Boris Gamaleya, 5 Questions pour Île en île


Le poète et dramaturge Boris Gamaleya répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 56 minutes réalisé chez l’auteur à La Plaine-des-Palmistes (Île de La Réunion), le 10 juillet 2009 par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : James Larèche.
Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Boris Gamaleya.

Notes techniques : vous entendrez parfois le craquèlement du feu dans la cheminée. Présents et parfois audibles pendant l’entretien (avec Thomas Spear à la caméra) : Clélie Gamaleya, Françoise Sylvos et Ismaël Aboudou.

début – Mes influences
18:45 – Mon quartier
23:21 – Mon enfance
25:07 – Mon oeuvre
45:05 – L’insularité


Mes influences

Le premier auteur à m’avoir influencé, c’est incontestablement Leconte de Lisle. Chez lui, la poésie est exprimée dans une langue qui est différente de celle qu’on pourrait retrouver dans la nature.

J’ai commencé à écrire à 15 ans dans des journaux locaux de La Rivière Saint-Louis qui donnaient la chance aux jeunes poètes et auteurs de publier leurs textes. À l’époque, on peut dire que c’était le désert culturel. Même au point de vue populaire, il n’y avait rien… Le maloya et la culture populaire créole, j’ai découverts plus tard et sous un autre ciel, celui de Saint-Denis. À La Rivière Saint-Louis, il y avait beaucoup de petits blancs parmi lesquels je vivais ; il n’y avait que le séga pour les bals.

La poésie écrite, considérée comme prestigieuse, était celle de Leconte de Lisle. Alors que j’étais alité avec une côte cassée après être tombé d’un arbre (un litchi), je me rappelle avoir emprunté à un voisin les œuvres complètes de Leconte de Lisle ; cela m’a fait vivre le bonheur…

« Si l’Aurore, toujours, de ses perles arrose / Cannes, géofliers et maïs onduleux ; / Si le vent de la mer, qui monte aux pitons bleus », et cetera. Ce que j’aimais en de Lisle, c’était sa langue et sa philosophie. Il avait une forte influence sur moi (ma façon d’être, ma vie, mes douleurs d’adolescent exaspéré, souffrant beaucoup…) J’ai dévoré pratiquement tout de Leconte de Lisle. Son pessimisme faisait merveille en moi… « Et le néant final des êtres et des choses… », mon Dieu, comme je vivais ça ! Sa philosophie métaphysique était basée sur le bouddhisme asiatique, la tendance la plus dure et radicale envers la vie. S’il avait écrit de façon plus humoristique, cela aurait donné du Cioran, que je retrouve chez lui. Mais Leconte de Lisle n’a pas tenu la rampe, on l’a basculé par-dessus le bastingage ; celui qui se réfère à lui aujourd’hui est ridiculisé, comme c’était le cas pour Raymond Barre.

Je me suis débarrassé de Leconte de Lisle quand je suis tombé sur Césaire. Aimé Césaire m’a nettoyé de Leconte de Lisle, il est descendu comme une larve de volcan.  Je suis « entré » vraiment en Césaire vers 1955, 1956 ; dix ans plus tôt, c’était Leconte de Lisle. Là, c’est : Maître Césaire, le roi Césaire, le dieu Césaire. Je n’aurai jamais assez de mots de louange pour qualifier Césaire.

Après Césaire, je me suis retrouvé dans les bras de Saint-John Perse, dans les années soixante, soit dix ans plus tard. Saint-John Perse, c’était les grandes orgues, les cathédrales, les grandes ruées, des chevauchées que l’histoire a lâchées dans les grandes plaines de l’Asie, etc. Il y avait chez lui un effet magistral, superbe. Cette somptuosité, ce bonheur d’espace. Ô que c’était beau ! …

Après les trois grands, les superbes, les plus que loués [de Lisle, Césaire et Perse], ma plus grande influence est la poésie russe [Pushkin, Tyutchev]. Dans les années soixante, j’ai passé une grande partie de mon temps à l’école des langues orientales, ensuite à la Sorbonne où j’ai obtenu une licence en langue russe. Cela m’a libéré et m’a permis de faire connaissance avec mon identité russe…

Ce que les Russes aiment en Pushkin, c’est cette rareté du timbre extraordinaire où il fait corps avec la fibre la plus secrète qu’il y a dans l’âme russe. Il accomplit ce miracle d’être à la fois antirusse et russe. D’aimer la Russie et de le dire comme aucun poète peut-être ne l’a fait, et en même temps tendre les bras vers l’Afrique, vers le sud, vers la mer, et même vers son arrière-grand-père Hannibal qui serait né dans le nord du Cameroun.

Pushkin, Lermontov… Il y a aussi surtout Tyutchev ; lui, c’est l’apaisement mystique, la bordure nocturne. Tyutchev est pour la Russie ce que Saint-Jean-de-la-Croix est pour la France dans l’histoire de la pensée, des penseurs plutôt dans les étoiles que de mener des combats pour changer le monde. La langue de Tyutchev est l’une des plus simples qui soit, elle contient un envoûtement considérable. [« Tiens ferme, mon coeur » ; Alain Lorraine aurait dit Tienbo le rein.]

Mon quartier

La Plaine-des-Palmistes, j’y suis depuis vingt ans, c’est comme si je n’y étais pas, heureusement, parce qu’elle ne m’a pas attrapé sur le plan de l’habitude. J’aime le paysage de la Plaine-des-Palmistes, mais le propre du poète et d’aller plus loin que ces paysages. J’ai vu de beaux levers de soleil, le rougeoiement de l’aurore. C’est fugace. Par contre, le retentissement est intérieur, dans la langue, dans ce que j’en fais…

Je ne suis pas réaliste du tout. Je rêve. Mon passage comme militant dans un parti, c’était le fiasco. Le pouvoir n’aime pas sentir la poéticité dans le militantisme. Rimbaud disait que la poésie devait être de l’avant.

Je renverse les rôles. Dans la poésie, j’ai mis l’île, qui avait sa tête en bas, dans l’autre sens. Jean Albany disait « Outre-Mer » en France comme il le disait ici pour décrire un regard aliéné, captif, prisonnier de la Francité, de l’Occident et de la culture qui lui avait été inculquées. Moi, je dis « Outre-Mer » autrement, pour décrire la France, et je suis ici.

Je n’ai plus de France à combattre. J’aime bien la France, la transfigurer depuis que je la regarde comme il faut. Mais je n’aimais pas la France quand j’y étais ; je la détestais. Je souffrais mille martyres quand j’étais en France, c’était affreux, épouvantable. Je parle de la France vivante, réelle, charnelle ; celle des obligations. La banlieue, en particulier. La langue française que j’entendais, ô que c’était loin de ma créolité !

Mon enfance

Je suis né à Saint-Louis, mais j’ai grandi à la Plaine des Makes. Là, il y avait la case créole, la cuisine créole, les chants, les chants des coqs entendus dans le lointain, les merles et d’autres volatiles ensorcelants de la forêt…

Il y avait aussi le brouillard de Makes. De tous les épisodes de notre vie, le brouillard de Makes est resté inoubliable. Comme il était enchanteur ; c’était le voile de Grand-mère Kal…

Mon œuvre

Je me pose moi-même la question de savoir ce qui m’a emmené au Communisme aux « lendemains qui chantent », à cette philospohie de l’action dont le Marxisme est la boussole. Quelle est la part de mon père ? Quelle est la part de 1945 (c’est-à-dire, les figures de proue, le docteur Raymond Vergès et Léon de Lépervanche, les tribuns de l’époque de l’après-guerre). La Rivière Saint-Louis était une communauté de petits Blancs, mais c’était un peuple de révoltés, avec le sabre dans la main et la violence électorale.

Ce qu’il ne faut jamais perdre de vue si on veut résumer ma biographie, c’est que je n’ai jamais été tranquille avec moi-même. Je cherche toujours une issue, j’ai une ambition, je veux être professeur…. En 1945, je veux être Maire d’une commune, ou député.

L’assassinat d’Alexis de Villeneuve [en mai 1946] ne m’a pas trop commotionné. Je lisais ce qu’en disaient les journaux à l’époque, comme La Démocratie. L’année dernière, j’ai été invité par le directeur du JIR [le Journal de l’Île de la Réunion], Monsieur Tiller, à dire un poème devant la cathédrale de Saint-Denis. J’ai dit qu’il ne faut pas pratiquer les trous noirs dans l’histoire collective et individuelle. Par exemple, le Conseil Régional donnait une liste des propriétaires des maisons de la rue de Paris [à Saint-Denis], devant l’Évêché. Tous les noms de propriétaires étaient là sauf le nom de de Villeneuve. Intolérable. Mon destin y était tracé aussi. On efface, on abîme, comme on a pratiqué pour le Goulag en Russie. Les trous noirs : ceux des étoiles, et ceux de notre politique. Le corps glorieux d’Alexis de Villeneuve, je lui ai fait le dû chrétien. Que lui reprochait-on ? Qu’il était fasciste ? C’était un MRP. À l’époque, un MRP était un centriste. Et il était honni par sa propre droite et par la gauche, parce que c’était un meneur d’hommes.

Lycéen, j’étais fasciné par ces réunions politiques. La tendance communiste a emporté. Je suivais avec la contradiction qui m’habite.

Je reviens à mon père qui était tout seul comme russe, ici à La Réunion. J’avais un an quand il est mort. Sa Russie à lui était une Russie ancienne, contrairement à sa soeur jumelle qui s’était mariée avec un officier de l’armée rouge ; une contradiction insalubre pour moi à 14-15 ans à la Rivière Saint-Louis, cherchant l’héritage béni, sacré. Je disais à mon père de venir me sauver, de m’emporter loin, là où il y a un horizon à traverser. Cela a duré longtemps ; en écrivant L’île du Tsarevich, j’ai réglé ma dette à son égard. Mais politiquement, il était absent. Comme de Villeneuve : un mort pour rien. Comme le Marxisme, un mouvement auquel on a cru, qui est mort. Tout le monde se retrouve dans le trou noir.

Mes rapports avec le P.C. ont toujours été difficiles. J’y ai adhéré à 20 ans, et que j’ai voulu connaître plus dans les livres que dans l’action. J’ai milité ma part d’engagement dans le parti communiste français, mais j’aimais surtout ce qui était littérature, idéologie. La revue La Pensée, La Nouvelle Critique… j’en faisais mon beurre. C’était le pain béni du rationalisme ; le Marxisme était la fin suprême de l’esprit et il fallait concevoir le monde en ces termes-là, par exemple, « la religion, c’est l’opium du peuple » ou « l’être détermine la conscience »… Dans un de mes livres, c’est l’inverse, il y a une musique qui détermine la conscience…

Très tôt, je suis à la recherche avec le contact mystique et direct avec Dieu. Je suis d’une nature plutôt mystique.

Je me suis retiré en 1980 du Marxisme comme système de pensée, comme référence, comme raisonnement suivant. On dit que je suis rebelle, marron ou irresponsable ; ce sont plutôt eux qui ont raté l’histoire. J’ai peur que la Maison de la Civilisation ne permette aux élus et aux dirigeants de définir la culture que les intellectuels appliquent. Je dis Non ! au dirigisme culturel et Oui ! à tous les souffles, à tous les vents d’esprit.

Francky Lauret, jeune écrivain de talent, est passé me voir et me disait comment il y a de nombreux créateurs et intellectuels réunionnais qui souffrent. Mais il y a des esprits libres, comme vous, Ismaël [Aboudou]. Mais aller combattre quelqu’un qui se croit le pharaon…

Maintenant, je lis des auteurs d’aphorismes, des textes de toute sorte pourvu qu’il y ait de la beauté. Regardez comment la paroi est farcie de bondieuseries orthodoxes ; notez la beauté d’un signe de la croix orthodoxe… J’ai beaucoup navigué dans les livres qui m’emmènent dans les profondeurs du zen japonais avec ses diverses écoles. J’ai beaucoup aimé l’Inde jadis, mais plus maintenant ; c’est trop multipliant, il y a trop de racines, ça ne fait pas zen du tout…

Le dépouillement, c’est à cela que j’aspire.

L’âge venant, je demande à Dieu de me donner des forces nécessaires pour arriver le plus loin possible. J’ai un livre en cours intitulé L’entrée en météore. Le météore d’ailleurs est un thème orthodoxe. Mon rêve ce serait de retourner à la Rivière Saint-Louis avec ma cueillette du flux divin et d’autres moments précieux.

Le mot « grâce » aussi, mystique, les sources mystiques. C’est là où j’en suis, qui me pose des problèmes avec ma sacrée Réunion, qui cherche une issue aux problèmes [à l’extérieur] quand tout l’essentiel est intérieur.

L’Insularité

Une admiratrice à Paris, Nicole Blondeau, m’a écrit pour me dire que « l’île » revient tout le temps dans mon oeuvre. La première chose à dire, c’est qu’il ne faut pas trop en faire.

J’aimerais connaître ce que c’est qu’une non-insularité.

Baudelaire a dit : « La Russie est une île. » Ça, c’est le comble.

Qu’est-ce que c’est qu’une île ? L’individualisme. Il y a des continents qui sont des îles, enfermés en eux-mêmes, des pays contraints de vivre en autarcie pendant la guerre… [À La Réunion], on a été tellement confisqués. La France nous a cueillis. Si cela n’avait pas été la France, ç’aurait été le Portugal, ou l’Allemagne, …

On n’a pas besoin de trop s’étendre sur l’idée d’une île puisqu’on l’est de moins en moins. La particularité de cette île de La Réunion est d’être ouverte, et non fermée. Ce qui manque à la Région, c’est l’accueil jubilatoire d’autres cultures. Je me bouche les oreilles quand, à coups de chabouk, on dit que « Intellectuels, vous devez servir… ». On n’a pas besoin d’un grand manitou pour savoir ce qu’il faut faire. La magie de la littérature est telle que « la beauté sauve le monde », comme disait Dostoïevsky. [La beauté,] elle arrête le bras du bourreau.

L’île. Moins rare que jamais. On est lié, relié, connecté, branché de toutes les manières… Ce qui est typique d’une île est aujourd’hui occulté. Ici, on est sur une terre qui s’appelle La Plaine-des-Palmistes. Est-ce un continent ? Une île ? Je serais incapable de répondre. Regardez cette cheminée. C’est la France, l’Europe, ses hivers, ses bûches, son père Noël… C’est toute une culture qu’on a accueillie, ou subie. Comme le créole d’ailleurs. L’instrument pour gratter les herbes, qu’on appelle en créole le fongok. Chez des poètes comme Jean Albany, on trouve des mots de l’île qui ont été sauvés : dodo, rivag, Saint-Gilles, manipini, salongan (hirondelle), vavang (un mot très albanien), zamal (cf. Alcools d’Apollinaire). Ce sont des mots neufs dont il infuse son oeuvre.

C’est une réponse à votre question. Mon oeuvre, c’est une formidable entrée dans la matière du dieu de l’île qui est inventé pour la cause du poète. Ce dieu de l’île me fait chanter les mots de la tribu. Tout le monde n’est pas poète. On n’a pas besoin d’un livre d’un poète comme Albany, Gamaleya ou de Lisle pour aller vers ce qui est beau dans le monde. On est, ou l’on n’est pas, dans une île ; ce n’est pas ça le problème. C’est, qu’est-ce qu’on en fait ? Si l’on est poète, on en fait un hymne, comme la Marseillaise… Si l’on est policien farouche, austère, il manque ce que j’aime dans l’être : le charisme.


Boris Gamaleya

Gamaleya, Boris. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, La Plaine-des-Palmistes (2009). 56 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 8 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 20 mai 2012 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : James Larèche.

© 2012 Île en île


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mis en ligne : 20 mai 2012 ; mis à jour : 16 janvier 2021