Jean-Claude Charles, Manhattan Blues


Chapitre 19
Vu de la statue de la Liberté

     Existe-t-il sensation plus agréable? Un réveil en douceur, on a dormi, on a dormi beaucoup, on a le sentiment d’avoir rêvé, on ne se souvient pas des rêves, la nuit n’a pas laissé de traces conscientes, j’ai dormi plusieurs heures d’affilée, peut-être sept, pas fait de cauchemar, pas peur du corps de Fran. Tous ces réveils où il m’arriva de trouver dans un lit un corps dégoûtant, corps du délit de fuite, corps des peurs de la veille, ce n’est pas une affaire esthétique, ce furent souvent de très beaux corps, c’est dans la tête que ça se passe, ça joue sur des détails, des quarts de dièse, avec Fran c’est différent. C’est ici que les ennuis commencent. Toute une nuit à oublier Jenny.

Fran n’est pas dans le lit. La fenêtre est entrouverte. Les rideaux sont ouverts. Le morceau de ciel que je vois est presque bleu. La lumière. Du lit, je ne vois pas le parc. J’aime cette chambre. Je pense que si je l’avais eue le soir de mon arrivée, je serais resté dans cet hôtel. Je pense aussi que si j’étais resté ici, je n’aurais probablement pas rencontré Fran. Je pense que si je n’avais pas rencontré Fran, les choses avec Jenny seraient encore équivoques, mais c’est évident qu’elle ne m’aime plus, ça y est t’es même pas levé que tu recommences.
Je suis malade de Jenny. Ma seule chance, c’est Fran. J’ai conscience au réveil que je suis content d’être dans ce lieu, à cet instant précis, avec Fran. Si elle n’était pas là, je serais vraiment dans la déprime totale. Rien de tel qu’une femme pour vous faire oublier une autre femme. Ici commencent les affres. Ici commence quelque chose d’innommable. Ce n’est pas l’amour. Ce n’est pas rien non plus. Something like a bird. Si je mets de la musique, ça sera n’importe quoi, ça ne sera pas Mingus, voilà les inconvénients de n’importe quel hôtel.
Le téléphone n’est pas là.
J’en suis le fil du regard, il est dans la salle de bains, la porte est fermée. Le sac de Fran est posé dans le fauteuil près de la fenêtre. Dommage qu’il ne faille pas fouiller dans le sac des dames, je prendrais bien son walkman, si ça se trouve elle a une cassette de Mingus. Je me rends compte que je ne sais pas grand-chose d’elle. Pas assez pour dire que je ne la connais pas. Jenny, je ne la connais pas. Fran, je connais: une fille qui a largué son mec et qui batifole avec un autre mec.
Je pense à la grand-mère de Jenny. Nous avons nos complicités. Parfois au téléphone, je lui demande quelque chose. Tu sais pas où est Jenny? Elle me répond Jenny tu sais comment elle est. Je ne sais pas moi comment elle est Jenny. Merde, je suis à peine réveillé que ça commence.
Je crie Fran arrête de m’tromper.
Elle entrouvre la porte de la salle de bains. Elle est à poil. Elle parle au téléphone. Je l’entends donner l’adresse de l’hôtel en disant à quelqu’un mais c’est pas possible cet hôtel tout le monde connaît. Elle raccroche. Vient vers moi. Elle dit je suis encore tombé sur un Haïtien. Je lui dis c’est bien ta chance. Elle répond je viens de louer une bagnole. Je dis pour quoi faire? Elle dit Bill je l’emmerde.

La Statue de la Liberté s’il vous plaît?
Continuez à zigzaguer c’est droit devant vous.

Envie de revoir la vieille salope qui domine la baie avec son cornet de glace mégalo, elle n’est jamais retournée sur ce lieu depuis son enfance, je refuse énergiquement, je lui dis que ce lieu n’existe pas, qu’elle l’a rêvé, que c’est un mirage, un cas typique d’hallucination collective, que tous les New-Yorkais ont cru voir un jour une Liberté majuscule éclairer le monde depuis la baie de New York, un peu comme d’autres ont vu des soucoupes volantes, et moi je suis Napoléon. Elle me jette au bas du lit, elle me fait le coup de Chester Himes, attrape un nègre par l’orteil, s’il braille lâche-le, elle me tire par un pied vers la salle de bains, je proteste, je lui balance toutes sortes de revendications comme quoi si tu vois passer la Liberté un jour fais-moi signe on prendra un verre tous les trois ensemble, je lui fais le coup classique du nègre, tentative de viol avec effraction, elle l’échappe belle une première fois, elle me tire encore, je récidive, je veux lui faire sa fête, elle veut en faire à sa tête, or voilà elle est plus habile que moi, elle a la foi du charbonnier, la Liberté existe elle l’a rencontrée.

Et me voilà debout dans la baignoire, elle est en train de me laver, il ne me manque que le pouce dans la bouche pour être heureux, elle dit t’es trop grand assieds-toi dans la baignoire, je lui réponds t’as qu’à prendre un escabeau, elle rigole comme une dingue, je lui dis que non vraiment ça m’intéresse pas d’aller voir la statue de la Liberté mais t’es dingue d’où est-ce que ça te vient des idées folles comme ça m’enfin qu’est-ce que c’est qu’cette. Elle me répond d’abord ici nous sommes en Amérique t’as intérêt à bien te tenir, ensuite ferme les yeux je vais mettre du savon, je réponds oui maman, elle dit et de trois ferme ta grande gueule on va voir la statue de la Liberté.

Et me voilà dans le hall de l’hôtel à la regarder rendre la clé à la réception bourrée de monde, arrivage de touristes, congrès de gens très sérieux, ou que sais-je, je suis le gosse paumé dans la foule, un jour de carnaval, j’ai perdu ma maman, d’abord ça m’a paru drôle, et puis après tous ces gens bizarres qui me marchent sur les pieds, s’agitent dans tous les sens, s’interpellent, se renvoient des signaux étranges, si maman revient pas dans une minute je vais chialer, elle revient en souriant, dit tirons-nous d’ici hou là là.

Et nous voilà dans le parking, en train de remonter la rampe, c’est elle qui conduit, c’est elle qui dit je crois que j’ai fait une connerie en louant cette voiture on aurait pu pour aller à la statue de la Liberté marcher jusqu’à Grand Central et prendre le train numéro cinq jusqu’à Bowling Green tu sais cette station prétentieuse avec des plafonds très bas des colonnes moches et les fauteuils circulaires nous aurions pu après ça traverser le parc par State Street pour prendre le ferry. Je ne réagis pas. L’impression d’une pièce ou d’un film, un roman où chacun de nous joue le même rôle à tour de rôle, ou les mêmes rôles en même temps, de toute façon c’est très agréable.

La circulation. Parlez-moi de la circulation.

Battery Park. Department of Ports & Terminals. J’ai toujours trouvé à cet immeuble une forme de vieux vaisseau, le métal peint en vert, nous sommes dans le parc, le terrain de jeux pour enfants, pourquoi est-ce qu’il n’y a jamais de terrain de jeux pour adultes? Ça s’appelle des champs de bataille, dit Fran. Moi j’préfère les balançoires les toboggans et en plus c’est gratuit. Je suis déjà au sommet du toboggan. Je glisse vers Fran. Mais elle est au sommet aussi. Elle glisse. C’est moi qui la reçois. Dans mes bras. Elle ferme les yeux. Je ferme les yeux. Nous nous embrassons.

Elle dit que je suis doué pour les détails. Que c’est sans doute une qualité. Que je risque un jour de m’y noyer. Elle ajoute dans un rire toi qui ne sais pas nager. Ça ne faisait pas vingt-quatre heures que je lui avais dit. Je lui dis tu t’rends compte t’es déjà en train d’utiliser contre moi mes propres confidences. Elle répond avec moi tu risques rien. Un mot de Jenny. Je pense que c’est comme ça qu’on se file des langages, des tics, et (je souris) des microbes.
Je lui avais raconté mon rapport ambigu avec la mer. Je rêve souvent de paquebots. Je suis né sur une île et, à mi-chemin entre la trentaine et la quarantaine, je ne sais toujours pas nager. Elle me regarde. Elle me dit avec moi tu risques rien pourquoi tu souris? Je lui avais dit aussi que je flotte bien, que je flotte longtemps, et c’est vrai. Avec Jenny j’aurais ajouté et j’ai bien l’intention de flotter le plus longtemps possible.
Fran et Jenny ont deux choses en commun. La première, c’est maintenant que je le réalise. Fran me dit réaliser c’est un anglicisme ça. Je lui dis t’as la même bouche qu’elle. Ah bon j’avais pas remarqué. Je lui dis tu l’as pas vue longtemps c’est comme pour Mike. Elle me dit ça m’flatte beaucoup. La seconde chose qu’elle a en commun avec Jenny, mais ça je ne le lui dis pas, et elle oublie de le demander. C’est qu’elles captent tout très vite et me renvoient la balle tout aussi vite. C’est un truc assez américain. Un truc de gens qui jouent au base-ball et au soft-ball. Ma manière de tricher est d’être lent.
Quand je change de lieu sans donner l’impression de bouger, quand je narre ma vie sans en avoir l’air, quand je suis dans la mobilité tranquille du paquebot, Fran ou Jenny me renvoie la balle de temps en temps, parfois je fais semblant de ne pas comprendre, parfois malgré moi je réagis, elles saisissent à quel point c’est important, ou bien elles poussent le fer un peu plus à fond dans la plaie, ou bien elles battent en retraite, me gracient, clémence provisoire de toute façon, car elles recommencent plus tard.
Je me tais souvent. Elles interprètent mes silences. Je m’absente, elles interprètent mes fuites. Je décroche. Ça y est tu décroches. C’est fou cette capacité que t’as de décrocher en catastrophe. C’est bien le mot. Comme on dit d’un avion en détresse qui atterrit sur le ventre dans un champ de neige. La supériorité de Jenny sur Fran, c’est que je connais encore mal l’histoire de Fran. Et j’aurais envie que ça reste comme ça. Pas envie de connaître Fran plus avant. Fran plus Jenny, plus moi, c’est beaucoup trop pour un seul homme.


Cet extrait de Manhattan Blues de Jean-Claude Charles est la première partie du chapitre 19, «Vu de la Statue de Liberté», publié aux éditions Barrault (Paris, 1985, pages 139-144).

© 1985 Jean-Claude Charles ; © 2004 Île en île pour l’enregistrement audio (11:15 minutes)
Enregistré à New York le 14 janvier 2004


Retour:

/charles-jean-claude-manhattan-blues/

mis en ligne : 25 juin 2004 ; mis à jour : 24 décembre 2020