« Le Rwanda: Le Désir de Mémoire » (entretien avec Mongo Beti et Tierno Monénembo) – Boutures 1.3

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Entretien
vol. 1, nº 3, pages 4-7

 

Mongo Beti et Tierno Monénembo: deux écrivains de l’Afrique. Ils ont en commun l’exil et la mémoire des lieux. Et chacun, à sa manière, essaie de reconstituer cette mémoire tordue. Ils nous parlent du Rwanda, de cette déchirure, à la fois passée et présente.

Mongo Beti Mongo Beti (pseudonyme de Alexandre Biyidi) est l’un des premiers écrivains africains. L’humour, la corrosion de son écriture frappent du premier coup. Il a publié notamment Ville Cruelle (1954, sous le pseudo d’Eza Boto); Le Pauvre Christ de Bomba, 1956; Mission terminée, 1957; Le Roi miraculé, 1958.
Tierno Monénembo Tierno Monémembo (Pseudonyme de Diallo Thierno Saïdou) dénonce dans une écriture proche du cauchemar le despotisme africain. L’un des traits de ses romans Les Crapaux-Brousse, 1979, Les Ecailles du ciel, 1986, L’Ainé des orphelins (2000) est la dérision.

 

Boutures: Je ne voudrais pas prendre le risque de vous présenter. Je vous demanderais alors de le faire vous-même. Mongo Beti?

Mongo Beti: Je suis né au Cameroun le 30 juin 1932. Je vis depuis six ans à Yaoundé. J’ai eu le bac à 19 ans. À l’époque, c’était le système colonial. Le pays était dirigé à partir de la France par le Ministère de la colonie.

On était une trentaine en tout, pour une population de 10 millions d’habitants à l’époque (1951), et tout le monde avait droit à une bourse. Cela montre à quel point le système colonial, même amélioré, se souciait peu d’éduquer les Africains. Et j’ai été étudier à Aix-en-Provence. J’étudiais les lettres classiques (français/latin/grec). J’avais déjà commencé à écrire chez moi. Mais c’était l’expression d’un nationalisme noir militant. Marxiste, anticolonialiste, je rêvais de mettre les Blancs à la porte.

En suivant un cours sur Balzac, je découvre la littérature en tant qu’autre chose que militante. Là, j’ai pu comprendre les exigences de la littérature et de son art. Paradoxalement, je n’aimais pas les cours. J’étais seulement fasciné par les filles. J’ai écrit très tôt Ville cruelle en 1953, publié chez Présence Africaine.

Quelqu’un vient de me faire la question: quelle est la recette pour écrire? La seule recette, c’est qu’il faut être seul. J’étais seul dans ma chambre d’étudiant. Et c’est le seul secret. Écrire, c’est d’abord être seul, loin des mondanités. Pour écrire, il faut savoir se recueillir. Aujourd’hui encore, j’organise mon isolement et ma solitude. Rien que pour écrire.

Boutures: Tierno Monenembo?

Tierno Monenembo: Je suis né le 21 juillet 1947 en Guinée. J’ai quitté mon pays en 1949. Déjà à l’époque, la répression, l’appauvrissement économique et culturel se faisaient sentir. Je suis parti en marchant environ 150 kilomètres dans la brousse. Je me suis retrouvé au Sénégal où je me suis inscrit en Médecine… Je suis passé à Abidjan (Côte d’Ivoire) pour des études de biochimie. Puis j’ai étudié à Lyon. Après, je suis parti en Algérie et au Maroc où j’ai enseigné. En 1971, j’ai décidé d’écrire. Et j’ai écrit des romans.

Boutures: Tierno Monenembo, vous avez participé à l’opération «Écrire par devoir de mémoire». Vous avez séjourné au Rwanda, votre récent roman L’Aîné des orphelins (Seuil: 2000) relate le génocide.

Tierno Monenembo: L’idée est venue comme ça. Un journaliste tchadien nous a dit: «Si on faisait l’opération Parler du Rwanda?» C’est ainsi que des créateurs (huit écrivains et un cinéaste) se sont mobilisés autour de la question. La seule condition: faire une oeuvre de fiction, avec l’absolue liberté.

Boutures: Mongo Beti, vous sentez-vous concerné par cette opération ? Je voudrais vous poser une question que j’ai trouvée dans le roman de Tierno: Comment on en est arrivé là ?

Mongo Beti: Je ne sais pas. Ce n’est pas un thème qui mobilisait ma réflexion. Je sais au moins deux choses:

  1. Des journaux français savaient ce qui se passait.
  2. Le gouvernement français joue avec les deux ethnies au Burundi et au Rwanda. Pour garder le contrôle sur ces gouvernements, les occidentaux font en sorte que ces ethnies soient montées les unes contre les autres. Comment on en est arrivé là?

La France étant chez nous ce que furent longtemps les Yankees en Amérique latine, des impérialistes détestés, la stratégie des dirigeants français en Afrique a toujours été de faire joujou avec nos ethnies, appelées dédaigneusement tribus, attisant les conflits interethniques pour mieux assurer l’emprise de la France sur le continent. Ce fut vrai pour le Rwanda, c’est encore vrai pour toute l’Afrique soumise à l’influence française. Aucune puissance en effet ne devrait se permettre de faire étalage d’un tel cynisme.C’est de l’histoire, pas seulement de la politique, donc aussi de la littérature. J’ai toujours été personnellement incapable de séparer la politique de la littérature.

Boutures: Tierno Monenembo, vous avez posé la question : comment on en est arrivé là ? Et vous avez répondu de manière ironique: Parce qu’on aime ça…

Tierno Monenembo: Quand on fait le parcours de l’histoire du Rwanda, on voit que c’est un royaume de l’Afrique centrale. Il s’est même développé un complexe européen par rapport au Rwanda.

Qu’est ce qui s’est passé ?

Le Rwanda est un pays socialement plus avancé que la France. Les Rwandais ont toujours vécu ensemble, avec une même langue, une même culture, les mêmes múurs, les mêmes chansons. Ce sont les Européens (les Allemands) qui ont créé la dynastie. Les Belges ont colonisé le Rwanda par sous-traitance, en confiant tout à l’Église, qui favorisait une élite de Tutsis occidentalisés.

Ces derniers ont pris conscience de leur aliénation et ont revendiqué le nationalisme rwandais. L’Église s’est tournée du côté des Hutus. En 1959, éclatait ce qu’ils appellent la révolution ou la réorientation.

Entre 1970 et 1974, le Rwanda était sous influence française. Un officiel rwandais s’est fait dire en France: «Si vous vous révoltez, on va massacrer tous les vôtres ». Le génocide existait bien avant. Il fallait chasser les Tutsi du Rwanda. Mais arrivé au Rwanda, quand j’ai compris que c’était pas seulement les Hutus qui étaient liquidés, mais tous ceux qui s’opposaient au régime.

Boutures: La guerre du Rwanda a été vécue par les occidentaux comme un spectacle ? En fait, qu’est-ce qu’il y a à dire puisque le soir, tout le monde regardait le feuilleton du génocide. N’y a-t-il pas eu une certaine banalisation en direct de cette souffrance à la télévision?

page 7: illustration de Pasco (Pierre Pascal Mérisier)

page 7: illustration de Pasco (Pierre Pascal Mérisier)

Mongo Beti: Le propre des médias occidentaux est de transformer les guerres en gadget. Il y a une tradition dans les médias occidentaux : le Noir en spectacle, sa faim, son sida, sa nudité, sa douleur. Dans ce trafic de l’image du Noir, on dirait un spectacle pour voyeurs.

J’y vois soit le besoin des occidentaux de s’apitoyer sur nous, soit la volonté de dénigrement du Noir. Pour la plupart des occidentaux, les Noirs sont condamnés à la misère. Quand j’étais en Europe, personne ne venait me voir. Mais les gens ont été jusqu’au Cameroun photographier ma mère, vieille, pratiquement dans la misère. Et ils ne s’intéressaient pas à moi. Il y a cette espèce de romantisme de la souffrance… Mais en même temps, c’est une image confortable pour l’occidental, pour la plupart, les Noirs sont condamnés (à quelques exceptions près) à la misère.

C’était une fatalité que rien ne pouvait changer. Bien sûr, c’était avant Nelson Mandela. La perversion liée à l’image du Noir est très forte (Noir: malheureux, fils de Cham) et cela rassure les gens.

Boutures: Tierno Monenembo, comment voyez-vous ce spectacle ?

Tierno Monenembo: Dans mon roman, il y a deux personnages : le journaliste Rodney, le cynique total, mais honnête. Le gosseÖ. tout aussi cynique. Une fois l’innocence perdue, ne reste plus rien. Les deux montent des coups et profitent à leur manière du génocide. Le personnage journaliste est tellement salope que cela devient humain. Rappelez-vous ses mots : « Ne perds jamais rien. Le monde entier peut pleurer mais il veut du miel à lui. »

Boutures: J’aurais aimé que l’on vienne à la question de la mémoire.

Mongo Beti: Pour le Rwanda, tout le monde a accepté que la France joue ce rôle. Les intellectuels français ont tout accepté.

Je voudrais dire, pour la question de la mémoire, qu’il y a deux types d’Africains:

  1. Ceux qui sablent le champagne français et qui se foutent éperdument de tout. C’est la classe hédoniste.
  2. Le petit peuple occupé à survivre.

La classe intermédiaire qui devait être responsable des valeurs patrimoniales de l’éthique n’existe pas. Elle est en exil. Nos meilleurs écrivains, peintres, avocats, médecins vivent en Occident. Donc, il n’y a pas de conscience. On ne s’est pas encore construit une opinion. Il y a des soubresauts, mais cela retombe très vite. Les soucis quotidiens minent tout.

Boutures: Tierno Monenembo, votre úuvre fait une grande place, en dépit des stratégies d’ironie et d’autodérision, à la mémoire. Que représente-t-elle, cette mémoire ?

Tierno Monenembo: C’est d’abord une mémoire tordue, disloquée. Des bribes de mémoire. Car nous sortons d’une longue amnésie. Puis, il y a chez nous cette double intuition : l’orient et l’Occident. Le roman permet au moins de rappeler le désir de la mémoire.

À partir du moment où nous nous regardons avec le regard de l’autre, nous nous perdons. Il faut une vision propre sur nous-mêmes. Il faut faire attention à notre propre regard, car c’est souvent le grand piège.

Boutures: Cette mémoire disloquée, comment l’écrivain africain que vous êtes la reconstruit-il ?

Tierno Monenembo: On fait œuvre de récupération. On réveille le désir de mémoire. Il faut se nommer soi-même. Sinon, les dictateurs auront la part belle sans que soit reconstruite cette mémoire, qui débouche nécessairement sur une conscience collective.

Tant que l’on considère la colonisation comme point de départ et d’aboutissement de notre histoire, on est foutus. Le roman africain a permis cette reconstitution. C’est quoi les Antilles sans Césaire? Rien. C’est quoi Haïti sans Jacques Stephen Alexis, Jacques Roumain?… À la fin du XIXe siècle, les Latino-américains en général et le Brésil, en particulier, ont construit un imaginaire, une société et une conscience.

Boutures: Comment voyez-vous le statut de l’écrivain africain ?

Tierno Monenembo: Il n’y a pas de statut. Le système fonctionne sur la reproduction du silence. Notre travail est essentiel. Moi, j’ai été étonné de voir que même les gens qui ne m’ont pas lu me connaissaient. Comme pour l’écrivain William Sassine. Les gens ont besoin de repères. Mongo Beti m’a réveillé quand j’ai lu à douze ans Ville cruelle.

Mongo Beti: Je nous ai toujours comparés aux écrivains français du XVIIIe siècle, le siècle qui me passionne le plus où l’écrivain déborde le statut de l’écrivain classique. On voit émerger dans ette période un style d’écrivains (Voltaire, Diderot) qui s’ouvrent. Il s’agit non seulement d’écrire, mais d’apporter les lumières. On est beaucoup plus proche de ces gens-là que des écrivains occidentaux, nos contemporains. Je considère formidable l’opération «Écrire par devoir de mémoire». C’est l’engagement tel que décrit par Sartre. Et cela va très loin. Quand, après trente-deux ans d’exil intégral, j’ai pu retrouver mon village natal, les gens, même analphabètes et ne m’ayant jamais lu, m’appelaient Mongo Beti, qui, en effet, n’est pas du tout mon vrai nom, etc. Ma súur, qui ne sait pas lire, me répond: «Tu nous a sauvés».

Tierno Monenembo: Une anecdote : la chemise coloriée que je porte ici, c’est une femme que je ne connais pas qui me l’a apportée. Elle ne m’a jamais lu.

Boutures: La francophonie n’a t-elle pas récupéré cette mémoire africaine?

Tierno Monembo: Si, il y a des écrivains qui sont récupérés. De toute façon, on est obligés de se battre constamment.

Mongo Beti: C’est une question complexe. On en a discuté à Montréal récemment. Il y avait des auteurs africains réunis autour du thème de la francophonie. Je n’ai pas compris pourquoi. Cette récupération procède d’une demande des Africains. Ils veulent et l’argent du centre et l’attrait du centre. La première fois que j’ai publié un livre, la francophonie institutionnelle n’existait pas. La francophonie haïtienne existe depuis deux siècles. Moi, j’écris par hasard dans la langue française. J’ai fondé une librairie à Yaoundé et je me rends compte que rien n’est plus difficile que de faire circuler le livre français en Afrique. La francophonie est purement politique. C’est à ce niveau-là que se situe la récupération. L’anglophonie africaine marche très bien, sans institution. Par exemple, l’écrivain africain de langue anglaise Ben Okri poursuit une carrière sans bavures. Sans une institution qui le marginalise sous prétexte d’anglophonie.

(Propos recueillis par Rodney Saint-Éloi)
(Tunisie juin 2000)

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mis en ligne : 9 janvier 2002 ; mis à jour : 26 octobre 2020