Charles-Henri Maricel-Baltus, La vie en face

(extrait)

À presque quatre-vingt ans Yaya, qui croyait avoir soldé tous ses comptes, se retrouvait une nouvelle fois face à l’injustice de l’existence. Elle avait depuis l’enfance, traîné sa croix tout au long de sa vie et croyait l’avoir enfin plantée lorsqu’elle avait placé sa dernière enfant. Depuis elle avait même réussi à vivre un peu pour elle. Mais voilà qu’au moment où elle croyait son chemin de croix terminé et commençait à penser à son départ le destin lui ajoutait une station à son calvaire. Mais c’était mal la connaître, elle allait une fois de plus faire face à son sort. Certes, elle n’était pas de taille à se battre contre ce monde en perdition, mais Marie pourrait quand même compter sur elle.

La jeune femme n’était pas descendue ce soir là et, assise sous sa véranda, sous le ciel étoilé de Kôlbo, elle veilla tard. En consultant les archives de sa pensée, elle balaya sa longue vie et remonta le plus loin qu’elle put. Elle réfléchit longuement sur le déclin de la société pour enfin arriver à sa petite fille, craignant le pire pour elle. Elle se mit alors à penser tout haut :

Seize ans,
          Un bourgeon qui éclot,
          Un soleil qui s'étire au-dessus de la Pointe des Châteaux,
          Un manguier qui fleurit.
Mais que se passe-t-il dans ce monde,
          Pour que les bourgeons se détachent avant les feuilles,
          Pour que le soleil se couche au pied de la Pointe des châteaux,
          Pour que les manguiers perdent leurs fleurs sans jamais porter de mangues ?

Seize ans,
          Un âge où l'enfant passe à peine la porte de l'adulte,
          Un âge où l'on ne voit pas encore le bout de la vie,
          Un âge qui se situe au matin de la vie.
Mais que se passe-t-il dans ce monde
          Pour que l'enfant n'arrive même plus à passer la porte de l'adulte,
          Pour que l'enfant voit déjà le bout de la vie,
          Pour que la vie s'arrête au matin ?

Avant les mères pouvaient compter les cheveux sur la tête de leur fille.
Elles pouvaient ressentir une douleur dans le cœur de leur fils
Avant, les pères savaient lire dans les yeux de leurs filles.
Ils savaient parler la langue de leur fils.

Aujourd'hui, les mères et les pères courent sans cesse après le temps.
Ils ne s'arrêtent plus pour écouter.
Ils ne s'arrêtent plus pour parler.
Ils ne s'arrêtent même plus pour regarder.
Ils dérobent du sommeil à la nuit.
Ils sautent des repas.
Ils sacrifient à leur course même le temps consacré au bon Dieu.

Mais où passent-ils leur temps ?
Devant une boite magique à gober des sottises.
Avec des amis à refaire le monde à coups de langue.
Dans de grosses voitures à parader comme des roitelets dans leur carrosse.
Au travail à se battre pour monter les uns sur les autres.
Dans des salons de beauté à se transformer en poupée tout en se racontant des contes de fée.
Dans leur maison de Barbie à lustrer leurs jouets.
Sur des terrains de jeux à semer de l'argent dans l'espoir de le voir germer.

C'est là qu'ils perdent leur temps pendant que leurs enfants s'en vont librement par les chemins où rode la mort.

Cet extrait du roman de Charles-Henri Maricel-Baltus, La vie en face, a été publié pour la première fois dans le roman publié à Matoury (Guyane) chez Ibis Rouge Éditions, 2009, pages 63-65. Il est reproduit sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© 2009 Charles-Henri Maricel-Baltus


Retour:

/charles-henri-maricel-baltus-la-vie-en-face/

mis en ligne : 13 septembre 2009 ; mis à jour : 26 octobre 2020