Catherine C. Laurent, Dernière campagne

(extrait)

Quoiqu’elle dise, il a toujours pour elle une écoute tendre et pleine d’intelligence. Elle a l’air de chanter un chant de vie sortant tellement de l’ordinaire qu’il y trouve un plaisir égal à celui d’écouter les baleines.     Les autres, non, il n’a pas envie de les écouter. Ni l’envie, ni le temps.

Depuis qu’elle a pris l’habitude de venir, il s’y est accoutumé, il l’attend. Mais étant donné qu’elle est régulière, il n’a pas le temps de la désirer. Pas encore.

Parfois, elle se tait ; elle se perd en elle-même. Elle ne trouve plus les mots et ça, c’est rare. ça fait un espace entre eux. ça lui donne le temps de la voir, de la regarder soudain au lieu de l’écouter. Pourtant le doux murmure de ses paroles ne le quitte pas. Il la voit telle qu’elle est, seule et intense. Pleine d’excès de ses passions contenues. Entre ce qu’elle est et ce qu’elle voudrait être, une fracture. Et lui, il se situe là, juste dans cet espace. Il sait que la vérité de cette femme est en cela : l’impossible gestion de ses extrêmes. C’est pour cela qu’elle parle.

Il l’observe, il lui tourne autour, il la prend dans ses regards. Il sait déjà qu’il l’aime mais aussi qu’elle n’est pas ici pour cela, se faire aimer. Leur histoire est autre. Leur relation c’est du temps et du plaisir d’être ensemble.

Chacun à sa place, les rôles distribués.

Cette femme possède un chant particulier qu’elle-même ignore. Lui, il le perçoit. Mais contrairement à celui des baleines, ce n’est pas un chant plein de bonheur d’exister, joueur, exultant, c’est le chant d’un être qui cherche sa vérité, qui n’y est pas, jamais.

C’est une mélodie que pourraient chanter les cétacés si un jour il leur arrivait d’avoir perdu le sens de leur existence. Il n’ose pas alors imaginer ce qu’il entendrait le long des côtes et au cœur de l’océan.

Lui, ce qu’il aimerait, c’est qu’elle retrouve la justesse des mélopées des baleines du grand large. Grâce à elle, il s’est découvert un autre désir, un sentiment qui le rattache enfin aux humains.

Il entend la musique de la voix de cette femme. Il identifie autre chose que le sens des mots qu’elle prononce. C’est la musique de son corps qu’il entend. Désormais son plaisir à lui c’est d’être dans la musique du corps de la femme et d’attendre chaque jour ce plaisir. Ce n’est pas être dans son corps ni le posséder. C’est vivre dans cette sorte d’amour qui le lie aux grands mammifères qui enchantent sa vie. C’est tout. Mais ça, jamais il n’avait pensé qu’il pourrait l’attendre d’une femme.

Ça fait un moment déjà qu’elle vient le voir, qu’elle lui parle. Il sait beaucoup de choses d’elle mais quelque chose lui fait sentir qu’il ignore l’essentiel, comme le noyau de sa confidence. Un silence dort en elle autour duquel elle tourne sans pouvoir le nommer.

Il attend.


Cet extrait du roman de Catherine Laurent, Dernière Campagne, a été publié pour la première fois dans le roman du même nom aux éditions Rhizome à Nouméa (2003), pages 23-24, et en forme le neuvième chapitre.

© 2005 Catherine Laurent


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mis en ligne : 1 mai 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020