Chantal Spitz, « Rarahu iti e autre moi-même »

Le mariage de Loti, best-seller fondateur du mythe, roman exotique par excellence, se construit sur une logique imparable et se résume à peu de chose: Loti débarque à Tahiti-Terre-de-toutes-les-délices se voit offrir une indigène-enfant, l’épouse à la mode locale la trompe la quitte pour retrouver la civilisation elle en meurt. Tout le reste n’est qu’habillage pour le mythe qu’il faut établir définitivement. Roman qui continue de faire recette depuis 1880, alibi de tous les Occidentaux qui débarquent en aspirant à la même aventure avec une vahine-enfant ou en rêvant à la civilisation d’un peuple-enfant. Roman exotique plein de tous les fantasmes qu’on n’ose avouer qu’on n’ose s’avouer et qui peuplent hantent tous les imaginaires.

Je m’attacherai seulement à ce qui fait pour moi l’essence du «mariage de Loti». La perception la description la vision l’image des Maoris – c’est le terme employé par Loti – et des Chinois. Je ne m’intéresse qu’au roman exotique-mots-blessure plein de tous les racismes qu’on nie qu’on renie qui fourmillent le récit contre les indigènes contre les Chinois contre… les non-blancs.

Le mariage de Loti débute par le baptême de Harry Grant, midship de la marine de S.M. Britannique, «en dessous, sur l’autre face de la boule terrestre» en présence de trois Tahitiennes «couronnées de fleurs naturelles, et vêtues de tuniques de mousseline rose, à traîne» (49). Plus qu’un baptême, c’est une nouvelle naissance qui le rend autre qui le fait autre. Il n’est plus lui-même, Harry Grant-Julien Viaud devenu pour la postérité pour l’éternité Pierre Loti. Nouvelle identité qui le dédouane d’un détournement de mineure avéré puisqu’ «au moment où commence cette histoire, elle (Rarahu) venait d’accomplir sa quatorzième année» (50). Heureusement, mythe oblige, Loti est à Tahiti et «Tetouara aurait été personnellement très satisfaite si ces deux petites filles se fussent laissé apprivoiser par moi; elle m’engageait très vivement à tenter cette aventure» (59). De plus Pomare elle-même «Loti, pourquoi n’épouserais-tu pas la petite Rarahu du district d’Apiré?» (60). Loti, bien sûr, belle âme, «Bien longtemps j’avais hésité. J’avais résisté de toutes mes forces» (63). «Et puis, et surtout, il y avait l’éventualité d’un prochain départ, et laisser Rarahu dans les larmes, en eût été une conséquence inévitable, et assurément fort cruelle» (61). Pauvre Loti. Tout est contre lui, si moral. «Les vieux parents de Rarahu […] avaient sur ces questions des idées tout à fait particulières qui en Europe n’auraient point eu cours […]. Ils avaient jugé que mieux valait Loti qu’un autre, Loti très jeune comme elle, qui paraissait doux et semblait l’aimer» (63). Le voici donc forcé d’obtempérer au désir de tous et particulièrement Pomare «Le mariage tahitien ne pouvait plus être entre nous deux qu’une formalité…» (64). En réalité Loti aurait de loin préféré la princesse Ariitea «à la figure douce, réfléchie, rêveuse» (55). Loti se retrouve ainsi mariée à Rarahu à la mode locale, un peu malgré lui, si propre si bon si moral si chrétien si comme il faut.

Rarahu, puisqu’il l’a acceptée, doit être différente des autres femmes. Elle l’est assurément, «petite créature qui ne ressemblait à aucune autre. […] type accompli de cette race maorie qui peuple les archipels polynésiens et passe pour une des plus belles du monde […] d’une petite taille admirablement proportionnée; sa poitrine était pure et polie, ses bras avaient une perfection antique» (53). Pas de ces femmes perdues de Papeete, filles à marins, puisqu’elle «n’avait jamais quitté depuis sa petite enfance la case de sa vieille mère adoptive» (56). C’est donc un fruit bien vert qu’il cueille, représentation du mythe de la vahine tahiti, celle sur laquelle on fantasme, femme-enfant femme-objet femme-désir femme-plaisir… femme-animal.

Loti-Pygmalion s’attache à éduquer civiliser Rarahu-presqu’enfant loup, car «dans son cœur de pauvre petite croissant à l’aventure dans les bois, les notions du bien et du mal étaient restées imparfaites» (80). Grâce à Loti elle fait ses premiers pas dans le genre humain «L’étrange petite créature qui pleurait là sur mes genoux […] m’apparaissait sous un aspect encore inconnu; pour la première fois elle me semblait quelqu’un» (80). Voici Rarahu après quelque temps de vie commune quelqu’un au lieu d’être quelque chose quelque animal quelque sauvage. L’espoir est permis «Je commençais à soupçonner la femme adorable qu’elle eût pu devenir, si d’autres que ces deux vieillards sauvages eussent pris soin de sa petite tête» (81). Qui d’autre que Loti lui-même? D’ailleurs la fréquentation quotidienne de Loti éveille l’esprit de Rarahu qui réalise la différence la supériorité de la race blanche «Elle comprenait vaguement qu’il devait y avoir des abîmes intellectuels entre Loti et elle-même, des mondes entiers d’idées et de connaissances inconnues. Elle saisissait déjà la différence radicale de nos races, de nos conceptions, de nos moindres sentiments : les notions même des choses les plus élémentaires de la vie différaient entre nous deux» (90). Grâce à Loti Rarahu hume la civilisation «elle était assez civilisée déjà pour aimer quand je l’appelais petite sauvage» (127). Elle prend conscience de son évolution elle en est fière la revendique. Elle blanchit en remercie Loti comme les amis de celui-ci la remercient de vouloir sortir de sa condition afin d’accéder à la supériorité blanche, seul statut digne de respect et tous «l’aimaient et la distinguaient comme une personnalité à part, ayant droit aux mêmes égards qu’une femme blanche» (128). Quelle chance, Rarahu, d’avoir été acceptée par Loti! Même son île lui serait restée inconnue puisque «les paresseuses Tahitiennes ne s’aventurent guère dans l’intérieur de leur île, qui leur est aussi inconnue que les contrées les plus lointaines» (133). Grâce à Loti Rarahu visite l’intérieur de Tahiti et elle rapporte de «cette expédition autant d’étonnements et d’émotions que d’un voyage au pays lointain. Son intelligence s’était ouverte à une foule de conceptions nouvelles» (138).

Mauruuru pai ia oe e Loti iti e…

Pourtant, malgré tous les efforts de ce pauvre Loti Rarahu reste une indécrottable sauvage. «La upa-upa réveillait au fond de son âme inculte la volupté fiévreuse et la sauvagerie» (126), «des idées étranges lui revenaient de sa petite enfance sauvage; […] son sang maori lui brûlait les veines» (155). Pour la sauver il envisage même de se sacrifier et songe «qu’il pourrait y avoir un charme souverain à aller vivre avec elle comme avec une petite épouse, dans quelque district bien perdu, […] à la conserver là telle que je l’aimais, singulière et sauvage, avec tout ce qu’il y avait en elle de fraîcheur et d’ignorance» (124-125). Il n’y peut rien et en prend conscience «entre nous deux, il y avait des abîmes pourtant, de terribles barrières à jamais fermées; elle était une petite sauvage; entre nous qui étions une même chair, restait la différence radicale des races, la divergence des notions premières de toutes choses» (149). C’est sans doute pour cela qu’il ne se prive pas de rêver goûter à d’autres corps. L’image de Loti si propre si bon si moral si chrétien si comme il faut se ternit quelque peu par ses infidélités – à moins qu’elle ne se voie grandie? mythe oblige mâle oblige… – Rarahu lui en veut mais lui pardonne aussitôt bien entendu. «Elle m’aimait encore elle, comme on aimerait un être surnaturel, que l’on pourrait à peine saisir et comprendre…» (153). La découverte de ces infidélités, plus encore que le départ annoncé de Loti, marque pour Rarahu le début de sa lente mort, elle qui a désormais la certitude qu’elle n’a aucune valeur humaine. «Je le savais bien, va, que je n’étais qu’une petite créature inférieure, jouet de hasard que tu t’es donné. Pour vous autres, hommes blancs, c’est tout ce que nous pouvons être. Mais que gagnerais-je à me fâcher? Je suis seule au monde; à toi ou à un autre, qu’importe? J’étais ta maîtresse, ici était notre demeure; je sais que tu me désires encore. Mon Dieu, je reste et me voilà» (153).

Déjà advient la promesse de départ de Loti, la séparation définitive. C’est Tiahoui, amie d’enfance de Rarahu qui introduit le sujet comme si Loti lui-même y est étranger. «Loti, dit-elle, Rarahu se perd à Papeete. Quand tu seras parti, que va-t-elle devenir?» (154). Tiahoui par ces mots le charge de l’avenir de Rarahu même en son absence. Pauvre Loti obligé pour Tiahoui, par Tiahoui, de régenter toute la future existence de «la petite femme de Loti» (149) incapable de se prendre en charge, qui «voyait maintenant qu’il ne fallait plus songer à me garder auprès d’elle» (198). C’est le début de la déchéance de Rarahu qui n’est rien sans lui. Elle l’a prouvé lors d’un de ses voyages. «En mon absence, je ne sais ce qu’avait fait la pauvre petite; on ne lui avait pas connu d’amants européens, c’était tout ce que j’avais désiré apprendre» (198). Les amants tahitiens ne comptent pas – sont-ce seulement des hommes? – Loti tellement comme il faut, si blanc si supérieur, incomparable inégalable inégalé unique «J’avais conservé au moins sur son imagination une sorte de prestige que la séparation ne m’avait pas enlevé, et qu’aucun autre que moi n’avait pu avoir» (198-199). Loti ne veut pas quitter Rarahu parce qu’il l’aime? Parce qu’il ne supporte pas l’idée qu’elle continue de vivre pendant son absence? «Oh! ma chère petite amie, lui disais-je, ô ma bien-aimée, tu seras sage, après mon départ» (199). Parce qu’il fait l’amer constat que malgré tous ses efforts pour la civiliser la blanchir Rarahu n’est que ce qu’elle est? «Et je comprenais bien qu’après mon départ elle serait une de ces petites filles les plus folles, les plus perdues de Papeete» (199). Malgré tous ses efforts Rarahu n’a pas changé et «le côté sombre et inexplicable de sa nature reprend sur lui [son cœur] sa force et ses droits» (199). Heureusement… au moment où «s’évanouit le décor de l’acte qui vient de finir» (207) Rarahu, pauvre petite perdue si perdue sans Loti, pleurnichant… «Loti, dit-elle, je suis à toi… je suis ta petite femme, n’est-ce pas?… Va, tout ce que tu m’as demande, je le ferai… Demain je quitterai Papeete en même temps que toi, et on ne m’y reverra plus… J’irai vivre avec Tiahoui, je n’aurai point d’autre époux, et, jusqu’à ce que je meure, je prierai pour toi…» (207). Loti peut s’en retourner chez lui vers la civilisation au-dessus «sur l’autre face de la boule terrestre», après avoir confié Rarahu à Pomare. Tranquille.

Quand il apprendra quelques années plus tard le décès de Rarahu Loti aura ces quelques paroles légères… épilogue-épitaphe. «C’est un beau pays que l’Océanie; de belles créatures, les Tahitiennes; pas de régularité grecque dans les traits, mais une beauté originale qui plaît plus encore, et des formes antiques… Au fond, des femmes incomplètes qu’on aime à l’égal des beaux fruits, de l’eau fraîche et des belles fleurs. […] En somme, un charmant pays quand on a vingt ans; mais on s’en lasse vite, et le mieux est peut-être de ne pas y revenir à trente» (227).

La logique est imparable. Le mythe est à jamais établi. Définitif.

Le mythe serait cependant incomplet inaccompli sans les Maoris et les Chinois, ingrédients incontournables, figurants intégraux de ce tableau. Je ne peux m’empêcher le plaisir de relever quelques passages remarquables, nonchalamment semés au fil des pages aux hasards de l’intrigue.

Sur nous: «Le caractère des Tahitiens est un peu celui des petits enfants. Ils sont capricieux, fantasques, boudeurs tout à coup et sans motif ; foncièrement honnêtes toujours, et hospitaliers dans l’acception du mot la plus complète…» (74). «Les années s’écoulent pour les Tahitiens dans une oisiveté absolue et perpétuelle, et ces grand enfants ne se doutent pas que dans notre belle Europe tant de pauvres gens s’épuisent à gagner le pain du jour…» (75). «Le vieux Tehaapairu étendait ses longs bras tatoués jusqu’à une pile de bois mort; il y prenait deux morceaux de bois desséché, et les frottait l’un contre l’autre pour en obtenir du feu, vieux procédé de sauvage» (83). «Sous cette ombre épaisse, dans les lianes et les grandes fougères, rien ne vole, rien ne bouge, c’est toujours le même silence étrange qui semble régner aussi dans l’imagination mélancolique des naturels» (97). «Tiahoui, dans son effusion, avait embrassé Rarahu avec le nez, suivant une vieille habitude oubliée de la race maorie, habitude qui lui était revenue de son enfance et de son île barbare» (99). «Libre et sauvage jusqu’en 1842, cette île [Nuku-Hiva] appartient depuis cette époque à la France; entraînée dans la chute de Tahiti, des Iles de la Société et des Pomotous, elle a perdu son indépendance en même temps que ces archipels abandonnaient volontairement la leur» (105). «La popoï, un de leurs mets raffinés, est un barbare mélange de fruits, de poissons et de crabes fermentés en terre. Le fumet de ces aliments est inqualifiable» (107). «Le christianisme superficiel des indigènes est resté sans action sur leur manière de vivre, et la dissolution de leurs moeurs dépasse toute idée… On trouve encore entre les mains des indigènes plusieurs images de leur Dieu. C’est un personnage à figure hideuse, semblable à un embryon humain. La reine a quatre de ces horreurs sculptées sur le manche de son éventail» (108). «Leur figure [celle des femmes de la reine Vaekehu] est d’une dureté farouche; elles vous regardent venir avec une expression de sauvage ironie. Tout le jour assises dans un demi-sommeil, elles demeurent immobiles et silencieuses comme des idoles… » (109). «Les pensées qui contractent le visage étrange de la reine restent un mystère pour tous, et le secret de ses éternelles rêveries est impénétrable. Est-ce tristesse ou abrutissement? Songe-t-elle à quelque chose, ou bien à rien? Regrette-t-elle son indépendance et la sauvagerie qui s’en va, et son peuple qui dégénère et lui échappe?» (110). «Destinée mystérieuse que celle de ces peuplades polynésiennes, qui semblent les restes oubliés des races primitives; qui vivent là-bas d’immobilité et de contemplation, qui s’éteignent tout doucement au contact des races civilisées, et qu’un siècle prochain trouvera probablement disparues…» (123). «Nous nous arrêtâmes dans un village bizarre construit par des sauvages arrivés de la Mélanésie» (123). «À côté d’elle, Paüra, son inséparable amie, type charmant de la sauvageresse, avec son étrange laideur ou son étrange beauté, tête à manger du poisson cru et de la chair humaine, singulière fille qui vit au milieu des bois dans un district lointain, qui possède l’éducation d’une miss anglaise, et valse comme une Espagnole…» (141). «Là, c’était la race maorie arrivée déjà à un degré de civilisation relative plus avancée qu’à Tahiti» [en parlant des Hawaiiens] (171). «Je me heurtais encore contre l’impossible, contre l’inertie et les inexplicables bizarreries du caractère maori» (181). «Je regardais ces indigènes comme des inconnus, pénétré pour la première fois des différences radicales de nos races, de nos idées et de nos impressions; bien que je fusse vêtu comme eux, et que je comprisse leur langage, j’étais isolé au milieu d’eux tous, autant que dans l’île du monde la plus déserte» (187). «Il ne nous est pas possible, à nous qui sommes nés sur l’autre face du monde, de juger ou seulement de comprendre ces natures incomplètes, si différentes des nôtres, chez qui le fond demeure mystérieux et sauvage, et où l’on trouve pourtant, à certaines heures, tant de charme, d’amour, et d’exquise sensibilité» (201).

Sur les Chinois: «Les marchands chinois de Papeete sont pour les Tahitiennes un objet de dégoût et d’horreur… […]. Mais les Chinois sont malins et sont riches; et il est notoire que plusieurs de ces personnages, à force de présents et de pièces blanches, obtiennent des faveurs clandestines qui les dédommagent du mépris public…» (77). «La stupeur me cloua sur place… Une chose horrible était là dans ce lieu, que nous considérions comme appartenant à nous seuls: un vieux Chinois tout nu, lavant dans notre eau limpide son vilain corps jaune…» (77). «Soit pudeur, soit honte d’étaler au soleil d’aussi laides choses, il court à ses vêtements…» (78). «La scène se passait à minuit, en mai 1873, dans un théâtre du quartier chinois de San Francisco de Californie. […] Les artistes, revêtus de costumes de l’époque des dynasties éteintes, poussaient des hurlements surprenants, inimaginables, avec des voix de chats de gouttières; l’orchestre, composé de gongs et de guitares, faisait entendre des sons extravagants, des accords inouïs. […] Devant nous, le public du parterre, un alignement de têtes rasées, ornées d’impayables queues que terminaient des tresses de soie. Il nous vint une idée satanique, dont l’exécution rapide fut favorisée par la disposition des sièges, l’obscurité, la tension des esprits : attacher les queues deux à deux, et déguerpir… O Confucius!» (173-174).

Le mariage de Loti comme une blessure supplémentaire mais elles sont tellement plurielles depuis notre «découvert» depuis que nous sommes nés de la venue de l’Autre que nous avons grandi de ses mots écrits dits lus chantés que nous avons été établis par ses théories ses certitudes ses discours ses définitions. Non je n’aime pas le mariage de Loti. Non je n’aime pas Pierre Loti. Non je n’aime pas le roman la littérature exotiques liés au mythe vivant par le mythe se nourrissant du mythe enfantant du mythe. Non. Définitivement je n’aime pas le mythe, ce mythe qui m’entrave ce mythe qui mutile mon peuple ce mythe qui flétrit les Chinois. Définitivement je n’aime pas cette littérature exotique qui roman après roman siècle après siècle redit réécrit ressasse les mêmes inepties les mêmes caricatures les mêmes mépris.

Rarahu iti e autre moi-même… Ils sont si fiers d’avoir créé le mythe Nouvelle Cythère de tous les possibles peuplée de bons sauvages. Nous sommes si fiers d’être le mythe. Je devrais être fière moi aussi d’être un mythe. Le Mythe. C’est drôle mais ça m’énerve. C’est drôle mais ça me blesse. Rarahu iti e autre moi-même… Comment pourrais-je t’aimer comment pourrais-je m’aimer «petite fille maorie, ignorante et sauvage», «petite créature inférieure, jouet de hasard» donné à l’homme blanc. Comment pourrais-je aimer les gens de mon peuple au caractère «comme celui des petits enfants», «ces natures incomplètes chez qui le fond demeure mystérieux et sauvage», «restes oubliés des races primitives». Comment pourrais-je aimer les gens de mon pays «objet de dégoût et d’horreur», «une chose horrible» qui se rhabille par «honte d’étaler au soleil d’aussi laides choses».

Définitivement je n’aime pas le mariage de Loti lu par tous ceux qui veulent nous connaître avant de débarquer dans notre pays, grâce auquel se perpétuent des siècles d’infâme hypocrisie grâce auquel tous peuvent faire l’économie de nous voir.

Rarahu iti e autre moi-même… Je ne veux pas être un mythe je veux juste être un être humain à l’égal de tous les autres êtres humains, ceux de la Déclaration de l’Homme et du Citoyen. Mais comment quand depuis tout ce temps on m’a décrite dite parlée imagée chantée fantasmée, Rarahu éternelle immuable à jamais telle que dans l’imaginaire occidental européen français. Rarahu qui me colle à la peau comme ces étiquettes qu’on a beau mouiller frotter gratter écorcher qui restent pour toujours gluées à certains flacons. Indélébiles. Rarahu tatouée à mon âme à mon identité à mon humanité à ma différence, tu me précèdes comme ton roman fige les gens de notre peuple de notre pays dans leur paresse leur laideur leur incomplétude leur chosité. Rarahu iti e autre moi-même… héroïne d’une banale histoire de marin, vulgaire fille à marins, grâce à ton Loti nous ne sommes que différents sans possibilité d’accéder à la civilisation à l’humanité, à jamais affligés affublés affabulés d’un exotique mythe qui résiste à toutes les modernités – Internet n’y pourra rien non plus – et qui ne veut voir en nous que d’étranges étrangers dépaysants.

Non. Décidément je n’aime pas le mariage de Loti, best-seller fondateur du mythe, roman exotique par excellence, alibi de tous les fantasmes toutes les hypocrisies intellectuelles tous les paternalismes tous les racismes, qui excuse toutes les exactions tous les mépris toutes les vexations tous les cynismes. Non. Décidément je n’aime pas ce mythe qui n’en finit pas de ne pas mourir puisqu’il arrange dédouane convient. Non. Décidément je n’aime pas ce mythe.

Et je l’aime encore moins depuis que nous nous le sommes appropriés et que nous nous efforçons consciencieusement de lui correspondre.

Rarahu iti e autre moi-même… Si tu n’avais pas existé j’aurais pu être.

– Chantal T. Spitz
Tarafarero Motu Maeva
Janvier 2000


Cet essai de Chantal Spitz, « Rarahu iti e autre moi-même », a été publié pour la première fois, dans une version raccourcie, dans le Bulletin de la Société des Études Océaniennes dans le numéro spécial (285/286/287) consacré au Mariage de Loti (avril-septembre 2000), pages 219 à 226. L’essai est publié dans son intégralité sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© 2000 Chantal Spitz ; © 2003 Chantal Spitz et Île en île


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mis en ligne : 23 juillet 2003 ; mis à jour : 21 octobre 2020