Chantal T. Spitz, « Sur la Francophonie »

Francophonie. Sophistication d’une nouvelle imposture. Paternalisme qui se déguise de morale charité dévouement miséricorde délicatesse bienfaisance protection générosité abnégation solidarité altruisme. Parodie d’un bienséant humanisme. Sournoise invasion qui se décore de valeurs universelles pour nous soumettre ensemble, actuels colonisés et colonisés émancipés, à l’admiration à la fierté d’une langue qu’ils revendiquent la plus belle du monde. Ô infatuation gauloise… Impérialisme d’une nation qui prétend subordonner la belle littérature la belle culture à l’accomplissement de la langue française, excluant ainsi l’originalité la singularité la distinction de chaque Autre. Mise sous tutelle des esprits plaidée alliance française coopération française présence française. Ils se dévouent s’aventurent s’expatrient s’arabisent s’africanisent s’asiatisent s’orientalisent se tropicalisent pour consoler secourir assister les populations désarmées rachitiques infantiles et les élever les améliorer les consolider dans leur humanité. Ô grandeur de ces âmes… Nous voici protégés colonisés territorialisés départementalisés subventionnés dirigés administrés organisés gérés contrôlés pour notre épanouissement. Nous voici parlant lisant pensant commentant raisonnant philosophant calculant écrivant dissertant composant pour notre enrichissement. Ô grâce de cette bienveillance…

Francophonie. Réseau tramé autour de la planète pour tisser des peuples cosmopolites et les convoler en fraternité langagière. Mosaïque d’êtres multicolores harmonisés de culture commune pour auréoler le génie national. Conformisation arbitraire d’identités légitimes dépréciées dans les intimités pour éradiquer les incivilités et franciser les esprits. La langue française comme unique support de la pensée de la connaissance de la littérature pendant que les langues autochtones sans épaisseur sans maturité sans importance. Et nous, tous ceux écrivants de langue française, soudain parés de qualités intrinsèques à l’occident acquises aux marches de notre élévation, récompense des persévérances pédagogiques républicaines. L’oralité originelle préhistorique abdiquant enfin devant la souveraineté raffinée subtile de l’écriture. Ô Cromagnons contemporains…

Francophonie. Piège dans lequel m’a ligotée une histoire collective familiale individuelle, illégalité illégitimité royale légalisée légitimée par moi-même parlant-écrivant-lisant de langue française. Alibi pour une délinquance étatique jadis absoute par les autres empires terroristes, exaction désormais célébrée la présence française ayant permis l’amendement de mon état primal. Parler-lire-écrire en langue française comme une traîtrise à mon peuple une justification de la domination étrangère une collaboration avec l’état colonisateur. Toutes mes anxiétés mes obscurités mes ambiguïtés. Tous mes grincements mes déchirements mes gémissements. Toutes mes désolations mes convulsions mes mutilations. Arpentage bancal des sentiments errance buissonnière des imaginaires pour me définir me situer m’admettre. Tourment à épuiser dans la rage des condamnations. Fureur à briser dans la haine des accusations. Nausée à essouffler dans le venin des agressions. Ô brume des désordres…

Francophonie. Abus de conscience pour l’édification des foules colonisées, lauriers du Vainqueur. Extravagance française, étrange ambition de conquérir de nouveaux coeurs admirateurs d’une culture extérieure. Obsession d’un coq gaulois mégalomane qui voudrait séduire le monde et le convaincre de l’urgence vitale d’adhérer à la francophonie langue littérature cinéma théâtre humour cuisine couture art de vivre. Et nous voici soudain exemples vivants de la béatitude francophone, véritables cautions d’un expansionnisme oppresseur. Eux, propriétaires exclusifs de la langue française, de me féliciter, auto-éloge, pour mon appropriation de leur langue, comme si j’avais outrepassé mes droits, excès de pouvoir leur donnant quittus de leur ancienne rapine. Comment m’octroyer un caractère de mon intimité qui m’a été donné avec ma première tétée. Comment m’adjuger un aspect de ma personnalité qui me compose au même titre que la texture de ma peau. La langue française harmonise les multiples mélodies de mon essence. Pourtant aucun sentiment jamais de faire partie du peuple français. Ô la douceur de l’évidence…

Francophonie. Concept pour agglomérer des esprits dissimilaires et les engourdir dans une éternelle gratitude. Prétexte pour des liens rendus indestructibles par la reconnaissance nationale des talents francophones. Des talents dus à la pensée française qui n’auraient pu s’enfanter sans la francophonie. Je suis insensible à la francophonie elle n’est pas mon inquiétude ni ma préoccupation je m’en suis sciemment libérée en ne me sentant pas redevable à l’état colonisateur de la langue française. La langue française est ma langue, une de mes langues, non parce que je suis française mais parce que mes parents ont décidé de me la donner. La francophonie ne me concerne pas je ne m’y reconnais pas ni ne m’y retrouve. L’histoire m’a produite parlant-lisant-écrivant de langue française elle ne m’a pas façonnée sentant-pensant français. Je ne me sens pas liée aux parlants français sous prétexte de francophonie. Je ne me sens pas liée aux pensants français sous prétexte de langue commune. Je me sens délibérément liée à tous les pensants colonisés à tous les sentants meurtris parce que leur histoire est la mienne leur déchirure est la mienne. Ô la puissance de la semblance…

– Chantal T. Spitz
Tarafarero Motu Maeva 2001

Publié sur Île en île en février 2002, ce texte est publié par la suite dans le numéro 2 de Littérama’ohi (décembre 2002) avec deux autres textes de Chantal T. Spitz, voir Francophonie – À toi Autre qui ne nous vois pas – Remontons les filets.


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mis en ligne : 27 février 2002 ; mis à jour : 22 octobre 2020