Carpanin Marimoutou, 5 Questions pour Île en île


Le poète, essayiste et sociolinguiste Carpanin Marimoutou répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 59 minutes réalisé à Saint-Benoît le 11 juillet 2009 par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : Anne-Bénédicte André.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Carpanin Marimoutou.

début – Mes influences
05:31 – Mon quartier
12:39 – Mon enfance
21:26 – Mon oeuvre
35:20 – L’insularité


Mes influences

À l’origine, il y a Aimé Césaire et l’éblouissement de la découverte de Cahier d’un retour au pays natal, un texte prodigieux à la fois poétique et politique écrit par quelqu’un des îles. Plus tard il y a eu la découverte de Vali pour une reine morte de Boris Gamaleya qui était pour moi le déplacement de Cahier d’un retour au pays natal à la Réunion. Je découvrais qu’on pouvait aussi écrire sur la Réunion, à la Réunion, avec cette splendeur-là. C’est peut-être ce qui a été à l’origine de mon désir d’écrire. Avec d’autres, comme Patrice Treuthardt et Axel Gauvin, c’était notre bible. Ça nous réconciliait avec beaucoup de choses, ça nous donnait énormément d’espoir, ça nous parlait d’une Réunion dont on n’avait pas honte. Ça nous resituait à la fois dans l’histoire et dans un rapport à la langue française qui n’était plus un rapport de conflit.

Puis quand j’étais étudiant, j’ai découvert la littérature africaine et la littérature d’Amérique latine, notamment García Márquez, Asturias et Neruda. J’ai découvert beaucoup plus tard la littérature indienne. Elle m’a permis de revenir sur une partie de mon enfance que j’avais mise de côté à cause de l’école et à cause d’un combat pour une Réunion créole qui impliquait pour moi, à cette époque, un abandon de toute la dimension indienne. J’ai donc redécouvert cette littérature avec des yeux réunionnais, ce qui m’a amené à lire la littérature française de la même façon.

Mon quartier

J’ai passé une grande partie de ma vie à fuir Saint-Benoît mais j’y suis revenu au début des années 2000. C’est un endroit qui n’a plus grand-chose à voir avec le quartier que j’ai connu dans mon enfance, où tout le monde se connaissait, où les maisons n’avaient pas de barrière. Saint-Benoît est aujourd’hui une ville un peu triste, un peu délaissée, qui compte le taux de chômage le plus élevé de la Réunion et qui n’a malheureusement pas été bien pensée. Il n’y a pas d’espace, c’est une ville morte, alors que dans mon enfance, c’était une ville qui grouillait de vie, où il y avait du monde dans les rues. Pour dire la vérité, c’est une ville où je ne vis pas vraiment. En revanche, j’aime beaucoup la partie autour de l’îlet Coco et de l’Oasis. Ces lieux me ramènent à mon enfance qui se passait beaucoup le long de la rivière.

Mon enfance

De l’enfance, je me souviens d’une foule de gens en permanence qui venait voir mon grand-père : des amis, des cousins, des travailleurs agricoles. Il y avait aussi les cérémonies religieuses, comme le Samblani du 3 janvier où on célébrait les ancêtres. J’aimais ce qui se passait avant la cérémonie : les hommes tuaient le cabri, les enfants triaient les brèdes, on racontait des histoires… C’était des moments extrêmement forts et sociaux pour lesquels je garde une profonde nostalgie.

Il y avait aussi ce qui se passait de l’autre côté de la route, là où habitaient les travailleurs agricoles : le maloya, les histoires, les jeux de cartes et de dominos. J’ai vécu dans ce monde extrêmement vernaculaire où tout le monde parlait créole. Il y a aussi les moments grandioses du bal tamoul, le narlgon. Je voyais ces travailleurs agricoles se transformer magiquement en personnages des épopées du Ramayana et du Mahābhārata.

La présentation de Sucre amer dans la maison de mon père, qui avait fondé le Parti Communiste Réunionnais avec Paul Vergès, reste un grand moment de mon enfance. Le PCR à l’époque y organisait des projections de films et les gens du quartier venaient. Il y avait aussi les meetings politiques chez mon père et mon grand-père.

Il y avait à la fois cette ambiance familiale, cette ambiance du quartier, cette chaleur autour des luttes du PCR et cet espoir. Dans les années 60-70, le PCR représentait quelque chose qui était en mouvement, on se disait : « ce pays va changer, il y a un espoir, c’est fabuleux on va changer le monde ». C’est vraiment ce qui m’a marqué de l’enfance et je pense que, même si je n’ai jamais été membre du PCR, les choses que je fais aujourd’hui sont fortement liées à mon histoire familiale, à mon grand-père, au bal tamoul, au maloya.

Mon œuvre

Ce qui a déclenché l’écriture c’est la rencontre avec les œuvres de Césaire et de Gamaleya. Je ne me suis jamais senti une vocation ni de poète ni d’écrivain mais l’écriture est vite devenue une nécessité qui s’inscrivait dans un parcours militant et faisait partie d’une véritable cohérence de vie. Il s’agissait de rendre la vie des gens dans les champs de cannes, les jeux de cartes, le maloya, les histoires que j’entendais, le bal tamoul et toute cette extrême richesse dont je me suis rendu compte beaucoup plus tard.

Par rapport à la langue créole, il y a eu la nécessité d’écrire des chansons. Je faisais partie d’un groupe d’artistes indépendantistes, l’OCMLR [Organisation Communiste Marxiste Léniniste de La Réunion], et on avait créé un groupe d’agit prop, le groupe culturel Zélindor dont j’étais le chanteur. Je me suis mis à écrire et à avoir un rapport charnel avec la textualité et la musicalité du créole. Progressivement, mon écriture est devenue plus intime et a été habitée par l’enfance, par la nécessité de dire des choses qui étaient évidentes, mais dont personne autour de moi n’avait entendu parler.
Au fur et à mesure et malgré moi, la dimension malbar a commencé à remonter ; cela se voit en particulier dans le recueil Narlgon la langue. Le Narlgon, le bal tamoul de mon enfance, était l’occasion de rendre le monde malbar au monde créole et inversement.

Quand j’étais petit, j’ai eu un grave accident et j’ai passé un an à l’hôpital où j’ai partagé ma chambre avec des ouvriers agricoles, des dockers, des ouvriers d’usine et des maçons. Ils m’ont appris de vieux maloya, de vieilles chansons, de vieilles histoires qui font partie du fond collectif réunionnais et qui m’ont nourri. C’est cette dimension-là que je veux rendre dans mon travail, que ce soit en français ou en créole, pour faire en sorte que les textes soient habités par cette parole à la fois vraie et folk.

Quand j’étais jeune et sûr de moi, je disais : mon objectif est d’apporter une littérature à la langue créole et une langue de plus aux littératures du monde pour déconstruire cette image de la langue créole liée uniquement à l’intimité et pour en faire une vraie langue d’écriture. Je travaillais beaucoup avec les poètes de l’avant-garde française et mondiale autour de la poésie vivante, sonore et visuelle. En discutant avec eux, je me suis rendu compte qu’ils réinventaient des choses qui relevaient de la pratique quotidienne de la langue créole. Ce que les gens considéraient comme quelque chose de marginal et de traditionnel était en fait en phase avec ce que proposait la poésie la plus contemporaine. Narlgon par exemple, est un poème entièrement sur la langue qui est fait pour être dit, bégayé, déchiré. Il met en scène ce que pourrait vouloir dire une créolisation lorsqu’il s’agit d’un texte et raconte les expériences du bal tamoul, qui pour moi étaient absolument avant-gardistes.

Et puis est venue la nécessité, de mettre dans mes textes la parole vernaculaire de ces gens que Gayatri Spivak appellerait « les subalternes », et ce en français très normé de sorte que ces histoires vraies soient reçues comme des histoires absolument inventées parce qu’elles sont incroyables dans cette langue-là.

L’Insularité

La Réunion est une île avec tout ce que cela suppose de solitude mais elle est également un archipel avec ses ilets, ses quartiers, ses découpages sociaux. Il y a eu pendant longtemps un sentiment d’insularité culturelle. Si on peut aujourd’hui parler d’harmonieux mélange c’est grâce aux luttes incessantes qui s’opposent au discours officiel des années 1960 et 70. Mais il reste à la Réunion une vraie question autour du racisme et du mépris.

Au-delà de l’insularité, il y a le fait qu’on s’est coupé de tout à cause de l’assimilation forcenée d’un modèle unique pendant les années Debré et Mitterrand. Debré, c’était l’imposition du modèle. Mitterrand, c’était l’acceptation du modèle. Il y a donc cette relation d’amour/haine schizophrène entre la Réunion et une certaine France, qui n’est pas celle de la Nouvelle Vague, du Structuralisme et de Barthes. Cette France n’est jamais arrivée ici.

Pendant la période coloniale, il y avait des relations beaucoup plus importantes avec Madagascar, Maurice et même l’Inde. Les Réunionnais avaient une façon de se positionner dans le monde qui disparaît avec les années Debré et Mitterrand. Françoise Vergès et moi avons l’habitude de dire « nous avons eu la chance d’avoir des parents communistes ». Les gens ne comprennent pas forcément parce qu’ils associent le communisme avec l’URSS, la Chine, le Cambodge, les pays totalitaires, les massacres et les millions de morts. À l’époque, et aujourd’hui également, être communiste réunionnais ne voulait pas dire ça, c’était autre chose : une immense aventure et ouverture au monde. Quand je revois Sucre Amer, je suis toujours étonné d’entendre Paul Vergès dire en 1962 : « nous sommes descendants de Français venus de France, de Malgaches venus de Madagascar, d’Indiens venus de l’Inde, de Chinois venus de Chine, d’Africains venus d’Afrique. Nous sommes Réunionnais dans notre pays et personne ne nous forcera à choisir parmi nos ancêtres ». Ça me fascine encore aujourd’hui qu’il ait pu dire ça à une époque extrêmement violente et manichéenne. Et c’est pour cette raison que je dis que nous avons eu la chance d’avoir des parents communistes qui à la fois nous resituaient dans la longue durée de notre histoire et nous connectaient avec le monde.

Cette connexion avec le monde m’a permis de ne pas être étonné quand je suis allé en France, en Inde, à Madagascar ou dans d’autres pays du monde pour la première fois. À une dame qui un jour m’a dit « votre problème, à vous Réunionnais, c’est que vous êtes coupés de tout », j’ai répondu : mais qui est le plus coupé de tout ? Quand je vais en Chine, en Inde, à Madagascar, en France ou ailleurs, je ne peux pas être dans une position d’exode parce que tout ça, je l’ai vécu ici.

Il y a d’une part l’insularité et de l’autre l’insularisation des gens – une insularisation qui a été construite par le pouvoir paranoïaque de l’époque en France qui voulait formater les gens, y compris par rapport à sa propre culture. Les librairies d’ici n’avaient pas Barthes ! Et en même temps, il était possible de retrouver ici, beaucoup plus qu’aux Antilles, cette façon d’être connecté au monde entier. Et c’est le travail que je fais avec la MCUR. Il suffirait de pas grand-chose pour que cette connexion redevienne naturelle. L’insularité créole réunionnaise, c’est cette possibilité d’échapper à l’insularisation à partir de l’insularité qui est la nôtre.

Il y a aussi la question créole, des mondes créoles et des îles. Pendant longtemps la Caraïbe a été le modèle théorique et intellectuel, avec Césaire, Schwarz-Bart, Condé, etc. D’où la grande question culpabilisante : pourquoi n’y a-t-il pas eu la Négritude à la Réunion ? On avait l’impression qu’on n’avait pas grand-chose à apporter au monde de ce point de vue-là. Mais les choses sont en train de changer. Le débat que j’ai eu avec Barnabé, Chamoiseau et Confiant sur la créolité est lié à ça aussi. L’Éloge de la créolité, c’est l’éloge de la Martinique et même d’une certaine Martinique. Le dialogue est très vite devenu difficile parce qu’ils ont un modèle unique de la créolité qui est très clairement la norme martiniquaise. Lorsqu’il s’agit de créolisation, Glissant est donc beaucoup plus intéressant parce qu’il laisse la possibilité à ces créolisations de prendre toutes les diversités qu’elles peuvent prendre à travers le monde.

Il y a tout un travail à faire aujourd’hui sur la mise en connexion de ces îles pour que la notion d’archipel de Glissant reprenne du sens, non seulement d’un point de vue métaphorique et littéraire mais aussi d’un point de vue concret.


Carpanin Marimoutou

Marimoutou, Carpanin. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Saint-Benoît (2009). 59 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 15 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 3 juillet 2012 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Anne-Bénédicte André.

© 2012 Île en île


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mis en ligne : 3 juillet 2012 ; mis à jour : 26 octobre 2020