 LB. 4 OZ. BRIGHTER WHITER BIODEGRADADBLE IN CASE OF EYE CONTACT FLUSH WITH COOL WATER / (S2) à défaut si vous voulez avoir la peau blanche utilisez la crème nivéa pratique économique (S3) et tout de suite la météo vent du secteur est de plusieurs millions de noeuds température indéchiffrable les embarcations fragiles sont priées de ne pas s’aventurer au large (S4) caramba no entiendo ni una mierda de lo que dice la radio (S5) mon grand-père paysan qui en a vu de toutes les couleurs il a même travaillé à saint-domingue puis à cuba comme coupeur de canne il a été massacré par les soldats de rafaël leonidas trujillo en 1937 torturé par les tontons-macoutes quelques années plus tard puis écrasé dans une usine à new-york / (S6) DIOS MIO AYUDAME A NO METERME EN LO QUE NO ME IMPORTA / (S7) mais nous parlons parole de nous parole de thimoléon jonathas héméus jolibois fils qui dit jour va jour vient (S8) s’est-il métamorphosé en guerrier de sucre à la sugar company en dragon de bauxite à la reynolds mining en tonton-noël de pite sur la plantation dauphin en juif-errant au ciment d’haïti (S9) thimo crois-moi affûte sa machette pour la grande zafra ses poings mûrissent dans les gants tu peux me croire le futur quelle baffe et tes petits cochons de porcelaine penses-tu qu’ils tendront l’autre joue (S10) non ils se précipiteront au bureau des télégraphes on nous enverra des hélicoptères des porte-avions des marines venus du deep south choisis exprès ayant vois-tu une certaine connaissance de l’âme noire on nous enverra des armées-du-salut des radios évangéliques à fréquence modulée des pasteurs whiteanglosaxon-protestants des cartouches empoisonnées pour charlemagne péralte résistant caco de nouveaux larrons toujours aussi nice pour les casernes la gendarmerie pour les douanes les postes les banques le département d’hygiène public de nouveaux streptocoques de nouveaux tréponèmes de nouvelles crucifixions (S11) mais la résistance des peuples est devenue une maladie contagieuse les peuples sont frappés de surdité (S12) ma mère qui n’a pas lu les oeuvres complètes de lénine te sort ça sec comme un couteau tu dis bonjour au diable il te mange tu dis merde au diable il te mange alors ramasse ton courage une fois pour toutes et dis merde au diable / (pages 40-42)  [retour au texte]

Fragment III:

/ et lui le ténébreux le veuf l’incontrôlé dollar provoquant galvanométriques mouvements uniformes fables fables c’est toujours cette question de ta place dans le scénario un homme sortira de l’écran dans un grand bruit d’étoffe de déchirement un homme sans nom sans grelot sans parole sans ponctuation qui foutra en l’air le thermomètre de wall street en repli durant cette première séance le marché regagnera ensuite tout le terrain perdu pour terminer en légère hausse l’indice des industrielles qui aura cédé de près de 7 points s’établira finalement à 952,5 (+1,20) le volume des transactions s’élèvera à 15 240 000 titres contre 14 190 000 la veille la littérature engagée aura fait l’effet d’une douche froide sur la bourse de new-york et entraîné de nombreuses ventes bénéficiaires la reprise qui suivra sera dûe à une appréciation plus sereine de la situation par la bourgeoisie autres éléments favorables les troubles linguistiques qui auront éclaté partout dans la zone des tempêtes en effet plusieurs de nos correspondants nous signalent bla bla bla /  (pages 43-44)  [retour au texte]


Cet essai, « La traversée des langues américaines dans Sainte dérive des cochons », par Jean Jonassaint, a paru pour la première fois dans le recueil, Poétiques et Imaginaires; Francopolyphonie littéraire des Amériques (sous la direction de Pierre Laurette et Hans-George Ruprecht (Paris: L’Harmattan, 1995, pages 255-265).

Revue, corrigée et augmentée pour Île en île, l’article est publié sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© 1995, 2004 Jean Jonassaint


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mis en ligne : 12 octobre 2004 ; mis à jour : 29 octobre 2020